Chapitre 1

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Ciel bleu, belle mer, bonne brise, le voilier de Loïc et Marie filait à bonne vitesse, vent de travers.

"Rien que nous deux, en amoureux, loin de la folie des hommes, sur la belle bleue qui évoque tant tes yeux”, avait-il dit pour convaincre Madame de l’accompagner, elle qui n’avait ni le pied marin, ni les yeux bleus d’ailleurs.

Bien que pleines de charme et d'attention, ces paroles masquaient les véritables intentions de Loïc : le jeune homme détestait naviguer seul et aucun touriste ne s’était manifesté pour une sortie payante en Baie de Douarnenez.

Qu’importe, sa femme avait accepté de venir avec lui. Elle avait bien essayé d’esquiver la balade à coups d’arguments plus ou moins bien sentis : “les femmes à bord portent malheur”, “je vais vomir partout sur ton beau bateau”, “je sors de chez le coiffeur”... mais Loïc avait balayé chaque remarque avec aplomb : “Tu confonds avec les lapins”, “Comme ça, tu nourriras les poissons, “Le brushing marin t’ira à ravir”.

L'embarcation filait en direction de l'Ouest, les voiles gonflées par le vent. Les jeunes gens étaient assis côte à côte pour compenser la gîte.

  • Je suis vraiment heureux que tu sois venue, merci d’avoir accepté mon invitation, fit Loïc en lui caressant le genou d’une main, l’autre tenant fermement la barre.
  • Oui, oui répondit-elle mécaniquement en regardant au loin, insensible à ses gentilles paroles et à son geste d’affection. Elle avait lu dans un magazine qu’il fallait fixer un point lointain pour s'épargner le mal de mer et se concentrer entièrement sur la ligne bleue de l'horizon.
  • On n’est pas bien, là, tous les deux, libres comme le vent, à filer sur les flots ?
  • Oui, oui.

Loïc laissa passer un instant, puis lança, d’un air inspiré, le regard planté vers le lointain :

  • Den dishual, atav e kari vad d’ar mor !
  • Hein ?
  • C’est du breton, ça veut dire “homme libre, toujours tu chériras la mer”.

Marie le fixa en silence et fut prise d’un fou-rire.

  • Genre, d’un coup tu t’es dit “Tiens, je vais sortir une phrase en breton pour la beauté du geste” ? Mais mon “vuiañ-karet”, tu parles même pas breton, ou si peu ! Tu cherches encore à m’impressionner après dix ans de mariage ? Je suis flattée ! le taquina-t-elle.
  • Je trouve ça de circonstance, c’est tout, fit Loïc, faussement vexé. Et puis, c’est du Baudelaire, c’est beau, Baudelaire, c’est de la poésie, et un monde sans poésie, c’est triste et gris.
  • Mais Baudelaire il était même pas Breton ! répliqua Marie en riant.
  • Baudelaire était aussi Breton qu’André Breton, d’abord.
  • Donc il ne l’était pas du tout.
  • En effet, tu marques un point, ma chérie, concéda Loïc.
  • Je sais, mon amour, je sais, répondit Marie, qui se concentra à nouveau sur l’horizon, cette discussion légère n’étant pas parvenue à lui faire oublier complètement son mal de mer.

Le silence s’installa, joyeux et contemplatif chez l’un, morose et inquiet chez l’autre.

Loïc, le sourire aux lèvres et les cheveux au vent, se délectait de l’air marin et du paysage si caractéristique des côtes bretonnes. Qu’elles étaient belles, ces falaises découpées recouvertes d’une lande d’ajoncs dorés et de bruyères mauves, longée par un étroit sentier côtier où perçaient çà et là de minuscules maisons grises de douaniers se découpant sur le ciel bleu. Qu'elle était belle, sa Marie, cheveux au vent, le regard fier malgré le mal de mer, l'humour toujours au bord des lèvres, comme il l'aimait !

Marie regrettait d’être venue sur le bateau, elle endurait chaque coup de roulis comme une torture et sentait le repas du midi escalader lentement son oesophage. Une fatigue suspecte la gagnait. Incapable de lutter, son corps s’engourdissait de sommeil, elle ne parvenait plus à relever ses paupières devenues trop lourdes.

Soudain, le tintement assourdissant d’une cloche rompit le silence. La jeune femme se réveilla en sursaut.

  • Tu as entendu ? fit Marie, inquiète.
  • Oui… C’est très étrange, nous sommes à plus de cinq milles des côtes, et l’église la plus proche est celle de Beuzec Cap Sizun, là-bas, répondit Loïc en pointant du doigt le clocher de granit qui se dressait au milieu d’un petit village typiquement breton.
  • Mais le bruit venait de tout près ! insista Marie, son mal de mer s’étant mué en une sourde panique.

Le tintement reprit de plus belle, suivi de chuchotements, de voix féminines murmurant des mots semblant venir d’un autre âge.

Loïc resta muet, le visage crispé, les yeux inquiets. Il se pinça l’arête du nez, fronça les sourcils.

  • Je crois savoir ce qui se passe, ma chérie.
  • Quoi donc ?
  • Chuuut. Moins fort !
  • Quoi ? souffla Marie.
  • C’est les Marie-Morgane !
  • Hein ?
  • Sais-tu où nous nous trouvons ?
  • Bah, oui, en Baie de Douarnenez, je suis pas idiote.
  • Oui, mais plus précisément, nous sommes au-dessus de…

De nouveau, les cloches sonnèrent, suivies des mêmes voix indistinctes. Loïc laissa passer un silence et regarda autour de lui comme s'il se sentait observé.

  • Nous naviguons pile au-dessus… de la ville d’Ys !

Les murmures reprirent de plus belle, Marie sentit un frisson lui parcourir l’échine, ses poils se dressèrent sur ses bras.

  • La ville d’Ys, ma chérie, la cité engloutie où vivent les Marie-Morgane, ces jeunes sirènes impitoyables qui changent d’apparence à volonté et se jouent de la faiblesse des hommes !
  • Tu te moques de moi, là ?
  • Pas du tout, répondit Loïc avec sérieux. Est-ce que tu connais la légende ?
  • Vaguement…
  • Bon, Il y a très longtemps, la ville d’Ys, la plus belle ville du monde, tellement belle que Paris a été nommée en fonction d’elle, Pareille à Ys, Paris ! Eh bien cette ville fut engloutie, car la reine Dahut ouvrit ses portes à un homme élégant qui se révéla être le Diable en personne. Saint Guénolé tenta bien d’empêcher la catastrophe en faisant sonner les cloches de son église pour faire fuir le démon... Trop tard, cette cité que la Reine Dahut avait transformée en refuge de débauche, était damnée à jamais.

Loïc marqua une courte pause pour observer l'effet de ses paroles sur sa compagne. Marie l'écoutait attentivement et l'encouragea à poursuivre.

  • Les anciens racontent que par temps calme, on peut entendre sonner les cloches de la cité disparue et que les jeunes filles prisonnières des flots se manifestent pour tourmenter les hommes, les soirs de lune ou les chaudes après-midis d’été, peignant leurs cheveux d’or et chantant des complaintes d’autrefois… Moi-même, une fois, il m’est arrivé de talonner en pleine baie, si ça se trouve, la quille avait heurté un des bâtiments de la ville, qui sait, la flèche de la cathédrale ?

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