Les vents de la dissension

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Il y avait en ce temps-là neuf royaumes. Trois d'entre eux avaient acquis une supériorité technique, financière et militaire nettement au-dessus des autres.

Quels pouvoirs ? Quelles choses n'avaient-ils pas en abondance ? Pourtant, subordonnés à des désirs plus grands que leurs besoins, les monarques les plus puissants continuaient à convoiter ce qui n'était pas à eux. Yvanion, lui, nourrissait un projet éclairé par sa grande clairvoyance. Une lutte pour la domination entre ces dignitaires devenait inévitable.

Il y avait d'abord le pays d'Ugreterre, avec sa capitale Trimont, la cité blanche aux trois donjons. Y régnait depuis toujours la légendaire famille Klausdraken, dont la lignée était issue de l'errance mythique des gens de Técambrie. Le roi de l'époque s'appelait Yder et son royaume dominait, car sa population était nombreuse et ses armées fort bien équipées.

Venaient ensuite les 5 comtés de l'ouest, réunis en un royaume appelé Exinie. Dans sa capitale Vermillac, trônait déjà la citadelle de pierres rouges, la plus élevée par sa position et par la taille de ses remparts. La famille Gildwin avait réussi à fédérer les cinq comtés depuis près de deux siècles et les gouvernait. Une richesse démesurée, provenant de terres bien grasses et de l'abondance de leurs sols en tout type de minerais, était la source de leur puissance. Le roi d'alors s'appelait Bertrand.

Enfin, il y avait l'admirable Sargonne et sa capitale Cubéria que le génie de nos ancêtres avait façonnée pour être inexpugnable. Notre forteresse trône sur un promontoire rendu pratiquement cubique par la main de l'homme. Elle surplombe un plat pays à perte de vue. Un pont escalier formidable, comptant pas moins de onze arches, est son seul moyen d'accès.

La famille Gargandra à la très grande sagesse y régnait alors et elle était la puissance de ce royaume. Des rois et des reines, tous plus éclairés les uns que les autres s'y étaient succédé. De fins stratèges, des bâtisseurs de génie, dont les prises de décisions, dénuées de toute émotion, ne reposaient que sur des raisonnements pointus.

Sur le trône, le roi se nommait Yvanion. Il fut le plus prestigieux et sans contexte le plus ambitieux des seigneurs de Sargonne. Son règne fut entaché par un fait que je ne peux taire : "le père tua le fils", mais face à la lutte divine qui avait toujours lieu, les royaumes du Thésan étaient bien peu de chose et il changea les rapports de forces sur l'Omne. Ses ambitions allaient conduire à ce qui plus tard fut appelé "la Guerre des trois rois" et la manière dont il usa le fit surnommer "Yvanion le fourbe". Tel sobriquet n'est qu'un sombre boniment qui ne peut que susciter l'indignation de l'être cultivé. Yvanion fut au contraire un grand monarque, c'est l'époque impitoyable dans laquelle il vivait qu'il l'a façonné et qui est la seule à blâmer. C'est pour que la race humaine puisse à nouveau redresser la tête que le seigneur de Sargonne sacrifia son bien le plus précieux. Pour cela, il lui fallait unir les neuf royaumes autour d'un seul roi : lui !

Gaïl le Vénérable, Mémoires du Monde d'Omne

***


- Sire, pârdon à vot' Mâjesté d'lui imposé le spectac' de mâ v'nu, mais vot' Mâjesté elle a dit qu'tout l'monde y d'vait monger d'lo vionde une fois pâr semeune. Et eul seugneur Eumrid y nous qu'donne d'lâ bidoche qu'â d'ja trop feusondée d'puis belle lurette.

C'était jour de doléance. Dans la salle du trône, l'ensemble du conseil était présent. La pièce était un immense octogone entouré par des vitraux dont la taille considérable était issue du savoir-faire des artisans du pays de Mysergne. Une douce lumière baignait l'impressionnante forêt de colonnes dont le sommet s'ouvrait sur la voûte en une multitude d'arcs qui s'entrecroisaient. Derrière le monarque avaient été suspendus deux grands draps, l'un violet et l'autre doré. Ils descendaient en cascade le long du mur et venaient recouvrir le trône. De chaque côté de l'auguste siège, sous deux imposants drapeaux marqués des armoiries de Sargonne, se tenaient les conseillers royaux. L'homme du peuple n'en menait pas large. Caribéris se pencha vers Burgolin et lui demanda :

- Qui est ce sire Eumrid ?

- Eymerid, Sire, c'est un baron de notre comté. Son père était le seigneur Alérion, il est mort il y a six mois, cela vous parle peut-être davantage ?

- Non, ça ne me rappelle rien, une petite baronnie, j'imagine ?

- Oui, la baronnie de Bazole. Elle était très bien gérée, jamais Alérion n'était venu faire de réclamations. Mais son fils a repris la gestion des terres paternelles et il semble qu'il se soit éloigné des préceptes de son géniteur. En tout cas, il est bien attaché à Cubéria et il est sous votre responsabilité directe.

- Je vois, répondit le roi en se tournant vers le paysan. Puis s'adressant à lui :

- Vous avez bien fait de venir brave homme. Depuis combien de temps dure cette farce ?

- Roooo bin j'vâ dire qu'sâ â commencé quequ'temps âprès lâ mort du père. On âllait commoncer âvec eul semis du blé d'printomps. Ceu pas qu'on veut feure des problèmes vous sâvez vot' Mâjesté, vous vous êtes un bon roi, mais euls gorrennes du pays y commencent â êt' chafouins.

Le roi tourna le regard vers Burgolin.

- Ça va faire à peu près cinq mois, Sire, précisa le régisseur.

Puis posant ses yeux vers le grand chambrier, le monarque demanda :

- Quel est le montant du préjudice Sire Wilfrid ?

- Et bien, Sire, les hommes doivent disposer de quatre onces de viande par semaine, les femmes trois et les enfants deux. Si nous mettons cela sur vingt semaines, le seigneur Eymerid n'a pas versé quatre-vingts onces aux hommes, soixante aux femmes et quarante aux enfants. Sur ses terres vivent cinq mille trois cent quatre-vingt-quatre âmes. Si je prends un quart d'hommes, un quart de femmes et la moitié d'enfants de moins de quinze ans, il manque réciproquement six mille sept cent trente livres, un peu plus de cinq mille quarante-sept livres et six mille sept cent trente livres, une seconde fois, soit un total d'un peu plus de dix-huit mille cinq cent sept livres de viande. Il faudra bien entendu affiner ces calculs.

Le Grand Chambrier, dans ses habits pourpres cousus d'or, était un homme extrêmement vieux et maigre. Ses lèvres et le contour de ses paupières étaient d'un rouge écarlate, résultat d'une consommation trop régulière de jumalaïa, l'herbe de transcendance. Son corps tout entier, filiforme et voûté, avait subi les ravages de sa continuelle obsession des chiffres.

- Ne vous embêtez pas ! Nous arrondirons à vingt mille livres, conclut le roi. Messire le Grand Chambrier, vous veillerez à ce que le seigneur Eymerid s'acquitte de sa dette. Ses sujets auront le droit à deux jours de viande saine par semaine. L'un pour continuer à respecter la règle que j'ai moi-même établie, l'autre pour solder son avoir et j'exige qu'il verse jusqu'à la dernière once de chair due ! Vous lui enverrez également votre meilleur comptable afin qu'il mette le nez dans ses finances, je tiens à savoir à quoi il utilisait ses économies faites sur le dos des braves gens. Qu'il lui soit bien dit qu'il devra apporter une assistance totale à votre expert et qu'il ne doit surtout pas lui arriver malheur, car leurs destins à tous deux sont désormais liés.

- Bien, Sire, il sera fait selon les souhaits de Sa Majesté.

Le roi se tourna vers le paysan et reprit.

- Vous avez été traité avec mépris, vous voilà dédommagé, brave homme. Faites savoir à travers votre pays que j'ai pris en compte leur demande légitime et que justice ne tardera pas à être rendu.

- Jo l'freu sâvoir Sire, vous êtes un bon roi, meurci pour vot' droiture.

Le paysan s'inclina maladroitement à trois reprises, se ravisa de recommencer une quatrième fois, puis se retira d'un pas lourd.

Le garde annonça :

- Sire Marovid du Malvalon !

Cariberis leva un regard étonné vers ses conseillers, mais ceux-ci parurent aussi surpris que lui. Un homme vêtu de noir entra. Il portait une simple tunique, des collants et une longue cape. Malgré son statut, pas de trace de soieries ou de fourrure, comme si son départ avait été précipité. Son physique était quelconque, son visage plutôt rondouillard. Il portait sa chevelure courte, taillée en écuelle, semblable à une sorte de calotte sombre comme la suie. Son corps était celui d'un combattant de salle, acharné à l'entraînement, mais inexpérimenté à la guerre. La blessure récente qui zébrait sa joue indiquait qu'il avait dû l'apprendre à ses dépens.

- Et bien ! Sire Marovid, mon cher cousin, vous vous déplacez en personne ? Sans même vous faire annoncer ? l'interrogea le monarque.

- Les événements l'exigeaient, sire, c'est l'urgence qui guide mes pas.

Caribéris fronça les sourcils et prit un instant pour planter ses yeux dans ceux de son cousin. Avec une extrême perplexité, il demanda :

- Une urgence qui ne m'aurait pas été annoncée par maître Waldérion ?

- Ses épieurs n'ont pas dû avoir le temps de lui faire remonter l'information, je suis parti en pleine bataille.

Le souverain redressa la tête, sidéré par la réponse. Il joignit ses mains en prière devant son visage et demanda avec une colère contenue :

- Une bataille dans le Grandval ? Et que vous avez quitté avant qu'elle ne soit terminée. Votre histoire commence extrêmement mal cher cousin ! Quels genres de nouvelles m'apportez-vous donc de l'est ?

Marovid resta un instant la bouche à demi-ouverte, interdit par les mots qu'il venait de prononcer.

- C'est... C'est à dire que le combat... Il était pratiquement gagné, sire. Mes... mes généraux sont extrêmement compétents, c'est pourquoi... Voyant que seule la suite intéressait le roi, il en vint au fait. La situation dans le Grandval est devenue intenable, les raids se multiplient.

Caribéris, dubitatif, leva le menton et s'étonna :

- Certaines tribus mènent leur propre politique, les agressions sont monnaie courante là-bas. Cela dit, leur puissance militaire est anodine, elle n'est en rien préoccupante.

L'assistance fut parcourue d'un murmure approbateur et cette réponse mit davantage le seigneur de Malvalon dans l'embarras. Il craignait maintenant qu'on le pense dépassé par les événements.

- C'est... c'est différent, Sire, bégaya-t-il. Les attaques sont devenues quotidiennes, même sur le fort Slasija. Ces barbares n'hésitent plus à s'en prendre à nos troupes. Ils... Ils n'ont plus peur de l'ombre de Sargonne.

- Certes le Grandval n'est pas vraiment ce que l'on peut appeler un royaume, mais tout de même ! Les clans se sont coalisés autour de Ladislaus et il nous est fidèle. Comment expliquez-vous cela ?

- La cause est connue, Sire, c'est un homme dont le nom est Sauromas. Il clame que la vénération des cinq dieux est une escroquerie.

Marovid hésita un instant puis repris confus :

- Sans vouloir être désobligeant, sire, et avec tout le respect que je dois à mon roi, cela fait de vous un imposteur. Quant à Ladislaus, qui est à la fois dévoué à Sargonne et aux cinq, il est vu comme un double imposteur. Sauromas prône le retour à leurs traditions et à leur croyance en Samal, leur dieu primitif. C'est un meneur très écouté, une grande partie de la population partage ses idées. Il est dès à présent le chef le plus légitime à leurs yeux et je pense que nous devons les considérer comme une coalition rebelle. Il a l'esprit conquérant et peut devenir une grande source d'ennuis.

Le roi se gratta le menton et les yeux dans le vague, prit un instant pour intégrer ce nouveau contexte. Il tourna la tête vers ses conseillers et demanda d'une voix ferme :

- Maître Waldérion, avez-vous eu vent de ce Sauromas ?

- Bien entendu, votre majesté.

Le maître des épieurs n'avait ni le physique ni les manières adéquates à la rudesse de son époque. Il était de taille moyenne, avait un corps effilé et les traits de son visage étaient efféminés. De nature raffinée, ses cheveux étaient toujours impeccablement coiffés et ses mains parfaitement propres. Pourtant il avait une personnalité et un tempérament fortement trempés. D'un aplomb exceptionnel, il était impossible pour quiconque de savoir si ses affirmations s'appuyaient sur sa longue expérience ou bien s'il maîtrisait l'art de se tromper avec assurance. Mais dans quelque domaine que ce soit, ses informations se montraient toujours terriblement justes et précises.

- Pensez-vous qu'il soit un problème ? Comment se fait-il que j'apprenne son existence de la bouche du sire de Malvalon ?

Waldérion commença à se déplacer lentement dans la salle.

- Il est un problème, bien entendu !

Il marqua une pause et reprit en agitant les mains avec grâce. Il aimait ajouter du grandiose à ses discours, même les plus anodins.

- La radicalisation, surtout lorsqu'elle est religieuse, n'est pas à prendre à la légère. Mais la difficulté n'est pour le moment pas si conséquente qu'elle nécessite votre attention. Elle est avant tout l'affaire de Ladislaus qui est le souverain du Grandval.

Puis désignant Marovid d'un geste ferme, il asséna comme s'il eut prononcé une vérité fondamentale :

- Si vous apprenez la chose de la bouche du sire de Malvalon, c'est sans doute que dans sa précipitation, il n'a pas demandé assistance au bon roi. De toute évidence, c'est un alerteur précoce !

Un bruissement amusé survola le conseil royal.

- Comment osez-vous ? aboya Marovid dont le rang lui permettait de ne pas craindre un simple préposé.

Le maître des épieurs le détailla de haut en bas et précisa sur un ton magistral :

- Sire Marovid, la situation sur le continent devient de plus en plus délicate. La politique des royaumes de l'ouest, définis comme de grandes puissances, devient fluctuante. Croyez-vous qu'un voyou à peine sorti de sa barbarie puisse devenir une priorité sous prétexte qu'il a réussi à s'acoquiner avec quelques tribus d'illuminés ? Le Grandval est suffisamment stable pour absorber ce genre de problème et c'est bien ce que l'on attend de Ladislaus !

Le seigneur de Malvalon blêmit, mais Caribéris ne releva pas.

- Quelles nouvelles vos épieurs vous font-ils parvenir de l'ouest, maître Waldérion ?

- Sire, malheureusement votre Majesté ne peut compter sur la stabilité qui régnait dans ces contrées. En Ugreterre, si le roi Rodert Madalgreif vous à prêter allégeance, son âge se rappel à lui et ses années de règne sont comptées. Malheureusement, la reine Amalène est réputée ambitieuse et si le prince Phénir a hérité de la force paternelle, son esprit est un legs de sa mère. C'est un jeune homme mystérieux, il est difficile pour le moment d'évaluer les conséquences de son arrivée au pouvoir, mais tout porte à croire qu'il posera des problèmes. De plus, rien ne prouve qu'il régnera un jour. Le roi Ludolphe Klausdraken est mort après sa destitution dans des circonstances plus que douteuses. L'ancienne reine Vénérande a tout de même eu un fils et elle réclame que l'on reconnaisse sa légitimité au trône. Les Klausdraken sont encore puissants, ils ont de nombreux partisans et ont été nos pires ennemis. Quant à l'Exinie, la situation n'est guère plus stable. Le roi Hugues a déshérité son aîné Bernard à cause de son obsession d'un rapprochement avec l'Ugreterre. Gui son puîné devrait héritier du trône. Mais il veut restaurer le pouvoir des Exiniens sur le Thésan, c'est un va-t-en-guerre qui n'apprécie pas l'impôt que nous prélevons sur leurs ressources. Les cinq comtés de l'ouest sont divisés quant à la légitimité des deux princes, mais que cela soit l'un ou l'autre, leurs projets vont à l'encontre de notre suprématie. En l'état actuel des choses, il serait risqué de se projeter, même à court terme.

- Voilà une tendance qui tend à se confirmer, répondit le roi. Et vous ? Sire Raghemid. Quel est l'avis de mon stratège ?

L'homme s'avança. Élégamment vêtu de soie, il avait malgré tout une grâce toute militaire. Sa barbe blanche taillée court et sa corpulence était des restes de son passé guerrier. Mais ses lèvres aussi rouges que le contour de ses paupières indiquaient la prise régulière de jumalaïa et annonçaient le déclin prochain de ce corps sacrifié à la vivacité de son esprit.

- Sire, Maître Waldérion a raison de souligner que cette requête aurait dû être formulée au roi Ladislaus. Malheureusement, maintenant que c'est vers nous que le seigneur de Malvalon s'est tourné, les choses doivent se passer autrement. Il est un représentant de Sargonne dans le Grandval, il est de surcroît votre cousin et il se présente à nous avec une joue abîmée. En termes d'image, il serait catastrophique que votre Majesté ne réagisse pas. Quel signal enverrions-nous aux partisans de ce Sauromas et à nos vassaux ? Cela pourrait enflammer bien des esprits à travers tout le continent. Au demeurant, si Ladislaus avait correctement fait son devoir, nous n'aurions pas aujourd'hui cette conversation.

- Qu'avez-vous en tête ?

- Dans un premier temps, votre Majesté serait bien avisée de ne pas se précipiter. Le Grandval est vaste, les tribus y sont nombreuses. Leurs guerriers pourraient facilement être quatre fois plus nombreux que les nôtres. De plus, ils ne respectent pas les lois de la guerre. Comment pouvoir faire la différence entre nos alliés et nos adversaires ? Certains pourraient se déclarer des nôtres, rejoindre nos troupes et égorger nos soldats la nuit venue. Il faudrait tous les considérer comme des ennemis, mais alors ce Sauromas verrait grossir le nombre de ses partisans. Pour éviter cela, nous devrions faire du cas par cas et demander des otages pour nous assurer de la loyauté de nos appuis. Quelle que soit l'éventualité choisie, nous verrions la situation s'enliser et nous serions entraînés vers une guerre au long cours. Nous ne pouvons nous permettre de fragiliser la défense du royaume de Sargonne sur une trop grande période, l'ouest est instable et nous devons pouvoir nous montrer réactifs à toute agression.

- Il faut envoyer la garde noire, lança Marovid.

Un silence glacial accueillit l'extrémisme de cette solution.

- Sire Marovid, intervint Burgolin qui ne voulait pas que l'échange vire à la farce. Je vous concède que dans les faits, la garde noire sert à maintenir l'ordre sur le Thésan pour notre compte. Mais officiellement, elle est là pour protéger tous les royaumes de manière équitable contre une attaque extérieure. Elle n'est pas censée prendre parti pour un tel ou un autre. Si nous l'utilisons pour servir nos intérêts de manière trop grossière, une coalition se formera forcément contre Sargonne et un problème déjà complexe risque de devenir ingérable.

- Un assassin de l'île d'Od alors ? Essaya de rebondir le seigneur de Malvalon qui tenait à reprendre le contrôle de ses terres.

Caribéris leva une main, pour interrompre le régisseur qui allait répondre. Puis il regarda Marovid, comme on regarde une personne qui a déjà trop parlé.

- Malgré tout leur savoir-faire, mon cher cousin, ils ne tuent que les hommes, pas les idées, précisa-t-il froidement. Vous avez admis qu'une grande partie de la population le soutenait. C'est trop tard, il fallait le tuer plus tôt.

- Mais... mais on ne peut laisser faire !

- Là, je suis d'accord, mais commençons par faire les choses dans l'ordre. Savons-nous où trouver ce Sauromas ?

La discussion revenue sur un sujet qu'il maîtrisait, Marovid retrouva consistance et affirma avec assurance :

- Il est très mobile, Sire, mais son quartier général se trouve sur l'île de Polya Viyny située sur le fleuve bleu, à cinquante lieues à l'est.

Le monarque jeta un oeil vers Waldérion qui confirma d'un hochement de tête.

- Il s'est entouré d'eau, ce guerrier est loin d'être un imbécile, marmonna Caribéris.

Il se tourna vers le régisseur et lui indiqua :

- Burgolin ! Fais-lui envoyer un message lui intimant de cesser immédiatement toutes hostilités. S'il écoute la voix de la raison, l'incident sera oublié. Mais qu'il soit assuré que s'il ne coopère pas, Sargonne ne restera pas longtemps immobile. Informe également les autres royaumes que nous avons été victimes d'une agression en temps de paix et que nous essayons de régler cela de manière diplomatique.

- Bien, Sire.

Les yeux du souverain revinrent ensuite vers son cousin.

- Sire Marovid, seule l'histoire pourra nous apprendre si vous avez bien agi. Vous pouvez vous retirer pendant que nous discutons de la marche à suivre. Faites-moi l'honneur de votre présence au repas de ce soir, vous dormirez au château. Allez vous reposer, vous l'avez mérité.

Derrière le seigneur de Malvalon, les lourdes portes d'or et de chêne s'ouvrirent lentement.

- Merci Sire, dit Marovid en s'inclinant. Votre Altesse prendra les bonnes décisions, j'en suis sûr.

Il se tourna et prit la direction de la sortie. Dans le couloir extérieur, un serviteur l'attendait et le pria de le suivre. Les battants se refermèrent dans un pesant fracas de métal et Caribéris poussa un long soupir exaspéré.

- Cet homme est un parfait coquebert, j'ai peine à croire que nous soyons de la même famille.

- Une analyse de la situation imparfaite, une réaction défaillante, la performance laisse à désirer, murmura Waldérion de manière à être entendu sans pour autant donner l'impression de vouloir être écouté.

- Le manque d'expérience, Sire, il s'est laissé submergé par les événements, répliqua le stratège sur un ton las.

Le roi jeta son regard sur lui.

- Raghemid, nous avons longuement parlé, vous devez bien avoir eu le temps d'échafauder quelques idées.

- Bien sûr, Sire, je suis même en mesure de vous fournir un plan qui pourrait régler nombre de nos problèmes.

- Exposez-nous votre stratégie.

- Attendons le retour de votre messager. Si comme je le pense la réponse de Sauromas est négative, vous pourrez de bon droit entrer en guerre contre lui. Il faudra faire revenir Ladislaus et ses proches pour les mettre sous votre protection. Cela confirmera que vous ne menez pas une guerre d'invasion et que vous comptez lui rendre le pouvoir une fois le problème réglé. Nous exclurons la solution du cas par cas, nous devrons considérer la totalité de la population comme hostile.

- Vous préconisez donc de faire face à une coalition totale des tribus du Grandval. Bien ! Et comment neutralisez-vous le problème à l'ouest ?

- Toutes les caractéristiques sont réunies pour parler de guerre défensive, Votre Majesté peut légitimement exiger une armée de soutien à l'Ugreterre et à l'Exinie. Leurs rois sont vos vassaux, ils se parjureraient s'ils refusaient. Ils devront nous fournir leurs meilleures troupes. Cela les occupera et les affaiblira. Quant à notre armée, elle sera composée de la lie de nos soldats. Mettez à leur tête quelques gradés de renom pour que ça ne soit pas trop suspect et surtout qu'ils combattent le moins possible. Ainsi, vos ennemis s'annihileront entre eux alors que nous conserverons notre puissance militaire intacte.

Caribéris accueillit froidement cette tactique.

- Nous n'avons pas rassemblé une telle armée depuis la guerre contre les boréens Raghemid ! La menace est tout de même plus mesurée et puis les temps ont changé. Les appétits de l'Exinie et de l'Ugreterre semblent s'être aiguisés. Ils pourraient justement profiter de l'occasion pour se vautrer dans la félonie.

- Les futurs héritiers de ces royaumes sont effectivement peu dignes de confiance. Mais le vieux Rodert est encore au pouvoir et il vous sera loyal. La légitimité de sa lignée n'est pas encore solide et il vous doit sa place. Si l'Ugreterre suit, l'Exinie n'aura d'autre choix que d'en faire autant. Il n'est pas prêt d'arriver, le jour où ces deux puissances seront capables de coopérer.

Le stratège s'interrompit. Il se mit à se frotter les mains frénétiquement semblant s'accorder un instant de la réflexion, puis il ajouta :

- Et quand bien même je me tromperais ! La menace à l'est est effectivement faible. Ces tribus peuvent semer la terreur en leur pays, elles sont bien incapables d'envahir Sargonne. En cas de trahison de nos vassaux, nous pourrions aussi bien commencer par l'ouest, le Grandval n'est pas une urgence. Le royaume d'Othryst est un proche cousin de celui de Sargonne. Nous pourrons compter sur le roi Hostène et sa fidélité sans faille pour nous prêter main-forte si la situation l'exigeait. Croyez-moi, Sire, je doute qu'Hugues et Rodert nous fassent défaut, leurs problèmes de succession au trône les affaiblissent encore pour le moment. Les royaumes d'Ugreterre et d'Exinie sont en voie de recouvrir leur puissance passée, mais je vois les troubles à l'est comme une chance de mieux les soumettre à nouveau.

- Ça n'est pas une solution sans risques.

- Certes, Sire, mais comme toute stratégie audacieuse, si elle fonctionne bien, le gain n'en serait que plus exceptionnel. Si le Grandval tombe et que les royaumes de l'ouest en sortent suffisamment usés, rien ne nous empêcherait de supprimer Ladislaus. Cette immense terre sans roi pourra alors directement être intégrée à Sargonne. Plus personne ne sera en mesure de nous tenir tête. Voyez ensuite plus loin encore, pensez au royaume d'Entre-Deux-Terres, pensez à la porte d'Ifrinn, pensez à l'Anubie !

La tête appuyée sur son poing, le souverain avait écouté les arguments de son stratège. L'air songeur, il se redressa sur son trône et conclut :

- Voilà un bien grand projet Sire Raghemid, si cela ne venait pas de vous, j'aurais juré que vous alliez un peu vite en besogne. Nous commencerons par attendre le retour du messager, d'ici là, je vais réfléchir à tout ça. Maintenant, sortez tous et annoncés que les doléances sont terminées pour aujourd'hui, je dois m'entretenir avec mon régisseur.

Les conseillers s'inclinèrent face au roi, puis se regroupèrent pour échanger leur avis sur la situation. S'acheminant vers la sortie, ils formèrent une bruyante colonne dont le bourdonnement ne prit fin qu'une fois les portes closes.

- La situation est complexe, que penses-tu de tout cela Burgolin ? J'aimerais ton avis d'Ugre.

- Je ne sais trop que dire, je suis simplement régisseur, pas stratège, Sire.

- Tu es également conseiller du roi non ? Alors fais ton travail, que me conseilles-tu ?

Sa propre bêtise fit sourire Burgolin. Caribéris avait à coup sûr déjà une stratégie en tête. Il cherchait uniquement à s'imprégner des avis de ses proches.

- Je pense que le plan de sire Raghemid devrait-être suivit à la lettre.

- Oui, ce plan est tout à fait viable, mais les Sargonnais risquent d'en pâtir.

- C'est évident !

Le souverain agita la tête en signe d'entendement, mais ses traits affichaient de la contrariété.

- Et bien vois-tu, c'est ce qui me dérange. Ma vie durant j'ai travaillé à stabiliser ce royaume, puis à améliorer le quotidien de notre peuple. Ne crois-tu pas que nous devrions justement tout faire pour éviter une guerre et les calamités qu'elle engendre inévitablement ?

- C'était une excellente politique. Mais les temps ont changé, les royaumes sont à la croisée des chemins. Ils doivent s'agrandir où disparaître.

- Et le peuple doit obligatoirement être sacrifié au nom du royaume selon toi ?

- Mais en pareille époque l'humain est justement le contraire du royaume. Vouloir préserver les deux c'est comme vouloir humidifier un linge en le gardant sec. On ne peut avoir en même temps deux choses qui sont contraires. Vous êtes à une période où notre domination se trouve affaiblie, le peuple ne peut être privilégié.

Burgolin fit une pause comme pour assimiler ses propres arguments. Tout en envisageant les conséquences, il reprit lentement :

- Assurément, vous passerez dans l'histoire pour avoir été un souverain cruel et vos successeurs s'appuyant sur vos acquis seront encensés. C'est ainsi, ça l'a toujours été. Remémorez-vous Yvanion. Il a construit notre hégémonie et fut surnommé "le fourbe". Enguerid, qui lui a succédé, n'a fait que consolider son héritage et passe pour un roi éclairé. Aujourd'hui, vos prédécesseurs ont épuisé l'héritage d'Yvanion, vous devez avant tout penser au royaume. C'est l'époque qui fait les rois, pas l'inverse. On ne devient grand que lorsque l'on mène une politique adaptée à son temps. Si vous vous souciez du bien-être des petites gens alors que la couronne est chancelante, vous ne serez ni considéré comme cruel ni comme bon, mais comme celui qui a conduit Sargonne à sa perte. L'histoire vous surnommera alors "le bienheureux" pour ne pas dire clairement "l'attardé".

Le roi sourcilla face à autant de franchise. Mais il s'agissait après tout de Burgolin et il ne voulait surtout pas que ses précieux conseils s'entravent de censure.

- À tout vouloir, ne risquerais-je pas de tout perdre ? l'interrogea-t-il.

- Je ne le pense pas non.

- Développe !

Le régisseur ne prit même pas un instant pour réfléchir, les mots sortirent de sa bouche avec le naturel des grandes convictions.

- Mais parce que vous êtes Caribéris Gargandra. Depuis toujours, l'élite de l'espèce humaine est constituée par les sidiths. Derrière chaque grand guerrier, chaque grand roi, se trouve l'un d'entre eux. Ce sont eux qui ont fait les royaumes. Votre famille en est le plus parfait exemple. D'ailleurs à bien y penser, le système maubodrien est le meilleur qui soit. Leurs luttes dynastiques incessantes éliminent les canards boiteux et hissent au pouvoir les personnes les plus compétentes intellectuellement ou physiquement. Il est parfaitement logique que les sidiths aient toujours occupé les plus hautes marches de la hiérarchie. Dans nos régions, l'évolution a donné au trône un caractère héréditaire. La sélection a disparu, le système n'élimine plus les êtres faibles comme il ne porte plus au pouvoir les plus compétents. Voyez l'Exinie, la famille Gildwin dégénère. Quant à l'Ugreterre, les nobles avaient bien compris la chose puisqu'ils ont évincé les Klausdraken. Pour leur intérêt personnel bien sûr, mais en choisissant le seigneur le plus faible pour mieux le contrôler, ils ont involontairement remis un sidith au pouvoir. Ils ont sans le savoir, sauvé l'Ugreterre d'une déchéance certaine.

Caribéris ferma les yeux un court instant. Cette réaction involontaire était chez lui signe d'amusement.

- Ainsi voilà la façon dont tu vois les choses. Les sidiths ! Le grand régisseur de Sargonne, toujours soumis à son indécrottable sang ugre, s'attache encore à de vieilles superstitions. Admettons ! Mais pour quel résultat ? Un début de guerre civile et des baronnets qui se défient du nouveau roi. L'amitié qu'avait Rodert pour ton père ne fausserait-elle pas ton jugement ?

- Il ne s'agit que de médiocres qui s'agitent en espérant que cela empêche leur fin toute proche. Ce sont des remous inévitables, le désordre qui permettra de se débarrasser des rats et de repartir sur des bases saines. Rodert était l'ami de mon père certes, moi j'ai fui son royaume. Vous l'avez soutenu et vous avez bien fait, cela a affaibli l'Ugreterre. Mais à l'avenir, il faudra bien plus vous en méfier que de l'Exinie. Pour en revenir à vous, Sire, les Gargandra sont issus d'un fabuleux lignage, ils ne dégénèrent pas. Votre ascendance vous donne déjà un atout important sur les autres. La puissance de nos armées fera le reste et ancrera une fois pour toutes l'hégémonie sargonnaise.

Le regard du roi s'était perdu dans le vide et il répondit machinalement :

- Conquérir, nous savons faire. C'est maintenir notre autorité qui est complexe. Nous devons trouver une solution qui inciterait tout le Thésan à obéir naturellement. J'y réfléchis, j'y travaille, cela est devenu une véritable obsession pour moi.

Caribéris fut pris d'une de ses soudaines absences. Le régisseur patienta un bref instant. Une lueur de conscience revenue dans ses yeux, le monarque réagit soudain.

- Envoie les messagers à travers le Thésan et le Grandval. Qui sait, les évènements pourraient contredire nos prévisions.

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