Départ

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L’aube éclaircissait à peine les brumes envoyées par la mer. Au milieu des rues silencieuses, avançaient quatre silhouettes dont la progression était parfois mise à mal par la présence de dormeurs ivres morts. Izba, Chunsène et Ménéryl se dirigeaient vers le port, Orphith les accompagnait. Ils cheminaient en discutant de banalités comme si le silence eut pu gâcher ce dernier moment passé ensemble. L’atmosphère était joviale, mais les cœurs étaient tristes. Ils passèrent devant la maison de Kadar. Le vieillard avait appris leur départ et, malgré l’heure matinale, les avait attendus à sa fenêtre pour les saluer.

— Que l’océan vous porte dans la quiétude ! lança-t-il. Et bon vent à toi le jeune, n’oublie pas que l’on combat avant tout avec sa tête et tu deviendras un guerrier extraordinaire.

Tous le saluèrent et Ménéryl, ému par cette attention, répondit :

— Merci général, je n’oublierai pas vos histoires et vos conseils lorsque je marcherai sur vos pas. Prenez soin de vous.

— Ça va bien se passer fiston, l’oiseau de malheur ne vous suit pas c’est de bon augure.

Orphith ne trouva rien à répondre et tous s’en amusèrent. Ils levèrent le bras en signe d’au revoir et poursuivirent leur chemin. Arrivés sur le quai d’embarquement, ils longèrent l’imposant bateau des îles de Ton Go Nushi. Dans les ténèbres qui s’évaporaient, sa masse obscure enveloppée par les fumées de mer répandait une ombre menaçante et fantomatique.

— Quel épouvantable navire ! dit Chunsène pour extérioriser ses angoisses.

Tous lui sourirent pour ne pas l’inquiéter, mais Ménéryl avait constaté qu’un homme se tenait toujours à la poupe. À l’instar de la veille, il était caché derrière son casque lugubre et observait leurs moindres faits et gestes. Izba l’avait également aperçu. Orphith quant à lui était bien trop occupé à regarder Chunsène et à s’imprégner de son image avant sa longue absence. Arrivé à côté de l’Onde Furie, Adybiade vint les accueillir.

— Aaaar, bien l’bonjour madame et m’sieurs voyageurs.

Il avait ôté chapeau sans trop savoir qu’en faire. Ses passagers étaient habituellement des hommes et sa connaissance des femmes se limitait aux vulgaires courtisanes tarifées de port. Le vieux loup de mer paru soudain bien ennuyé quant au protocole qu’il devait adopter. Sur le pont, l’équipage beaucoup moins formel émettait des rires gras et des sifflets. Le capitaine se retourna vivement et se mit à hurler :

— Daaaaar, bande de charognards ! Allez pas m’salir la dame avec vos yeux ! C’est pas d’vot niveau ça, vous attendrez l’prochain bordel pour compter fleurette. Au boulot ! Tas d’mollusque boiteux, chacun à son poste et plus vite que ça !

L’équipage obéit à l’instant et sur l’embarcation régna soudain une agitation extrêmement précise et organisée. Puis il se retourna vers Chunsène le visage empourpré par la colère et dit :

— Pardon Madame, c’est pas d’mauvais bougres vous savez, mais y sont pas fins et y connaissent pas bien les dames.

Chunsène lui posa une main sur les bras et répondit avec un sourire désarmant :

— Ne vous en fait pas capitaine, eux sont peut-être plus évolués et moi moins dame que vous ne le pensez.

À la manière d’un père s’émerveillant lorsque sa fille l’impressionne pour la première fois, le vieux loup de mer se perdit un instant à admirer les manières délicates de sa passagère. Puis il se reprit brusquement :

— Par contre y faudrait embarquer, y’a d’la canaille qui nous surveille, on doit rapidement mettre les voiles.

— Prenez un instant pour vous dire au revoir, dit Izba au couple, quant à toi Orphith, merci pour tout, on se revoit à notre retour.

Le Nohyxois tendit la main vers le soigneur, mais celui-ci le tira vers lui pour le serrer dans ses bras. Peu habitué aux démonstrations d’émotions, le nouveau champion de Dacéana resta pétrifié tout au long de l’accolade. Ménéryl subit le même sort avec la même gêne. Malgré tout, les deux jeunes guerriers étaient bien plus émus qu’ils ne le laissèrent transparaître. Ils suivirent Adybiade et empruntèrent une passerelle qui reliait le quai à l’Onde Furie. Chunsène se retourna vers Orphith les mains tremblantes et les larmes aux yeux.

— Mon doux époux, merci de ta compréhension, je me devais d’aller voir Kéleuce, cela sera probablement la dernière fois. Sache que tes mots, ton corps, ta présence à mes côtés seront à chaque instant source de nostalgie et que les jours qui me sépareront de nos retrouvailles seront imprégnés de mélancolie.

Orphith la prit dans ses bras et l’embrassa.

— Je le sais reine de mon cœur. Depuis dix-sept ans que l’on s’est rencontré, nous n’avons jamais été séparés plus d’une journée. J’ai l’impression de perdre une partie de moi même. Mais il n’y avait rien d’autre à faire, c’était le seul choix possible. Je t’aime, alors reviens-moi vite.

— Aussi vite que possible, surtout prends soin de toi, ne te fatigue pas trop au travail et ne laisse pas Maul accaparer tout ton temps. Va manger chez Groza et Métaïae, ça leur fera plaisir et la cuisine n’est pas ton fort…

Orphith lui caressa délicatement la joue et l’interrompit avec douceur :

— Il faut y aller mon amour, ils t’attendent et je risquerais de ne plus vouloir te laisser partir.

Le couple s’éteignit une nouvelle fois et après un pénible effort pour s’arracher l’un à l’autre, Chunsène lui tourna le dos pour rejoindre le bateau.

Passé la folle agitation du départ et les ordres aboyés par le capitaine, il ne resta que le bruit des vagues et le chant d’un coq qui retentissait au loin. La brume avait pratiquement disparu. Orphith s’éternisa à contempler l’embarcation prendre le large. Malgré la présence pesante des nushitonguis, il s’assit et regarda sa femme s’éloigner sur un sillon de feu tracé par le soleil levant. Finalement, rester présent quand les autres s’en vont était sans doute le sort le moins enviable. Ses compagnons voyageaient vers de nouvelles aventures alors que lui devait se faire violence pour affronter seul le quotidien. Lorsqu’il finit par se tirer de sa rêverie, le navire n’était plus qu’un petit point noir au loin, le jour était levé et le soleil avait largement dépassé l’horizon.

Dans un élan soudain de détermination, il s’arracha du sol et dit tout haut pour se secouer un peu :

— Allez... Au boulot !

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