Bravonarol

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Soumettre deux puissantes voisines, est projet qui ne mûrit qu'à force de temps et la patience est une solide alliée pour le mener à son terme

Au quatrième mois de l'an huit cent trente-sept, Yvanion vit venir à lui les moyens à son ambition. Des messagers en provenance d'Exinie, arrivèrent chargés de présents ainsi que d'une requête de leur souverain.

Éralid, fils d'Yvanion, futur roi de Sargonne, était en âge de se marier. Le jeune prince dut faire fi des demoiselles dont il s'était amouraché pour nouer union plus diplomatique et sérieuse.

De nombreux émissaires arrivèrent de tout le Thésan avec dots et promesses de solides alliances. Ils furent accueillit avec bienveillance mais bien que n'étant pas la plus avantageuse, la proposition de Bertrand Gildwin fut la seule à éveiller l'intérêt d'Yvanion. Il offrait la main de sa fille Azélaïs, afin de consolider les liens entre leurs deux royaumes.

La famille Gildwin était réputée pousser, au-delà des bornes communes aux hommes, la cupidité et la promptitude à se laisser dominer par son avidité. En d'autres temps, le roi de Sargonne n'aurait, selon ses propres mots, jamais consenti à pareil arrangement. Il le savait, Bertrand ne manquerait pas de profiter de ce mariage pour réclamer privilèges et richesses. Mais la situation lui avait inspiré un stratagème, que je suis bien obligé de reconnaître comme perfide, et il accepta.

Le mariage fut fastueux tant par le nombre d'invités que par la variété des plats , la somptuosité de la vaisselle et les précieux présents offerts aux invités venus de tout le continent. Il est également dit que la mariée fut si richement parée qu'elle illumina la salle et fit perdre leur éclats aux autres dames présentes, tout comme les étoiles pâlissent face au levé du soleil.

L'événement achevé depuis trois jours seulement, le roi d'Exinie ne faillit pas à sa réputation. Il s'empressa de réclamer des territoires contestés, des places pour ses proches, des aides financières. Le sage Yvanion n'accordait pas facilement, mais à la fin, il cédait. Sa réputation en pâtit et on prêta comme origine à sa lente soumission le caractère d'un faible. Cependant, elle n'était que feinte.

En Ugreterre, le roi Yder et ses grands virent le rapprochement de leurs rivaux d'un œil mauvais. L'ascendance que prenait leur ennemis de toujours sur un royaume à la puissance redouté ajouta les plus sombres conclusions à leurs tourments déjà très grands.

Les très honorables Klausdraken étaient une famille d'élite, dont la lignée et la noblesse remontaient à l'aube de l'humanité. L'exercice du pouvoir était pour eux une seconde nature et ils n'étaient pas de ceux que l'on berne facilement.

Gaïl le Vénérable, Mémoires du Monde d'Omne


***


Caribéris marchait à travers les tunnels les plus anciens de Cubéria. Les couloirs étaient étroits, sombres et bas de plafonds. Ils avaient été creusés au sein même du mont Carcandre, par des hommes vivant en ces lieux bien avant que le territoire ne prenne le nom de Sargonne. Le souverain s'enfonçait vers le cœur de la colline, encadré par deux gardes qui l'accompagnaient torches à la main. Les flammes léchaient le plafond et la lumière émise, comme absorbée par les parois, peinait à éclairer l'obscurité.

— Vous avez obtenu son nom ? les interrogea le roi.

— Il s'appelle Bravonarol, Sire, répondit l'un d'entre eux.

— Bravonarol, répéta Caribéris, ça a tout l'air d'être originaire du sud du continent.

— Il vient du royaume d'Othryst, confirma l'un des porte-glaive.

Ils finirent par arriver à l'extrême limite du boyau le plus profond des tréfonds de Cubéria. Face à eux, entourée de vieilles inscriptions à la signification oubliée, se trouvait une porte trop petite pour être franchie sans se courber. L'un des soldats l'ouvrit et un courant d'air fétide sortit de la pièce. Le roi saisit une torche et en se penchant pour entrer dit aux gardes :

— Restez là et refermez derrière moi, je vous appellerais pour sortir.

Il s'avança dans les ténèbres et se redressa. Derrière lui résonna le cliquetis de la serrure et il leva le bras pour éclairer la pénombre. La cellule était relativement spacieuse, au regard de l'exiguïté des couloirs et aux contorsions qu'ils imposait aux visiteurs.

Bravonarol se tenait assis sur un sol encore jonché par les immondices des occupations précédentes. Il leva la main pour protéger ses yeux de la flamme qui l'éblouissait. La figure du monarque n'était qu'à demi éclairée. Progressivement, le prêcheur reconnut ce visage en forme d'olive et cette arête nasale bien droite et longue si caractéristique des Gargandra. Il se leva avec difficultés. Son nez n'était plus qu'un amas de chair tuméfié, ses yeux étaient gonflés, sa robe couverte de son sang.

— Sire ! dit le prisonnier en hochant la tête, pardonnez-moi de ne pas m'incliner, vos hommes m'ont rendu la chose difficile.

Caribéris ne répondit pas tout de suite. Tous bruits avaient cessé et le crépitement de la flamme lui sembla soudain particulièrement sonore. L'abysse de silence qui régnait en ces lieux donnait le vertige ; à coup sûr ce calme pouvait rendre fou. Son interlocuteur semblait pourtant avoir encore la faculté de manier le sarcasme. Feignant de ne pas saisir le sous-entendu, le roi répliqua sereinement :

— Cette humilité, je ne l'avais pas ressentie lors du spectacle que vous m'avez servi à mon retour d'Hécatombe.

— Vous n'êtes pas mon ennemi, vous êtes seulement dans l'erreur, c'est votre déviance, votre dévotion à des dieux imposteurs que je combats.

— Assurément ! Mes adversaires sont nombreux et jamais ils n'ont prétendu que ce soit pour de mauvaises raisons. Néanmoins, si vous aviez été plus habile l'autre jour, vous ne seriez pas dans une situation aussi détestable.

Les yeux dans le vide, le prêcheur hocha affirmativement la tête en signe de compréhension. Son regard revenu sur le souverain, il commença à expliquer avec une quiétude goguenarde :

— Cubéria est une vieille cité pleine de mythes. Je pensais que ces galeries faisait partie de la légende. L'expérience que je vis aujourd'hui m'a appris que j'étais dans l'erreur. Et ça n'est pas tout ! J'ai pu à loisir détailler avec mes doigts les parois qui nous entourent. Saviez-vous qu'il s'y trouve des traces de griffures qui n'ont rien d'humaines ?

La question était purement rhétorique et le monarque resta impassible. C'était comme si l'individu en face de lui venait d'un autre monde. Malgré la douleur et l'effroi qui aurait dû le tenailler, ses lèvres souriaient imperceptiblement.

— J'éprouve un certain plaisir à pouvoir séjourner dans ce lieu hautement historique, continua l'ecclésiaste. Mon sort me paraît encore enviable comparé aux persécutions dont sont victimes mes frères kaolites. Je dois vous prévenir, vous n'arriverez pas à me plier à vos croyances !

— Qui a dit que je venais essayer de vous y faire plier ? Je peux tout aussi bien vous laisser pourrir dans ces oubliettes jusqu'à la fin de vos jours. Que m'importe !

— Faites ! Cela n'a aucune importance, je ne suis qu'un messager et je n'ai pas peur de rejoindre mon créateur. Il est trop tard, le peuple commence à voir la vérité, beaucoup se sont convertis, les rangs kaolites grossissent de jours en jour. À l'est bien sûr, mais nous commençons également à avoir des partisans à l'ouest, fief des usurpateurs.

— Mourir et rejoindre votre créateur ? Étonnant ! Qu'est-ce donc que cette idée ?

— Kao est tout, et tout est Kao. Vous, moi, les arbres, le visible comme l'invisible. Notre état de vivant nous sépare un temps de notre créateur et nous le rejoignons à notre mort pour ne faire plus qu'un avec lui.

Caribéris, intrigué, tenta de comprendre.

— Vous voulez dire que selon vous, la mort n'est pas la mort, elle est une autre vie ?

— Une autre vie, dans une autre forme et d'une autre façon. Voilà tout ce qu'ont volé à des générations de personnes vos dieux usurpateurs.

Le souverain ne put s'empêcher d'admirer la singularité de cet homme. C'était un être au corps bien charpenté, au visage carré. Il ressemblait à ces rustiques, qui résistaient aux saisons, aux excès et dont le physique était conçu pour faire face à la violence de cette époque. Pourtant, ses manières étaient plutôt délicates et sa façon de s'exprimer dénotait une solide instruction.

— Je crains que vous soyez dans l'erreur, je n'ai jamais cru en la divinité des cinq, répondit-il amusé.

— Qu'importe vos convictions si vous ne reconnaissez pas notre véritable créateur.

— Je vous ai écouté et je ne sais pas de quoi vous parlez. Je veux comprendre. Qui est ce Kao ?

— Vous ne connaissez pas Kao ! Une grande partie de vos sujets se sont pourtant tournés vers lui. Votre entourage doit être particulièrement déficient si vous êtes à ce point mal renseigné.

— Les problèmes d'un royaume sont nombreux ! Vous n'êtes tout simplement pas vu comme tel, cela devrait plutôt vous réjouir. Qui est Kao ?

— Il est la force suprême à l'origine de tout. C'est sa lumière qui éclaire l'obscurité, sa chaleur qui chasse le froid, sa munificence qui a engendré la vie en abondance.

— Je ne vois pas trop de différence avec l'antique dieu nommé Samal, je suis d'ailleurs étonné de voir resurgir cette dévotion oubliée.

Pour la première fois, le détachement dont faisait preuve Bravonarol fut ébranlé. Il eut un petit rictus et haussa les épaules.

— Les samaliens ! Ils n'ont jamais disparu, cette croyance est toujours vive à l'est du Thésan. Leur éloignement d'Endéval et de Xamarcas les a préservés des imposteurs. Mais vous avez raison, cette doctrine est née dans des cerveaux primitifs, ils étaient incapables de comprendre la substance, l'essentiel, la profondeur d'une conscience pure, immatérielle à l'absolue perfection.

— Ce qui veut dire que Samal n'est pas Kao ?

— Samal est le constructeur physique, la volonté matérialisée du créateur spirituel. Les archaïques, les arriérés, sous prétexte qu'il a bâti notre monde le considèrent comme un dieu. C'est grotesque ! Un dieu n'a pas de commencement et n'a pas de fin, il est éternel. Kao était, il est et il sera ! Il a engendré Samal qui lui a donc bien un début, c'est pourtant limpide !

Bravonarol s'était passablement agacé et pris un instant pour se ressaisir. Il reprit alors d'une voix parfaitement calme :

— Les samaliens disent que non. Pour eux, Kao n'est qu'une puissante énergie primitive dans laquelle existait déjà la conscience de Samal. Il se serait donc créé lui-même à partir de cette force pour devenir matériel et créer le monde. Quelle bouffonnerie ! Samal n'est que le serviteur de la volonté de Kao ! Ces... ces... ces samaliens veulent en faire celui qui à maîtriser une force divine. À ce point d'idiotie, je ne sais pas si l'on peut encore parler de blasphème parce qu'ils s'y accrochent et y croient en plus !

Le prêcheur fit une grimace, il s'était encore emporté et son visage le faisait souffrir.

— Mais alors... Si vous glorifiez Kao, honorez-vous le constructeur ?

— Bien sûr, il est celui qui a créé, il sera celui qui détruira. Lorsque Kao le décidera, il obéira.

— Votre croyance prévoit une fin au monde ?

— Voyez autour de vous. Dans le monde matériel, rien n'est éternel. Nous devons tous retourner à Kao un jour.

— Un achèvement et un but, murmura le monarque dont l'esprit commençait à se perdre dans les méandres de sa propre pensée. Vous me dites que les kaolites sont répandus dans tout le Thésan ?

— C'est bien le cas, Sire.

— Vos croyances, vos coutumes, vos rites sont-ils les mêmes aux quatre coins du Thésan.

— Du nord au sud, de l'est à l'ouest, nous ne sommes qu'un.

— Quelle formidable cohésion ! Cette religion réussie là où des siècles de guerre ont échoué. Et les samaliens ? Honorent-ils Kao ?

— Non, il n'est pour eux qu'un... qu'un matériau. Blasphémateurs !

— Ils n'ont donc de maître que Samal... Alors que... Les kaolites sont tenus d'honorer à la fois leur dieu et sa volonté créatrice.

— Bien entendu !

Caribéris resta muet. La lueur de la torche se reflétait dans ses yeux. Le regard lointain, les mots se mirent à sortir froidement de sa bouche.

— Puisque Samal, engendré par la volonté de Kao, est le créateur du monde... On peut... On peut alors, légitimement penser que... Les rois qui façonnent ce monde et bâtissent des royaumes sont issus de cette même volonté.

Bravonarol avait remarqué l'errance spirituelle du monarque et il devint méfiant. Il ne sous-estimait pas l'intelligence de son interlocuteur et s'astreint à répondre froidement :

— Je n'ai jamais sous-entendu une telle chose, cela serait une injure que de s'accommoder comme bon nous semble de la volonté divine !

— Pourtant... C'est logique...

— Ça ne l'est pas !

— Vous avez des textes ?

— Non, le savoir se transmet d'érudits à érudits.

— Et ce savoir dit-il le contraire ?

— Non, mais il ne l'affirme pas non plus !

Le visage du roi s'anima. Il était à nouveau pleinement conscient et toute son attention se porta sur le prisonnier lorsqu'il lui dit :

— Vous feriez bien de mieux chercher, prêcheur Bravonarol. S'il y a un dieu, les choses en ce monde n'arrivent pas par hasard ! Puis il se dressa de toute sa hauteur, son ombre s'allongea sur le mur, ses yeux se mirent à flamboyer et sa voix tonna dans la cellule :

— Je suis Caribéris de Cubéria ! Issus de la prestigieuse lignée des Gargandra. Nous rayonnons sur le Monde d'Omne, nous dominons le Thésan, nous bâtissons un immense royaume.

Puis il s'apaisa et reprit normalement :

— Il semblerait tout à fait cohérent qu'un dieu conduise le destin d'une telle famille pour lui donner le pouvoir de propager sa foi. D'ailleurs, vous lui seriez plus utile à l'extérieur qu'en prison. J'exècre les cinq et je cherchais des réponses sur le monde qui nous entoure. Je voulais également rassembler le plus grand nombre derrière une idée qui créerait l'unité. Vous avez répondu à toutes mes questions, prêcheur Bravonarol et je veux faire miennes vos croyances. Plus de persécution pour les kaolites, je veux que vous deveniez mon conseiller en matière religieuse. Je vous offrirais terres et moyens pour que se propage la vraie foi sur le Thésan et je combattrais vos ennemis. Mais pour cela, il est indispensable que le roi de Sargonne soit indéfectiblement lié à la volonté de Kao.

— Sire, le kaolisme n'est pas un instrument, c'est avant tout un acte de foi engendrant un changement de mode de vie. Il...

Caribéris leva la main et le coupa net.

— Ne répondez pas tout de suite, je ne veux pas vous influencer. Je vous laisse trois jours. Vous pourrez ainsi réfléchir calmement et chercher une réponse au plus profond de vos enseignements. Ne lui laissant pas le temps de répondre il cria :

— Gardes ! Ouvrez !

La clef tourna dans la serrure, la porte s'ouvrit. Le souverain se pencha et se retira sans autre formalité. Puis l'accès se referma, plongeant à nouveau la cellule dans le noir total. Caribéris s'adressa alors aux deux soldats et leur signifia :

— Durant les trois prochains jours, débrouillez-vous pour que ses repas soient pires qu'ils ne le sont actuellement. Vous amputerez ses rations d'eau et de nourriture de moitié. Je veux qu'il soit réveillé à intervalles réguliers et si vous avez des penchants à la perversion, laissez libre cours à votre imagination. Mais attention, je désire uniquement qu'il ne souhaite pas s'éterniser ici, il ne doit en aucun cas mourir ou vous en répondrez.

— Bien, Sire, répondirent les gardes d'une seule voix.

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