Emor

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Ce chapitre se glissera normalement entre le chapitre 69 (le Prophète) et 70 (La Croisade Perdue). Par conséquent, il spoil sévère ceux qui n'ont pas lu l'oeuvre et je déconseille donc de le lire si vous n'êtes pas déjà arrivés au chapitre 69 de l'Histoire d'Amset et Orbia.

Merci de votre lecture et de vos retours !

 Emor. À la fois capitale de la Cobaltique et lieu de naissance du Culte, il s’agissait certainement d’une des plus belles cités du monde. Du moins quand on se tenait en rive droite du fleuve qui la traversait. La rive gauche, elle, était surpeuplée. Les quartiers étaient mal entretenus et la misère se trouvait dans tous les coins de rue. Un véritable coupe-gorge géant dont personne ne se souciait, car les petites gens n’avaient rien à dire. Toute révolte était sévèrement réprimée par l’Empire et même le Culte les dédaignait.

 De l’autre côté, par contre, le luxe et le faste se donnaient rendez-vous. Les bâtiments se montraient fiers, grands, bien entretenus, splendides. Les nobles, marchands, soldats et savants qui y vivaient étaient tous drapés de beaux vêtements de la dernière mode, toujours parés de plus de bijoux que ne pourraient jamais s’acheter leurs voisins de rive. Tout n’était qu’opulence et excès, comme s’il s’agissait là d’une preuve de réussite dans la vie.

 Amset attendait son heure, caché dans la foule de la place centrale, rassemblée là pour profiter du marché aux esclaves hebdomadaire. Partout autour de lui, on s’affairait à inspecter les dents de la marchandise, à séparer des mères de leurs enfants, à appliquer des sceaux au fer rouge ou à battre quelques récalcitrants. Tout cela avait le don de dégoûter le Guide déchu. Il avait l’impression de sentir à l’intérieur de lui toutes les âmes de ses amis et anciens ennemis qui revivaient leur calvaire. Mais il ne devait pas se faire remarquer. Pas tout de suite.

 Bientôt, l’immense horloge de la place, qui servait aussi de résidence secondaire à l’Empereur, indiquerait midi. C’était à cette heure-là qu’ils avaient convenu d’agir, lorsque le soleil atteindrait son zénith théorique. L’heure à laquelle lui et Orbia se rencontraient, lorsqu’ils n’étaient pas encore mariés, histoire d'échapper à Barrabas. Ces souvenirs lui brisaient le cœur.

 Il savait que Cassité était en sécurité dans une chambre d’hôtel gracieusement offerte par Hypathie. Il avait retrouvé la savante après sa première intervention en Assyr. Elle s’était proposée de l’aider en s’occupant de l’enfant le temps de ses discours. Amset avait accepté. David et Saul, qui étaient restés au pays désertique après Réunion, étaient aussi de la partie. Le Guide les avait mis dans le secret, en partie du moins. Ils étaient déguisés en pèlerins, prêts à intervenir, juste au cas où on chercherait des noises à Amset.

 Une cloche annonça la moitié du jour. Très vite, des têtes se levèrent, surprises par une baisse notable de la luminosité. Et pour cause, le corps gigantesque de Scoléra était en train de s’enrouler autour du soleil, privant la capitale de l’astre. Des cris horrifiés et paniqués s’élevèrent. Amset en profita et lut à voix basse un parchemin. Il détestait utiliser les runes après ce qu’il s’était passé à Nochélys, mais c’était le seul moyen de faire entendre sa voix à toute la ville. Ses deux comparses surveillaient ces nobles et riches individus qui se prosternaient et rampaient déjà au sol, réclamant la pitié du Colosse.

 — Voyez, peuple cobalte, voyez la nuit permanente qui vous menace ! lança Amset une fois les runes enclenchées. Voyez la colère de Scoléra ! Voyez la colère de Lithé et Meroclet ! C’est là tout ce que nous méritons, pauvres fous que nous sommes, après les horreurs perpétrées en Cyanide !

 Les lamentations et les cris s’étaient éteints sur la place. Là-bas, tout le monde avait les yeux rivés sur Amset. Dans l’ensemble de la ville, d’ailleurs, ils s’étaient tous figés d’effroi, du plus humble des badauds à l’Empereur lui-même, en passant par les traîne-misères. La précaution de Saul et David s’avérait inutile, car la peur du Colosse tenaillait plus que la menace d’un coutelas.

 — Laissez-moi vous raconter ce que la Croisade a engendré comme monstruosités ! Les Terres de Cyanide, autrefois belles, luxuriantes, grouillant de vie, ne sont plus que le théâtre des atrocités de quelques garnisons armées qui massacrent, violent, pillent. S’agit-il donc des valeurs que le Culte voulait partager avec nos frères ?

 Il poursuivit ses descriptions sans hésiter, sur un ton dur et accusateur. Certaines personnes murmuraient entre elles. On l’avait reconnu, ils avaient fait sensation lors de leur passage avec Orbia, quelques années plus tôt. On savait qu’il vivait en Cyanide, qu’il était donc un témoin direct de ce qu’il narrait là avec assurance tandis que Scoléra les privait de soleil. Ce ne pouvait pas être une supercherie.

 — Un homme est passé dans mon village, continua Amset. Estienne Boethe. Il n’a pas hésité à sacrifier les soldats de mon pays qui étaient à sa charge, simplement pour causer encore plus d’horreur sur le champ de bataille. Et alors qu’il devait nous quitter, il a décidé de tout détruire chez nous. Ma femme, ma fille, mes amis… Je suis le seul survivant de son massacre à base de parchemins, car Scoléra m’a sauvé de mon infortune pour que je puisse vous raconter l’horreur de la Croisade.

 Ils avaient convenu de ne pas raconter toute la vérité au peuple. Barrabas avait raison, il y avait des choses qui devaient rester secrètes si on ne voulait pas que quelques amateurs de ces pratiques interdites n’émergent, encouragés par les succès de Boethe. L’Assyrien espérait d’ailleurs que son accusation permette de mettre la main sur le Faussaire, afin de le faire taire. Tant qu’à Cassité, mieux valait simuler sa disparition pour le moment.

 Il poursuivait son histoire, contant ce que la barde Emilia lui avait adressé dans la missive qui avait mis le feu aux poudres. Tandis que le peuple commençait enfin à s’offusquer, à réagir avec toute l’horreur qu’attendait Amset, il y eut du mouvement dans la foule.

 On s’écartait pour laisser passer l’Inquisiteur, Son Excellence Khrouchtchev. Fidèle à son surnom, son chapeau haut-de-forme le trahissait dans la populace. Contrairement à la fois où il avait reçu Amset et Orbia en son temps, il paraissait furieux et pressait le pas, si bien que ses Disciples peinaient à le suivre. Quand enfin il arriva près d’Amset, il pointa un doigt accusateur sur le Guide de Nochélys.

 — Vous, petit enfoiré ! Comment osez-vous proférer de telles balivernes et vous dresser contre nous ?! Vous ne méritez pas de vivre, et Vausturn se fera un plaisir de vous priver de ce privilège !

 Amset ne lui répondit pas, feignant de ne pas l’avoir remarqué. Il continuait de plaider la fin d’une Croisade en soulignant à quel point celle-ci s’était plongée dans l’horreur. Furieux, le Chapelier proféra menaces et insultes sous les regards partagés de la foule. Saul et David s’apprêtaient à intervenir s’il faisait un pas de plus, mais Scolèra lui-même ne leur en laissa pas le temps.

 Si son corps gigantesque continuait de recouvrir le soleil, le mille-pattes fondit soudain droit sur la place. Les cris des témoins résonnèrent quand le Colosse attrapa l’Inquisiteur entre ses chélicères pour remonter aussi vite dans le ciel alors qu’Amset, imperturbable, continuait sa plaidoirie, à peine couvert par les cris de son Excellence.

 — A moi ! Vausturn, Colosse de la Mort, je vous en prie, venez à mon secours ! Seigneur Vausturn !

*

* *

 — Je crois que cet humain t’appelle, mon très cher frère.

 Pour toute réponse, son adversaire roula des yeux, avança son Cavalier et prit un Fou. Les deux hommes jouaient aux échecs, installés au balcon du Palais, sans plus se soucier du remue-ménage causé par Amset sur la place. Ils revêtaient tous les deux une tenue d’Évêque qui ne leur servait qu’à dissimuler leur véritable visage, de ceux qui en savent déjà beaucoup plus que quiconque en Terre des Murmures.

 — J’espère juste que Scoléra ne va pas trop me l’amocher. J’aimerais qu’il reste en place encore quelques années, le temps que je trouve une enveloppe charnelle jeune et prometteuse pour reprendre son titre.

 — Je pensais que cela t’ennuyait.

 — Et surveiller mes jouets est encore pire. Vient toujours un moment où ils n’en font qu’à leur tête.

 — C’est parfois ainsi qu’on s’amuse le mieux. L’Inquisiteur de Safranie m’a déjà offert quelques délicieux spectacles. Autant rester dans l’ombre.

 — Tu n’as pas tout à fait tort, Jura. Mais puisque notre petite Croisade risque fort de prendre fin sous peu, il faut bien que je trouve d’autres manières de me distraire. Pour nous qui sommes immortels, le temps est bien long.

 Ils jouèrent encore quelques coups, écoutant d’une oreille distraite les paroles du Guide de Nochélys. Lorsque la partie se solda par une égalité, Vausturn se leva et posa ses mains sur la rambarde du balcon dans le but d'observer la foule. Le peuple d’Emor s’était agenouillé pour prier la grâce de Scoléra et des deux Dieux.

 — Regarde-moi ces insectes… Ils sont pathétiques.

 — Peut-être, mais ce sont nos sujets, ils sont ignorants de tout, répondit Jura en quittant son siège. Aujourd’hui, ils proclament la paix. Demain, ils s’entredéchireront de nouveau. C’est là leur nature.

 — Ce jour-là, nous voilerons le ciel et je sèmerai la Mort.

 — Et là où la Mort passe, ne subsiste que le Silence.

 Disant cela, l’autre Évêque traversa un miroir mural afin de rentrer en Safranie, le pays à sa charge. Vausturn resta seul à toiser la noblesse cobalte avec dédain. Il n’avait pas de haine particulière envers l’Assyrien. Ce prêtre n’était que bien peu de chose, un simple contre-temps, pas de quoi s’attirer ses foudres. Scoléra, par contre, commençait à l’agacer. S'ils avaient été amis, auparavant, le Colosse de la Mort n’avait toujours pas digéré sa trahison.

 — Patience, Scoléra. Un jour, je te ferai goûter à la douce torpeur de la mort…

 Puis il fit volte-face et se retira dans le Palais, désireux de consulter quelques ouvrages interdits aux mortels.

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