Tournoi

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En ces temps, tension et agitation régnaient sur l’ouest de Thésan. Afin que s’élève davantage la discorde, les agissements du monarque de Sargonne prirent alors une voie scélérate. Je ne peux que l'admettre, pareille manigances ne naît que dans les profondeur des natures les plus noire. Mais le tout-puissant règne des hommes-dieux ne pouvait être aboli que par des solutions audacieuses et c'est bien la voie de la liberté que par son sacrifice, Yvanion à offert à l'humanité.

Il fit mander un assassin de l’île d'Od. Cette communauté de tueurs à la terrible réputation seyait parfaitement aux desseins qui étaient les siens. Leur redoutable efficacité dans l’art de transformer la vie en mort allait préluder à la cruelle machination qui était sienne. Efficace, l’envoyé d’Od le fut ! Dès le lendemain, Éralid et Azélaïs, bien qu’étroitement surveillés, furent retrouvés morts, le visage tellement mutilé que tout ce qui en restait semblait de même matière que leurs cervelles.

Enflé de l’assurance que nourrissait l’exactitude de ses prévisions et se flattant de parvenir à la gloire, Yvanion avait fait assassiner son propre fils. Mais pour accomplir ce qu’il avait projeté, la fille de Bertrand avait également affreusement péri en présence de gardes qui n’avaient même pas été blessés.

En Exinie, la responsabilité de l’Ugreterre fut largement mise en cause. Bertrand, poussé par la haine et par le devoir de se montrer hardi aux yeux de ses vassaux, agit de manière impulsive. Il ordonna à Yvanion, comme s’il lui eut été assujetti, l’envoi de troupes. Celui-ci répondit : “Je me hâte, enragé par la soif de vengeance qui me tenaille, pour que nos armées se rejoignent. Laissez-moi dix jour car les choses à faire sont nombreuses”. Confiant en sa force et en l’emprise qu’il avait sur le roi Gargandra, Bertrand donna l’ordre de marche sans attendre. Au sixième mois de l’an huit cent trente-neuf, son armée passa la frontière de l’Ugreterre et livra aux flammes et au pillage, partout où elle passa, tout ce qu’elle trouva. L’armée Ugre marcha vers le sud et stoppa l’avancée Exinienne dans les plaines bordant la ville de Turonne.

Gaïl le Vénérable, Mémoires du Monde d'Omne

***

Le lendemain, après une nuit comme il n’en avait pas passé depuis longtemps et nourrit comme il l’avait été, Ménéryl avait recouvré de ses forces. Il insista pour accompagner Izba au combat auquel il devait assister. Fusèrent alors des "non", des "je vous le déconseille", des "c’est trop tôt" et enfin des "ce n’est pas une bonne idée". Mais le jeune homme avait la tête aussi dure que l’antracier et ils finirent par accepter en lui imposant deux conditions. La première était d’utiliser une béquille pour ses déplacements. La seconde était de ne pas emporter d’arme avec lui. Les Dacéaniens avaient un penchant naturel aux duels. Une personne armée et étrangère à l’île était pour eux génératrice d’excitation et parfois même d’embrasement. Un grabataire désarmé ne représentant pas un défi digne d’intérêt, il y avait peu de chance qu’il soit provoqué. Mais Orphith lui avait tout de même fait promettre de ne pas céder à l’agressivité.

Ménéryl avait l’impression d’être un homme nouveau. Sa barbe avait été rasée, ses cheveux coupés jusqu’aux épaules et coiffés. Il portait des vêtements propres et à sa taille, donné par une connaissance d’Orphith. Un pantalon, une tunique, une large ceinture en cuir et même une cape courte à capuchon. Des vêtements faits pour le combat, permettant une grande liberté de mouvement. Tout de gris vêtu, il avait une allure discrète et bien qu’un peu maigre, il était plutôt bel homme maintenant qu’il était propre. Muni de sa béquille, il suivit Izba et put enfin découvrir le bourg qu’il avait arpenté de nuit.

L’air matinal était frais et envahies par les fumées de mer qui se déversaient tous les matins sur les côtes. Les rayons de soleil qui se diffusaient dans la brume légère éclairaient les lieux d’une lumière irréelle et éblouissante. Ils traversèrent la ville en direction du nord pour rejoindre les abords de la forêt du Canolsancta à côté de laquelle se tenait le tournoi. Tout autour se trouvaient, comme enfoncées dans le sol, de petites maisons de pierres sombres sur les toits desquels poussaient des herbes folles. Par endroits émergeaient des habitations plus larges et plus hautes, faites de bois, de torchis et de chaumes, cernées d’ateliers de tanneurs et d’échoppe de bouchers. Elles appartenaient à "des notables du village", avait précisé le Nohyxois. Des commerçants et des exploitants de ressources très demandées sur l’île à qui la richesse avait octroyé quelques privilèges.

Dans les rues boueuse, naissaient parmi les flaques d'eau croupies, de petits ruisseaux chargés de sang et d'immondices. Par endroits, les pieds s’enfonçaient dans des masses informes et visqueuses desquels s’envolaient subitement des nuées de mouches affolées. Au milieu de cette atmosphère pestilentielle, se promenaient librement dans les rues des cochons et des oies. Il y avait beaucoup de bruit, des échos de conversation, de disputes, des cris de marchands. Les rues étaient très animées, "plus qu’à l’accoutumée", avait nuancé Izba.

— Il va y avoir de plus en plus de monde au fur et à mesure que l’on s’approche de la finale, avait-il ajouté. Des recruteurs du Thésan viennent pour trouver de bons combattants et les faire intégrer leurs armées.

Chemin faisant, Ménéryl n’eut aucun mal à différencier les Héméiens. Leur aspect physique était très proche de celui des nohyxois, mais leur peau était rougeâtre, leurs tatouages tout en angles et de leurs cheveux d’un noir profond. À part cela, tous avaient la même tête ici. Même les femmes qui, sans quelques rondeurs discrètes, auraient très bien pu passer pour des hommes. Des individus allaient et venaient, d’autres commerçaient, des enfants jouaient, mais Ménéryl ne put s’empêcher de remarquer une certaine animosité sur leur passage. Des regards mauvais d’abord. Puis des commentaires : "Abandonne le nohyxois  ! ta chance ne durera pas", "Par Macdiar ! tu es du menu fretin, c’est une insulte à Domoïos !", "Tu vas y laisser ta peau ! Pentanos t’attend".

Venant des Héméiens, des ennemis héréditaires, Ménéryl pouvait le comprendre. Ce qui l’étonna davantage, c’est que même les Nohyxois y allaient de leurs petites piques. "Nohyx m’en est témoin, il n’est pas des nôtres", "Par Macdiar, la défaite serait moins humiliante que sa victoire", ou encore de plus synthétique "Crève !".

Izba continuait à marcher d’un pas sûr et tranquille. Il ne leur accordait aucune attention, il donnait même l’impression de ne pas les entendre. Ménéryl l’interrogea :

— Les héméiens je peux comprendre, mais qu’est-ce qui leur prend aux autres ?

Izba siffla entre ses dents et l’air résigné répondit :

— En réalité, les Nohyxois sont bien plus violents. Les Héméiens essaient juste de me déstabiliser, mais le courage est très respecté, car nous devons être à l’image de Macdiar. Les gens de mon peuple, eux, veulent que j’abandonne afin que je me déshonore. C’est très grave, car la couardise conduit tout droit à une éternité d’esclavagisme dans l’enfer des lâches de Pentanos.

Il se gratta la tête un peu gênée et se contenta d’ajouter :

— C’est à cause d’une très vieille histoire familiale. Mes ancêtres furent déchus et il faut croire que cela s’appliquait également à leur descendance.

L’explication ne fût pas aussi détaillée que Ménéryl l’aurait souhaité, mais il s’abstint de demander des précisions. Il tourna la discussion vers un autre sujet qui l’intéressait.

— Qui est ce Domoïos dont j’entends souvent le nom ?

— C’est le meilleur guerrier de l’île, certains le comparent même à Macdiar, mais c’est très exagéré.

— C’est donc lui que vous devez battre ?

— Oui et je suis le seul à y croire.

— Pourquoi ?

— Et bien, depuis soixante-dix-huit ans que le tournoi existe, jamais un nohyxois ne l’a remporté. Je suis même le premier à arriver en demi-finale. Domoïos quant à lui, a déjà gagné ses trois derniers tournois haut la main. Mais par Macdiar, cette année, il goûtera à la défaite.

Un sentiment étrange parcouru Ménéryl alors qu’il l’écoutait. Il n’arrivait pas à articuler le fond de sa pensée. Le Nohyxois semblait bien sûr de lui, pourtant il descendait d’une famille déchue appartenant à une race qui perdait toujours. Comment pouvait-il s’imaginer vaincre un guerrier habitué à la victoire, descendant d’une race qui gagnait toujours ? Izba était à ce jour, pour lui, ce qui se rapprochait le plus d’un ami. Il était en tout cas une connaissance qui n’interférait pas dans sa vie de manière négative. Il sentit que si ces mots sortaient de sa bouche ils pourraient le blesser et il préféra garder ses pensées derrière ses dents.

Ils atteignirent une large place qui avait été pavée et encerclée par d’imposantes maisons au rez-de-chaussée desquelles se trouvaient des commerces. Partout, des enseignes représentaient le dieu patron de la profession. Il y avait le marteau et l’épée, marque de Katos, pour les forgerons. Un tonneau, symbole de Zythia déesse des cervoisiers. L’épi de blé, effigie de Fouganis, l’idole des boulangers. Une chimère à tête d’oie, de porc et d’agneau, figuration de Fragon, le maître des tanneurs et des bouchers. Les dieux étaient partout, toute profession, tout acte était considéré comme une servitude à l’un d’entre eu. Ils empruntèrent un petit pont enjambant un ruisseau qui coupait la place en deux. Puis ils se dirigèrent dans la plus large artère de l’île. Au bout s’élevait une butte dans laquelle un amphithéâtre avait été creusé. Dans la rue grouillante, ils croisèrent de nombreux regards torves dont la lueur trahissait l’envie de nuisance. Comme s’il ne les voyait pas, Izba expliquait à Ménéryl :

— Cette partie a été totalement réaménagée sur ordre de Maul, c’est aussi lui qui fît construire cette arène pour les besoins du tournoi. Derrière commence la forêt du Canolsancta. C’est un lieu hautement sacré, elle est la source des trois fleuves qui parcourent l’île et c’est également là que vivent nos druides. Même à l’époque des guerres entre tribus, elle ne fut pas souillée par les combats.

Arrivé au sommet du monticule, Ménéryl eut le souffle coupé. Son regard s’étendait sur tout l’hémicycle, il n’avait jamais vu pareille construction. Trente-quatre rangées de gradins en calcaire gris le séparaient de l’arène à 50 pieds en dessous. En face avait été construite une estrade en bois au-dessus de laquelle flottaient des drapeaux colorés. Derrière, recouvrant une colline, la forêt du Canolsancta. Au milieu de cette île essentiellement recouverte de prairies et qui s’élevait en pente douce vers le nord, elle était une imposante tâche vert sombre.

Les deux jeunes hommes empruntèrent les escaliers et réussirent à trouver de la place dans les rangs du milieu. Sur les premières rangées se trouvaient les notables des clans et les représentants des familles les plus importantes. C’était des personnes habillées avec un plus grand raffinement, moins tatouées et consommant plus volontiers le vin que la cervoise. Ménéryl et Izba prirent place et malgré la foule déjà importante, personne ne vint s’asseoir à côté d’eux. Dans l’arène, cinq femmes procédaient à des libations auquel peu de monde portait attention. Elles étaient toutes vêtues d’une longue tunique blanche, portaient aux bras de nombreux bracelets et un torque autour du cou. Leurs têtes étaient coiffées de crânes d’animaux : un albatros, un ours, un dauphin, des bois de cerf et enfin des cornes de bovins laineux.

— Ce sont des druidesses, elles sont les représentantes de la classe sacerdotale, avait expliqué Izba. Là elles symbolisent les bêtes élevées, chassées, pêchées, entourant l’ours, le roi de la forêt. Elles représentent aussi les habitants du ciel, de l’océan et de la terre. Tous sont conviés à la grande fête des combattants ! Ils ont beau n’être que des animaux, ils meurent pour nous permettre de vivre. Par Kamute ! par Bondanis ! par Sylva ! et par Arinis ! ils nous donnent leur force, ajouta-t-il en se tapant le torse.

Ménéryl l’écoutait d’une oreille distraite. L’ésotérisme l’intéressait bien moins que l’estrade en face. Elle était composée de deux gradins qui n’étaient pas remplis. Au sommet se tenaient trois individus à la noble allure. En dessous, une rangée de sièges avait été disposée. Un seul d’entre eux était occupé par un homme en armure et derrière lequel se tenaient deux soldats. Ils portaient des cuirasses sombres avec une large croix fourchetée en forme de X écarlate sur le poitrail. Des trois, celle du personnage central était la plus travaillée. Il s’agissait, à n’en pas douter, de quelqu’un d’important. Voyant l’éclat dans les yeux de son compagnon, Izba lui décrit ce qu’il regardait :

— En haut, celui qui porte une toge blanche, c’est Maul. Il est entouré de Fénulka et Mirodanos, les actuels chefs nohyxois et héméien. Ils n’ont pas les mêmes pouvoirs qu’un roi, ils prennent juste le commandement en cas de guerre, sinon dans le quotidien, les Dacéaniens sont organisés en clans. En dessous, je ne connais pas son nom, mais il s’agit d’un recruteur envoyé par le royaume d’Ugreterre. Ils sont toujours les premiers à envoyer quelqu’un, les autres ne viennent que pour la finale. Ce métal gris foncé qui compose leurs armures s’appelle l’antracier. Il n’y a rien de plus solide sur le Monde d’Omne, c’est pourquoi il n’équipe que les soldats de l’armée continentale et les gardes royaux. La croix d’Ugrion sur leur torse signifie qu’ils font partie de la seconde catégorie. Ménéryl acquiesça de la tête, mais n’avait d’yeux que pour l’envoyé d’Ugreterre. Il était fasciné, hypnotisé par la beauté mortelle de sa cuirasse. Les porte-glaive qui l’accompagnaient étaient parfaitement immobiles, bouclier au bras et casque vissé sur la tête. Quelle allure impitoyable ! À n’en pas douter, les hommes ne lui témoigneraient plus que crainte et respect s’il leur ressemblait.

Au sommet de l’estrade, le patriarche semblait écraser l’arène de son imposante stature. Ses cheveux courts d’un blanc immaculé contrastaient avec l’apparente jeunesse de son visage. À la distance où il se trouvait, le jeune homme ne put détailler ses traits de, mais il était impossible de ne pas remarquer son regard. Sous de fins sourcils à la courbure pleine d’assurance luisaient des yeux pétillants d’intelligence.

Dans l’assistance, les Héméiens étaient en majorité. Beaucoup avaient un comportement agité, l’excès de boisson aidant. Le tumulte était assourdissant, mais lorsque Maul se mit debout et leva la main pour prendre la parole, la foule se tut. Un silence absolu s’était abattu dans l’arène et le patriarche le fit durer quelques instants. Puis sa voix puissante envahit tout l’espace :

— Peuple de Dacéana. Une fois de plus nous voici réunis pour assister au grand tournoi qui honore la paix. Ce fut l’acte le plus noble et le plus courageux de l’histoire de votre peuple et il débuta le jour où Audronos le sage et Kélemna le juste vinrent me trouver afin de repousser un ennemi supérieur. C’est leur mémoire que ces jeux honorent ainsi que le message qu’ils nous ont enseigné : la coopération est supérieure à la division. Une fois de plus, la hardiesse du sang des guerriers qui coule dans vos veines va pouvoir s’exprimer pour le plus grand plaisir de tous et pour la paix.

Le patriarche tendit le bras vers l’ouest de l’arène.

— Que s’avance Yarkiyanos du clan Ouesbhaile, fils de Podkos, présente-toi à nous guerrier !

Des applaudissements et des cris de joie retentirent dans la foule. Ils redoublèrent lorsque, sortant d’une porte située sous les gradins, Yarkiyanos se dirigea vers le centre de l’arène. Sa physionomie était à peu près la même que celle d’Izba. Il avait également cet air de rapace qui était un trait commun à beaucoup de Dacéaniens. C’était le modèle même du combattant. Un bandeau lui cachait l’œil gauche et les nombreuses cicatrices serpentant sur sa peau rougeâtre ne se comptaient plus.

— Plusieurs années passées au service de nombreuses guérillas dans le Thésan ont laissé ces marques sur son corps, expliqua Izba. Il a même résisté à l’invasion des peuples du septentrion dans les armées du royaume de Sargonne.

Le guerrier était vêtu d’une armure de cuir, mais ne portait pas de casque. À sa ceinture pendaient deux fourreaux vides qui se balançaient au rythme de ses pas. Il avançait sûr de lui, ses scramasaxes en main et semblait entouré d’une aura au magnétisme exceptionnel. Lorsqu’il fut en place, il croisa les bras et se mis à regarder fixement l’entrée est en signe de défi.

— C’est la première fois qu’il combat dans ce tournoi, précisa Izba, jusqu’à présent il n’a servit que dans des armées, essentiellement celle de Sargonne. Il a une grande expérience du combat et apparaît comme un concurrent sérieux de Domoïos.

Maul leva à nouveau le bras et la foule se tut. Il pointa le doigt de l’autre côté de l’arène et dit :

— Que s’avance Domoïos du clan Midbhaile

À ce nom, quelques cris hystériques commencèrent à être lancés.

— Fils de Sylnivos, dit l’invincible, présente-toi à nous guerrier !

Armés de longues baguettes en bois, une dizaine d’hommes en bas de l’estrade se mirent à jouer du tambourin. La clameur s’élevait. Les cris et les applaudissements redoublèrent, la foule appelait son héros "Domoïos ! Domoïos !" Le vacarme devint fracassant lorsque le guerrier fit son apparition. L’assemblée commença à taper des pieds et le sol se mit à vibrer.

Il était plus grand que la moyenne des habitants de l’île, plus robuste aussi. Contrairement à eux, ses cheveux n’étaient pas hérissés en crête, mais coiffés et parfaitement tirés en arrière par une queue de cheval qu’il portait haute. Malgré cela il avait un visage rustre, un nez empatté, des traits peu subtils comme une esquisse taillée dans la pierre. Il semblait à la fois sauvage et raffiné, des vertus qui, si elles étaient appliquées à son art du combat, le rendraient particulièrement mortel. Torse nu, on pouvait admirer dessinés sur sa peau rouge sombre ses tatouages raides, tout en angle et très élaborés. À sa taille, ses scramasaxes étaient accrochés à une large ceinture et il portait des bracelets de cuir dur à chaque bras. Il remonta vers le centre de l’arène et pris place en face du vétéran sans jamais le quitter du regard. Lorsqu’il s’arrêta, il retira un imposant torque doré de son cou et le donna à un jeune héméien qui se retira. Puis il sortit ses lames de leurs fourreaux et les brandit vers le ciel ; son adversaire en fit autant et la foule exulta. Les joueurs de tambours accélérèrent alors le tempo qui prit un rythme endiablé et Maul lança un "combattez !" sonore.

Instantanément, Domoïos fonça tête baissée et attaqua en frappant alternativement avec ses deux épées. Il voulait visiblement en finir vite. L’initiative avait été fulgurante, le choc des lames brutal, mais son adversaire contrait et reculait en effectuant de petits pas rapides. Ils traversèrent ainsi l’arène en enchaînant frappes, esquives, ripostes, le bruit des lames résonnant parfois dans une gerbe d’étincelle. Une clameur hystérique s’éleva dans l’hémicycle, le rythme des tambours s’accentua. Arrivé au pied du mur, Yarkiyanos se soustrait à son assaillant en pivotant sur lui même. Profitant de son élan il envoya un coup vicieux vers les jambes de son adversaire qui n’étaient pas protégées. Domoïos avait bondi en arrière et évita adroitement les lames. Il ne pourrait avoir le guerrier au bandeau de la sorte, il était bien trop rapide.

Il l’avait vite compris et déjà sa tactique changeait. Il se mit en garde et cessa de bouger. Yarkiyanos, plus fluet, mais plus vif aussi, commença à tourner autour de lui à la recherche d’une faille. Ses bras montaient et descendaient dans un mouvement presque hypnotisant. Domoïos restait parfaitement immobile, le suivant uniquement du regard. Leurs yeux ne se quittaient pas. L’allure des percussions avait ralenti, son intensité diminua. À pas de félin, le vétéran continuait de graviter autour du champion de l’île de l’Est, changeant aléatoirement de sens, frappant d’estoc par intermittence. Domoïos déviait sereinement, il était calme et donnait l’impression de ne pas éprouver de grandes difficultés. L’ardeur s’amenuisait, le combat ralentissait et s’enlisait. Il parut se passer une époque quand brutalement, l’invincible guerrier de Dacéana se jeta vers son opposant. Ses scramasaxes levés, il effectuait des moulinets et poussait des "Aï ! Aï ! Aï !" féroces. Mais l’autre avait sauté en arrière avec une vivacité formidable, les pointes de ses scramasaxes vers l’avant, prêt à se défendre comme un chat acculé.

Domoïos rigolait. Pas un instant, il n’avait cherché à le toucher, il voulait juste s’amuser et humilier. Lors d’un combat, le moindre écart peut être fatal et Yarkiyanos profita de l’instant d’inattention de son rival pour lui faire passer l’envie de rire. Il s’élança précipitamment, le tranchant de ses deux lames fondant sur l’adversaire. Le champion de l’île de l’Est para et riposta, obligeant Yarkiyanos à se protéger. Le piège s’était refermé. Il se mit à taper, taper, taper sans relâche, de toutes ses forces, comme un dément. Au rythme des tambourins qui avaient repris avec fougue, le guerrier borgne, beaucoup plus rapide, se défendait habilement. Mais la violence des coups l’empêchait de riposter et il se recroquevillait sous cette implacable puissance. Le court du combat lui échappait. Il subissait et ne pouvait que résister en attendant de trouver une ouverture. Ses bras tremblaient, il mit un genou à terre, comment faire face à un déchaînement aussi furieux ? Enfin il vit la faille. La vitesse des attaques de son adversaire se réduisait. Au fur et à mesure, il levait davantage les bras pour mettre plus d’élan dans ses coups. Les chocs étaient rudes et douloureux, mais son opposant fatiguait. Domoïos brandit ses lames une fois de trop et beaucoup trop haut. Yarkiyanos assaillit prestement la brèche qui s’ouvrait à lui. Il bondit, envoyant un coup d’estoc foudroyant de son bras gauche, son autre lame déjà prête à frapper dans la foulée.

Mais retrouvant instantanément la rapidité qui semblait l’avoir quitté, Domoïos dévia le coup et attrapa le bras de son rival déstabilisé. L’agrippant par le dos, il lui envoya un coup de genou vigoureux dans le ventre qui coupa son souffle. Deux autres suivirent, d’une telle violence que les pieds du malheureux décollèrent du sol. Puis il écrasa le pommeau de son épée sur le crâne de Yarkiyanos faisant gicler le sang par ses narines.

La musique s’était arrêtée, la foule s’était tue.

— Vainqueur Domoïos, tonna la voix de Maul

Les hurlements de délire éclatèrent, un vacarme faramineux retentit dans l’hémicycle. L’homme au bandeau gisait sur le sol et la mare pourpre alimentée par son nez ne cessait de s’agrandir. Orphith avait bondi dans l’arène pour lui porter secours. Déjà Domoïos n’accordait plus aucun intérêt à sa victime et levait les bras au ciel sous les acclamations du public qui exultait.

— Déjà fini ! On ne peut pas dire qu’il ait fait dans la demi-mesure, dit Ménéryl.

— C’est un combattant hors classe et pourtant l’adversaire qu’il avait en f…

Izba n’eut pas le temps de finir, arrêté par une vigoureuse tape dans le dos. Un Héméien robuste au regard mauvais se mit à lui crier dessus.

— Alors, tu as vu ça nohyxois ! C’est lui le maître ! Abandonne, tu n’y survivras pas.

La claque fut violente, mais Izba répondit avec calme :

— Merci pour ton inquiétude et tes précieux conseils Mourïos, mais je ne me retirerais pas et je compte bien survivre.

L’Héméien avait l’air particulièrement excité et, les yeux exorbités, il se remit à hurler :

— Mais pour qui te prends-tu ? Même ta race ne veut pas de toi ! Tu en es réduit à t’acoquiner avec un éclopé chié par la mer, quelle pitié !

Les manières du personnage avaient fait monter en Ménéryl un sentiment de haine. Instinctivement, obéissant à un réflexe conditionné par son enfance, il avait baissé la tête le temps que l’orage passe. Mais cette attitude ne lui avait jamais permis de se faire oublier par les habitants de son île. Non ! Bien au contraire, ils revenaient toujours. Comme des nuisibles enivrés par l’assurance d’une récompense facile, ils réapparaissaient chaque fois plus nombreux et allaient toujours plus loin. Il fallut qu’il fasse jaillir le sang pour marquer un changement dans leur comportement. Certes il n’était toujours pas respecté, mais on le craignait. Voilà des relations humaine qu’il comprenait bien et avec lesquelles il était à l’aise ! Simples, sans ambiguités : détruire avant d’être détruit ! Alors, lorsque Mourïos se mit à parler de lui, il releva la face et laissa s’exprimer son envie de le massacrer. Avant qu’Izba ne puisse prononcer un mot, il dit :

— Surveilles tes paroles l’excité ou il te faudra les assumer.

L’attention se détourna sur lui. Un petit groupe qui accompagnait le belliqueux personnage avait cessé de parler et le fixaient interloqué.

À nouveau Ménéryl était sur son île, entourée de regards sournois et menaçants. Il y avait dans l’air ce calme qui précède la tempête et la tempête arriva. Posant une main sur un scramasaxe et pointant un doigt furieux, Mourïos éclata :

— Mêle-toi de ce qui te regarde l’étranger, tu ne connais pas nos coutumes, tu ne sais pas ce qui peut t’arriver. Va donc te chercher une femme à combattre si tu veux avoir une chance !

Izba fit signe à Ménéryl de se détendre, mais il ne le voyait pas, une lueur de démence brillait dans son regard et il fixait intensément son ennemi. Le jeune homme répondit en serrant les dents :

— Je suis l’invalide qui n’a pas peur du grand guerrier et toi le grand guerrier qui veut en imposer à l’invalide. Que me conseille tu de chercher une femme pour adversaire lorsque je n’aurais aucune difficulté à vaincre un couard de ton espèce !

Tout en parlant, Ménéryl qui n’avait jamais vraiment connu de combat singulier se préparait au pire. D’un bref coup d’œil, il constata qu’Izba avait également posé la main sur le manche de son arme. L’espace d’un instant bien trop bref pour qu’une action ne soit entreprise, il devina chez Mourïos un geste qui aurait dû lui permettre de dégainer. Mais il fut stoppé net par un de ses compagnons qui l’apostropha :

— Cesse de nous couvrir de honte Mourïos ! Pour qui va-t-on nous prendre s’il se dit que tu as occis un infirme ?

L’agresseur ne fit plus un mouvement. Il se contenta de fixer Ménéryl, sa mâchoire serrée par l’intensité d’une rage contenue. L’Héméien qui avait prononcé ces mots se retourna alors vers l’intrépide jeune homme et lui dit :

— Quant à toi l’étranger, je te conseille de quitter l’île avant d’être remis sur pieds. Dans le cas contraire, il se pourrait que tu aies des comptes à rendre. Avant que Ménéryl ne puisse répondre, Izba le prit par le bras et lui glissa à l’oreille : "On y va". Puis il s’inclina respectueusement vers l’Héméien qui avait désamorcé la situation. Il joignit ensuite le geste à la parole en tirant le bras de son compagnon pour qu’il le suive. Ils marchèrent en silence et une fois sortis de l’hémicycle Ménéryl éclata :

— Pourquoi n’avez vous pas réagi ?

— Je participe à un tournoi symbole de paix pour nos deux races. Que croyez-vous qu’il se passerait si je semais le désordre dans le sanctuaire dédié à ces célébrations ?

Puis le regard vide, comme s’il sondait son intérieur, il reprit :

— Et je ne peux pas me permettre d’être disqualifié, pas maintenant, pas après tous ces sacrifices. Je dois gagner ce tournoi !

— Même au prix de votre honneur ?

Le Nohyxois regarda méduser le jeune homme puis répondit dans un grand éclat de rire :

— Ne vous en faites pas pour mon honneur, il sera plus que sauf si je gagne ce tournoi. Mourïos était face à Domoïos en final il y a deux ans et il s’est fait battre à plate couture. C’est pour cela qu’il m’a provoqué. Parce que sa honte serait grande si je tenais tête au champion et ce serait même pire si je le battais. Vous voyez ? Rien ne servait de céder à la provocation. Il y a des réponses que l’on peut apporter de manière moins instantanée, mais qui n’en seront que plus percutantes. D’ailleurs, vous devriez mieux choisir vos adversaires, Mourïos est un guerrier accompli et vous n’êtes pas en état de vous battre.

Ménéryl s’entêta :

— Guerrier accompli ou pas, le temps de me soustraire aux offenses est révolu. Il n’aurait pas gagné.

Izba eut un sourire complice.

— Par Dacéana j’ai vu ça ! Je suis assez admiratif, on peut dire que sur le terrain des mots vous l’avez terrassé. En tout cas, vous me rendriez un grand service en vous tenant calme jusqu’à ce que le résultat de la finale soit connu. De plus c’est un homme dangereux, vous devriez suivre le conseil de son ami.

Sur le chemin du retour, ignorant l’hostilité des passants à laquelle Ménéryl commençait à s’habituer, ils continuèrent à discuter tranquillement. Le jeune homme finit par demander :

— Que comptez-vous faire si vous remportez le tournoi ?

— Je veux incorporer les armées du Thésan. C’est le but que je me suis fixé depuis mon plus jeune âge, je veux quitter cette île et intégrer les troupes d’élite du continent. Mais pour commencer, il faut que je fasse forte impression.

La curiosité du jeune homme fut piquée au vif.

— Vous aspirez à un royaume en particulier ?

— Je vise bien au-delà des armées seigneuriales, mais je ne pourrais pas atteindre tout de suite le sommet. Les corps réguliers d’Ugreterre, d’Exinie et de Sargonne sont les plus réputées. Par les temps qui courent, chaque royaume essaie de gonfler ses troupes ce n’est un secret pour personne. Les meilleurs guerriers de l’Orbia se ruent sur le continent pour y proposer leurs services, il est difficile de s’y faire une place. La plupart sont d’abord recrutés par les royaumes alignés de moindre importance. Ceux qui sortent du lot sont rapidement intégrés par l’Exinie et l’Ugreterre. Enfin ceux qui ont des compétences vraiment exceptionnelles sont réquisitionnés par Sargonne.

— Alors le royaume de Sargonne est le plus intéressant pour celui qui choisit la voie du combattant ?

— Il y a mieux encore. Les meilleurs guerriers des troupes seigneuriales peuvent intégrer l’armée continentale, la garde noire. Ils ont des casernes dans tous les royaumes du Thésan et combattent officiellement pour la défense du continent. Mais elle ne répond qu’aux ordres de Cubéria et dans les faits, elle sert surtout à maintenir par la force l’allégeance des royaumes alignés. Là encore, la crème de ces combattants est sélectionnée pour faire partie des gardes royaux de Cubéria, Trimont ou Vermillac. Cubéria étant bien entendu la première à se servir.

Ménéryl se souvint de l’inébranlable apparence des envoyés d’Ugreterre. Comme à lui-même il avoua :

— C’est vrai qu’ils semblent être la quintessence militaire.

— À vrai dire, il y a encore un niveau au-dessus, mais très rares sont les élus : la Fratrie des prodigieux héros du Thésan. Ils sont au nombre de sept et ne peuvent être davantage. Seules la mort ou la sortie de l’un d’entre eux permettent d’y accéder. La sélection dépend des hauts faits lors des combats. Les favoris doivent être héroïques et surtout ne jamais avoir perdu un seul affrontement même à un contre plusieurs.

— Quelle bizarrerie, pourquoi seulement sept ?

— C’est une tradition qui remonte à une époque très lointaine, il n’y avait alors que sept royaumes sur le continent. L’homme devait lutter pour sa survie face à des êtres monstrueux issus de l’obscurité la plus noire. Dans notre tradition, ces créatures ont été engendrées par Dofros, le dieu des ténèbres. Ils étaient donc extrêmement puissants et menaçaient la race humaine d’extinction. En ces temps-là, les royaumes naissants avaient besoin de cohésion pour ne pas disparaître face à un ennemi commun. Il fut créé une troupe d’élite et chaque souverain devait, par souci de cohésion, mettre à disposition son meilleur guerrier. Ils furent à l’origine d’exploits inouïs et le péril fut si grand que la solidarité finit par se transformer en une véritable communion. C’est ainsi que naquit la fraternité des prodigieux héros du Thésan. Depuis, le nombre des royaumes a augmenté, les anciens alliés sont devenus ennemis, mais la fraternité a subsisté. Avec la captation des talents par les grandes puissances, ils ne sont aujourd’hui plus équitablement répartis. Sargonne, l’Ugreterre et l’Exinie en comptent chacune deux dans leurs effectifs et le comté de la Kadama, un. Le meilleur d’entre eux se trouve en Sargonne, c’est un Maubodrien du nom de Chramne. On le dit obsédé par le combat et passant sa vie à s’entraîner. C’est un extrémiste, même dans les plus petits détails. Il ne boit jamais d’alcool et ne prend aucun plaisir aux repas. Il se contente de s’alimenter, dans le seul but d’apporter à son corps ce dont il a besoin pour l’art guerrier. C’est sa place que je vise.

Ménéryl écoutait fasciné. Il n’avait jamais eu pour horizon le plus lointain que sa fin de journée qu’il devait atteindre en vit. C’était la première fois qu’il entendait quelqu’un se projeter si loin dans le temps et cela lui fit envie. Il en était convaincu, son avenir se jouerait sur l’Omne, du côté du Thésan. Il décida de lier leurs destins et demanda :

— Pensez-vous que je puisse vous accompagner ?

Izba haussa les épaules et un sourire amusé se dessina sur ses lèvres.

— Je dois déjà gagner le tournoi, mais pourquoi pas ? Enfin il faudrait quand même que vous me montriez ce dont vous êtes capable.

Ils arrivèrent devant la maison d’Orphith, ôtèrent leurs chaussures pleines d’une boue putride et entrèrent. Chunsène les accueillit avec un sourire et demanda :

— Domoïos a gagné ?

— Oui et plus rapidement que prévu, répondit Izba, Orphith n’est toujours pas rentré ?

— Non, il semble avoir été retenu, mais il ne devrait plus tarder. Installez-vous, le père Groza m’a apporté de la cervoise. Nous boirons à Orphith, ça le fera venir.

— Par Zythia voilà un brave homme ! s’écria Izba en se frappant le buste du poing.

***

L’après-midi s’achevait déjà lorsqu’Orphith sortit de la pièce de soins de l’hémicycle. Depuis la fin du combat, il était resté là à soigner Yarkiyanos. Il était épuisé, il n’avait pas le moral et avait envie de rentrer chez lui, mais il devait d’abord s’acquitter d’une tâche importante : s’entretenir avec Maul en personne. Il ne croisa pas de badauds sur la route de l’arène. Mais plongé dans ses pensées, il se pouvait tout aussi bien qu’il ne leur ait simplement pas prêté attention.

L’habitation du patriarche se situait au nord du village, sur un chemin perpendiculaire à celui de l’hémicycle. C’était une villa à l’architecture différente des maisons traditionnelles dacéaniennes. Elle avait été construite dans le plus pur style systagénois très apprécié du dirigeant de l’île. L’entrée se faisait sous un porche sobre qui donnait sur un couloir menant directement dans une cour à ciel ouvert. Contrairement à l’entrée, l’intérieur resplendissait de raffinement. Le jardin était bordé par une galerie de colonnes en pierres blanches finement ouvragées. Des fresques mosaïquées recouvraient le sol et les murs et représentaient avec magnificence des scènes légendaires dacéaniennes. Disposées au milieu d’oliviers, de plantes aromatiques et d’essences parfumées aux vertus médicinales, des statues de personnages juvéniles symbolisaient les esprits de la nature. Orphith s’était toujours demandé comment une telle végétation pouvait pousser dans un pays aussi froid. Mais le résultat était éblouissant, il aimait la délicatesse de ce lieu et si l’affaire n’avait été si sérieuse, il se serait abandonné à son émerveillement habituel. Au milieu de la cour se trouvait un bassin sur le bord duquel était assis Maul absorbé par la lecture d’un parchemin. Son visage, pâle et fin, était comme de coutume figé dans un masque de perpétuelle froideur. Il était le reflet des préoccupations qu’une vie de choix peut engendrer lorsque l’émotionnelle en est exclue.

— Bonjour Maître, le salua Orphith.

Le patriarche tenta de l’accueillir avec un sourire peu naturel et qui contrastait affreusement avec son faciès.

— Orphith ! Que me vaut la présence si soudaine de mon meilleur élève ?

Le rictus du patriarche mettait traditionnellement ses interlocuteurs mal à l’aise, mais Orphith savait que c’était là une volonté d’assimilation, une politesse qui tentait de reproduire un réflexe humain synonyme de plaisir. Ce détail ne l’incommodant plus depuis longtemps, il attaqua tout de suite dans le vif du sujet :

— Yarkiyanos, il a failli mourir et ne combattra plus jamais.

Le patriarche resta de marbre.

— C’est malheureux oui, mais je sais déjà cela.

Bien que le soigneur fût habitué au détachement constant de son professeur, sa voix trahit une impatience à se faire comprendre.

— En l’état actuel des choses, je l’ai stabilisé. Mais j’ai dû utiliser de grandes quantités de jusquiame noire pour le calmer, ce qui n’est pas sans risque. Domoïos va trop loin. Avec tout le respect que je vous dois maître, vous devez le disqualifier.

Le patriarche répondit sur un ton monocorde :

— Que me demandes-tu là Orphith ? Il est l’enfant chéri de Dacéana. C’est l’un des plus grands guerriers que cette île ait connus et surtout, il ne l’a jamais quittée. Les meilleurs combattants dacéaniens sont systématiquement partis rejoindre le continent. Lui est resté fidèle aux siens, il est une protection pour eux. Je comprends tout à fait que Yarkiyanos ait préféré tenter sa chance dans des armées d’exception. Seulement ici, les habitants voient tous ces natifs du pays parti pour le Thésan comme des arrogants qui méprisent leur communauté. Depuis six ans, Domoïos les écrase tous un par un. Le peuple jubile, il le vénère pour cela, il ne comprendrait pas que je le disqualifie. Même les Nohyxois prennent du plaisir à ces spectacles.

— Le but de votre présence n’était-il pas de les civiliser ?

— C’est même une priorité absolue, mais on n’obtient rien par la force. Que se passerait-il selon toi si je commençais par leur ôter leurs traditions sous prétexte qu’elles ne correspondent pas à ma vision des choses ? Les Dacéaniens ne sont pas au même niveau de conscience que toi, mon brillant élève, ils ont encore un esprit tribal.

— Et depuis bientôt quatre-vingts ans que vous êtes au pouvoir cela n’a pas beaucoup changé objecta Orphith amer.

— Tu es venu ici pour essayer d’influer sur le cours des événements. Tu mets une grande partie de toi dans ton discours et cela t’égare. Tu n’es pas sans connaître le chemin parcouru. Il n’y a pas si longtemps ce peuple pratiquait encore les sacrifices humains et après les batailles élevaient des monuments avec les corps de leurs victimes. Nous avons déjà réussi à leur faire cesser la guerre ainsi que leurs coutumes les plus barbares, nous sommes sur la bonne voie. Si je veux les aider à s’élever, je dois commencer par me mettre à leur niveau. La classe sacerdotale est encore puissante, je dois m’appuyer sur elle pour semer les graines de l’évolution et les faire germer. Ils ont encore besoin de traditions, de cérémonies, de toutes ces choses qui les rassemblent et qui, par leur caractère répétitif, leur assurent le confort des habitudes. Tu n’es pas si différent. Toi aussi tu fais la même chose, lorsque tu adresses tes prières à Näaria. Elle a eu beau être divinisée, tu es tout à fait conscient qu’en aucun cas sa mort, aussi héroïque fût-elle, n’a pu en quoi que ce soit lui donner la capacité de réaliser tes souhaits. Et pourtant tu continues malgré tout. Quelle différence au final si ce n’est que ton degré d’évolution t’a fait choisir des traditions plus pacifiques ? Et en quoi cela te rendrait-il légitime à juger leurs coutumes ? Après tout, parler avec toi c’est aussi me mettre à ton niveau. Il y a bien longtemps qu’avec les autres patriarches nous n’utilisons plus la parole pour communiquer. Comment ferais-tu si j’exigeais que ce soit toi qui t’adaptes à moi ?

Orphith était déstabilisé. Il était face à un être doué d’un discernement plusieurs fois centenaire. Comme il avait été présomptueux de croire qu’il pourrait lui dicter aussi facilement ses volontés. Au cours de sa vie, le patriarche avait vu quantité d’âmes apparaître puis s’éteindre. Bon nombre parmi elles avaient été exceptionnelles. L’être humain devait pour lui, être semblable aux moucherons dont les générations se renouvellent entièrement chaque année. Orphith avait-il seulement une seule fois conduit sa vie en tenant compte de ces nuisibles ? Cela ne lui serait même pas venu à l’esprit. Malgré tout, il était un moucheron doué de réflexion et de parole et il comptait bien s’en servir. Il ne se découragea pas.

— Mais si jamais Izba arrive en finale…

— Izba arrivera en finale et il affrontera Domoïos, il n’y a aucun doute là dessus.

— Alors… Si Domoïos peut se permettre de détruire un adversaire parce qu’il a simplement quitté le territoire, que croyez-vous qu’il s’autorisera face à un ennemi héréditaire ?

— Il le tuera et fera sûrement durer le plaisir des spectateurs.

Orphith regardait horrifié le patriarche. Lui qui avait toujours été son modèle, comment pouvait-il faire si peu de cas de la mort d’un homme jeune et bon ? Maul ne le laissa pas exposer le fond de sa pensée.

— Ne te méprend pas Orphith. Izba est un jeune homme qui n’a pas eu de chance, je le sais. Depuis son plus jeune âge et à cause d’une haine absurde, sa vie a été des plus difficile. Était-ce juste ? Non ! C’est un bon garçon plein de talents probablement l’un des meilleurs combattants de cette île et indemnes de ce maudit esprit belliqueux. Son sacrifice me coûte énormément, c’est un poids que je devrais porter jusqu’à la fin de ma vie, mais il est impératif d’en passer par là.

— Pour asseoir le règne des patriarches ? répondit Orphith avec dégoût.

— Pour que ce peuple accepte d’apprendre et lui apporter la civilisation.

— Quelle est cette idéologie qui prétend construire les bases d’une civilisation sur des cadavres ?

— Je vois ton regard Orphith et j’entends le ton de ta voix, mais je ne t’en veux pas, car tu ne sais pas ce que c’est que d’être moi.

— C’est trop facile !

Le patriarche laissa s’installer le silence. Il plongea ses yeux dans ceux d’Orphith. Ses pupilles devinrent noires et profondes comme pour absorber le regard sévère de son élève. Il ne reprit que lorsqu’il fut certain d’avoir capté toute son attention et que son apprenti n’attendait pas juste son tour pour parler.

— Beaucoup aujourd’hui, aiment à répéter que nous vivons la fin d’une époque. Sont-ils seulement capables d’imaginer ce que cela veut dire ? J’ai vu l’avenir avec les autres patriarches et la nouvelle ère commencera de manière brutale. Une ombre s’entend sur le monde et il ne sera bientôt plus question de tuer pour des ressources, des terres ou du pouvoir, mais simplement pour survivre. Personne n’aura le choix, tous devront tuer ou être tués, car il s’agit bien là de l’avènement d’un nouveau règne et de la suprématie des espèces. Tout cela est une certitude, je n’ai pas fait que le voir, je l’ai vécu. On ne sait qui, on ne sait où, on ne sait quand, mais cela aura bien lieu.

Il marqua une nouvelle pause, Orphith était suspendu à ses lèvres.

— Ensuite, le chemin du temps se multiplie et se disperse. Je n’avais jamais vu cela, il est habituellement linéaire c’est extrêmement inquiétant. J’ai emprunté la voie dans laquelle nous survivons et elle débouche sur un chaos de plusieurs siècles. Comprends-tu ? C’est pour cela que l’archipel des Élémauses doit être prêt, nous n’avons pas le choix. Elle sera alors la lumière qui guide l’humanité dans l’obscurité. Telle l’Endéval en son temps et même mieux encore, elle apportera sagesse, organisation et savoir au monde nouveau qui renaît. Le temps presse et si nous voulons sauver de nombreuses vies on ne peut se permettre de reculer en Dacéana.

— Tout cela n’est que suppositions.

— Non tu ne comprends toujours pas !

Maul prit le temps de la réflexion et reprit :

— Essaye d’imaginer. Comme tu ne peux te rendre compte du futur, supposons que tu puisses agir sur le passé. Te voilà capable de revenir à l’époque où le synarchéin n’avait pas encore déclenché la Grande Guerre. Il est mourant. Tu ne supposes pas ce qu’il se passera s’il survit, tu le sais. Le soignerais-tu malgré les conséquences d’une telle décision ?

— C’était un être dément et sanguinaire, cela n’est pas la même chose.

— Dément ? Non ! Il obéissait juste à sa nature. Il a eu le pouvoir de lutter à égalité avec les puissances de son époque et a voulu imposer au monde la race des Kahan. Il n’était pas moins légitime qu’un autre. Quant à son côté sanguinaire, c’est encore ce qui fait les rois par les temps qui courent. Ce n’était pas des tendres qu’il avait en face de lui. Ne fais pas intervenir des considérations morales à cela. Tu ne lui aurais pas sauvé la vie parce que cela en aurait sauvé des milliers d’autres. Les gens du peuple n’auraient pas eu à enterrer leurs enfants, leurs parents, un mari, une femme ou un ami. Viols, mutilations, maladies, traumatismes ; tout cela aurait été évité, non pas par un acte, mais simplement en laissant les choses se faire.

Orphith était désemparé. Le patriarche était un monstre de sagesse et sa conscience absolue. Un simple humain pouvait-il remettre en question les choix d’un être capable de lire dans le court des événements ? La logique de son professeur était implacable, mais comment l’accepter lorsque le prix à payer était la vie d’une personne à laquelle il tenait tant ?

— Peut-être… Peut-être alors... Que je pourrais convaincre Izba d’abandonner. Bégaya-t-il sans assurance.

— Tu le sais très bien au fond de toi, il n’abandonnera pas. Il ne veut pas être relégué à l’enfer souterrain de Pentanos, personne sur cette île ne le veut.

— Je dois tout de même essayer, bonsoir maître.

Le soigneur s’éclipsa sans autre formalité et se hâta de rentrer chez lui.

***

Chunsène revint avec des cornes à boire desquels débordait une mousse abondante. Elle s’installa avec les deux compagnons et ils trinquèrent avant d’avaler une longue gorgée.

— Zythia soit bénie pour ses bienfaits ! lança Izba.

— Quelle est l’histoire de tous ces dieux que vous n’arrêtez pas de citer ? demanda Ménéryl, ils sont très différents de ce que j’ai connu sur mon île.

— Ce sont les seuls vrais dieux ! La véritable histoire de notre terre, répondit Izba en s’essuyant la bouche du revers de la main.

Chunsène sourit et dit :

— Contrairement aux personnes vivant sur le continent, ils ne croient pas que les hommes-dieux aient été des dieux.

— Exactement et cela veut dire qu’ils sont un grand nombre à se tromper, la taquina le Nohyxois.

Chunsène lui lança un regarde faussement offensé et expliqua :

— Leur croyance est très riche et explique beaucoup de choses sur leur façon de vivre.

— Racontez-moi, répliqua Ménéryl impatient.

— Pour eux, au commencement, il n’y avait qu’un océan de ténèbres dans lequel flottaient des corps éteints. Parmi eux, l’un était puissant et l’autre fécond, mais ils l’ignoraient et restaient désespérément inertes. Après une éternité d’errance, ils finirent par se croiser et s’attirer. À ce moment, le puissant pris d’un brûlant désir s’alluma. Il devint masculin et se nomma Soleil. Son énergie commença à rayonner et à envelopper le fécond d’une douce chaleur. De son corps commença à jaillir la vie, il devint féminin et s’appela Maïa, celle qui engendre. Mais la lumière brûlante fit prendre conscience aux ténèbres qu’ils étaient noirs et froids. Ainsi naquit Dofros, il était l’être asexué, il était le néant. Dofros n’aimait pas la lumière et la vie qu’elle avait enfantée. Alors, pour faire mourir le Soleil de chagrin, il lui disputa Maïa. De leur combat naquirent le jour et la nuit qui encerclèrent la malheureuse. Celle qui engendre savait maintenant qu’elle était fertile et ce n’est pas quelque chose qu’elle pouvait contrôler. Des ténèbres de Dofros, elle donna naissance à des êtres monstrueux. Chaque nuit, l’existence telle que nous la connaissons était en danger, car ces créatures devenaient plus puissantes. En ces temps de désespoir, le Soleil et Maïa enfantèrent Nohyx la lune bleue et Hémé la lune rouge. L’énergie de leur venue au monde fut si formidable, qu’elle projeta au firmament des millions d’étoiles et leurs lumières atténuèrent l’ombre de Dofros, apportant protection aux enfants du jour.

— Cela se tient, répondit Ménéryl en hochant la tête, ça semble tout à fait possible.

— Évidemment puisque c’est ce qu’il s’est passé, intervint Izba.

Chunsène souriait, Izba se dressait fièrement, Ménéryl réfléchissait.

— Mais qui a gagné ? demanda le jeune homme.

— Personne, répondit Izba, leur combat continu aux enfers de Pentanos. Nos morts rejoignent les armées du dieu soleil pour l’aider dans sa lutte. Il y a cinq classes de combattant réparties dans cinq enfers. Le Saoghail Bonis, l’enfer des braves où vont les guerriers les plus héroïques. Ils deviennent immortels et sont dotés d’une armure et d’un cheval fabuleux. L’enfer des bons, où vont les guerriers de talent. Ils restent mortels et reviennent sur terre s’il meurt pour tenter de devenir héroïque. Mais ils sont tout de même dotés d’une armure et d’un cheval ordinaires pour les aider dans leur lutte. Il y a ensuite l’enfer des corrects et celui des piètres. Là aussi ils sont mortels, mais dans le premier ils ne sont dotés que d’une armure et dans le second ils n’ont rien. Après tout, mieux vaut qu’ils retournent vite sur terre pour s’améliorer. Quand au dernier, le Saoghail Mala, il s’agit de l’enfer souterrain des lâches. Les pleutres qui se retrouvent là deviennent également immortels, mais ils sont condamnés à une éternité d’esclavagisme au service des combattants.

— Effectivement cela explique bien des choses, concéda Ménéryl en se grattant le menton. Mais vous ? Quel rapport avec les lunes ?

Izba feignit l’outrage, puis expliqua en prenant un ton magistral :

— Il était un démon nommé Bucental. C’était le roi de ceux de sa race. Chaque nuit, accompagné de sa troupe, il se livrait à la razzia et aux meurtres sur la Dacéana. Une nuit, une puissante druidesse nommée Dacéane s’engagea dans la lutte. Mais le combat fut inégal, Bucental étant d’essence quasi divine. Pour préserver sa vie, elle lui lança un puissant sortilège de séduction, car si la force lui faisait défaut, ses charmes étaient redoutables. Elle dut subir jusqu’au lever du soleil les assauts enflammés de la bête. De son sacrifice naquit un fils qui fut nommé Macdiar. Sa vie ne fut qu’un long entraînement le préparant au combat contre son père. Il était la vengeance faite chair du peuple ravagé de Dacéana. Une nuit, alors qu’il avait anéanti toute l’armée de Bucental, eut lieu le combat ultime dont Macdiar sorti vainqueur. Il prit alors de nombreuses femmes et repeupla l’île ; la lignée des Macdiés fut ainsi générée. Mais Nohyx et Hémé, charmées par sa puissance et sa virilité, une nuit se firent femmes et partagèrent sa couche. De leurs unions naquirent les lignées des Héméiens et des Nohyxois.

— Pour sûr, voilà un vrai héros ! s’écria Ménéryl.

— Le seul et unique ! répliqua Izba en se tapant sur le torse.

Chunsène les regardait s’extasier de récits héroïques avec un amusement maternel. La porte de la maison s’ouvrit. Orphith entra et tous se levèrent pour l’accueillir chaleureusement. Son attitude était monotone et préoccupée, à l’opposée de la réception qui lui était faite.

— Pourquoi une mine si sombre mon doux époux ? s’inquiéta Chunsène.

— C’est Yarkiyanos, il est dans un état grave, je l’ai sauvé de justesse. Son combat avec Domoïos a failli le tuer.

— Il n’a pas reçu de coup d’épée, s’étonna Ménéryl.

— Oui, mais son crâne a été fendu par le coup qu’il a reçu sur la tête. J’ai dû également lui ouvrir le ventre, certains organes avaient éclaté. Domoïos a vraiment frappé de toutes ses forces. Le malheureux ne pourra plus jamais combattre. Tous se retournèrent vers le Nohyxois qui avait recommencé à boire calmement.

— Izba !

Le ton d’Orphith était sec et trahissait une inquiétude profonde.

— Domoïos n’est pas à prendre à la légère, Yarkiyanos faisait partie des guerriers de renom, regarde ce qu’il reste de lui. Il ne pense qu’à la victoire et ne mesure pas sa force. En plus, tu es un Nohyxois, tu as battu bon nombre de ses congénères, il voudra faire un exemple.

Les yeux plongés dans sa corne, comme s’il ne voulait pas croiser le regard d’Orphith, Izba répondit :

— Tu crois que je ne sais pas tout cela ? Tu crois que j’ai le choix ? Si je ne peux gagner ce tournoi, j’aime autant mourir, l’abandon serait bien plus atroce que la blessure la plus profonde.

Puis relevant les yeux il ajouta d’un ton plus solennel :

— Orphith, je te demande de me comprendre et de ne pas tenter de me faire changer d’avis. Si je ne gagne pas ce tournoi, je ne pourrais plus avancer sur la voie qui est la mienne. Il n’y aura plus d’horizon, ma vie sera devenue inutile.

Orphith, au fond de lui, savait que le Nohyxois avait raison. Bien que leurs tourments furent grands, ni lui ni Chunsène n’insistèrent. Ménéryl quant à lui, et il espérait qu’il se trompait, avait eu l’impression d’entendre le discours d’un homme sur le point de se sacrifier.

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