Doux amer

6 minutes de lecture

Il a choisi un renfoncement sombre, à l'abri des regards et de la bruine. De là, il peut observer le ballet des quidams qui déambulent, chagrins, les uns par petits groupes, les autres solitaires. Certains passent tout près de lui, si près qu'il pourrait les toucher sans même faire un seul pas, juste en tendant le bras. Absorbés par leurs conversations ou perdus dans leurs pensées, ils sont à sa portée sans même soupçonner sa présence. Immobile, totalement fondu dans le décor comme les gargouilles grimaçantes échouées ça et là sur les murs gris qui l'entourent, il passe inaperçu. C'est très exactement ce qu'il souhaite. Ne pas échanger le moindre mot, esquisser le moindre geste, croiser le moindre regard. Ne rien faire qui puisse attirer l'attention, qui trahisse le tourment qui le dévore. Et quand l'une des silhouettes drapées de sombre semble avancer dans sa direction, sa main, dans sa poche, serre un peu plus fort l'étui de cuir.

En cet instant, seul le contact de l'objet familier est en mesure de l'apaiser. Il le sort avec précaution de son fourreau, campé maintenant face au mur de façon à soustraire son geste aux yeux indiscrets. Comme il caresse doucement le manche en bois d'olivier patiné par le temps, il redécouvre du bout des doigts les ornements délicats qu'il peut décrire les yeux fermés : trois clous de laiton alignés sur une face, cinq formant une croix sur l'autre, plus un à chaque extrémité. Puis, de l'index, il parcourt la lame qui, une fois dépliée, révèle les arabesques gracieuses d'un acier damassé aux reflets anthracite. Il fait la grimace en effleurant la pointe, brisée net à la suite d'une chute, bien que personne n'ait jamais avoué l'avoir laissé tomber. Le sceau en forme d'abeille à la base du manche, le poinçon et le numéro de série aux empreintes encore nettes, révèlent une facture de qualité et une provenance authentique. Il faut une paume large pour l'avoir bien en main, il est taillé pour une main d'homme.

Un couteau comme celui-ci, on ne s'en sépare jamais. Il l'a appris du grand-père auprès duquel il a grandi. Il songe à ces jeudis ‑car il était enfant du temps ou les écoliers musardaient le jeudi‑ où ils s'asseyaient côte à côte, à l'heure du goûter, à la douceur du soleil des après-midi d'automne. Le verger attenant à la maison prodiguait toutes sortes de fruits, dont des pommes à la chair ambrée, juteuses et délicieusement acidulées, et des noix blanches et suaves, pulpeuses à souhait. Dans un cérémonial immuable, le vieil homme essuyait d'abord la lame avec son mouchoir, qu'il étalait ensuite entre eux deux avec soin, l'étirant au mieux du plat de la main. Puis il coupait les pommes en quatre, avant d'en faire sauter le cœur en une incision unique et précise, et disposait les morceaux sur le carré de tissu. Enfin, d'un coup, dans un mouvement de rotation de la pointe vif et sûr qui laissait l'enfant admiratif, il ouvrait les noix en deux et les évidait pareillement. Après qu'il avait placé leurs brisures de part et d'autre des bouts de pomme et essuyé de nouveau le revers de la lame, sur sa manche cette fois, il replaçait le couteau dans son étui de cuir brun. Alors, et alors seulement, ils dégustaient en silence quartiers et cerneaux aux saveurs ennoblies par une alliance parfaite, partageant là l'un de ces moments de complicité sans prix qui lui font dire aujourd'hui qu'il a eu la plus belle enfance dont on puisse rêver.

Jusqu'à ce soir d'avril où leurs habitudes avaient tourné court. Ils avaient pourtant ce jour-là pris place sur le banc de pierre comme à l'accoutumée. Lui, l'estomac vide d'avoir arpenté les hectares du verger en tous sens à la poursuite de méchants imaginaires, d'avoir grimpé dans les arbres pour leur tomber dessus au risque de se rompre le cou, et d'avoir respiré tout son soûl de cet air saturé de senteurs et de bruissements. Son grand‑père, les poches pleines à en faire craquer la toile bleue cent fois déchirée et cent fois rapiécée déjà, leurs coutures si tendues qu'il faudrait bientôt pour la cent-unième fois sur le métier remettre l'ouvrage, leurs contours rebondis ne laissant nulle équivoque sur la nature du régal à venir. C'est à ce moment précis que leur routine avait volé en éclats. Sans un mot -il faut dire que l'homme avait la parole rare- le vieux avait déposé doucement sur les genoux du gamin son mouchoir replié sur lui-même. Une chose de forme oblongue, légère mais dense, était enveloppée dans le linge à carreaux bleus et blancs. Le cœur battant, n'osant y croire, l'adolescent avait soulevé timidement un coin du tissu, dévoilant, comme il le pressentait au regard du poids et de la forme de l'objet, un étui de cuir noir flambant neuf abritant un couteau en tous points semblable à celui de son aïeul.

- Attention, petit! ça, c'est pas pour les gamins!

Comme à chaque fois qu'il était grave, le vieil homme avait appuyé son propos en agitant dans un mouvement de va-et-vient énergique un index dressé aussi droit que son arthrose le lui permettait. D'instinct, au regard qu'ils avaient échangé alors, l'enfant avait pris la mesure de ce qui se jouait. Il avait compris qu'entre eux deux, en cet instant, ce n'était rien d'autre qu'un rite muet qui s'accomplissait. En une fraction de seconde l'envie d'exprimer sa joie avec exubérance avait fait place à une retenue virile, et il avait acquiescé de la même façon que son aïeul, d'un simple hochement de tête soutenu d'une œillade appuyée. C'était il y a trente ans, il avait tout juste quatorze ans. De ce jour-là, il a lui-même coupé ses pommes et ouvert ses noix, avant, bien plus tard, de préparer les fruits du goûter pour l’un et l’autre, quand les ans ont rendu frêles et tremblantes les mains jadis sûres et fortes.

- Votre grand-père est prêt, Monsieur. Vous pourrez y aller quand vous le souhaiterez.

La voix, bien que douce et posée, le fait sursauter, et l'acier aiguisé qui entaille alors son index ajoute encore à la rudesse de son retour à l'ici-et-maintenant. Il prend soin, avant de se retourner, d'escamoter prestement le couteau dans la poche de son blouson où il le troque pour un mouchoir en papier qu'il presse fermement afin de stopper le sang qui perle à son doigt. Il s'efforce de sourire à l'homme en costume sombre qui vient de l'interpeler et le suit jusqu'au bâtiment principal. Quelques instants plus tard, il est prêt à tourner la clé de contact et à fuir tous ces gens dont il ne sait rien mais dont il déteste tout du simple fait de leur présence. Il s'adresse à l'homme avant de prendre congé.

- Merci de vous être occupé de lui de la sorte.

- C'est normal, Monsieur. Bonne route, et bon retour à vous deux.

Le trajet jusqu'à la maison est aussi silencieux que l'étaient jadis leurs goûters entre hommes. A leur arrivée une lumière diaphane inonde le verger dans le crépuscule, sublimant la silhouette aérienne des branches auxquelles un subtil souffle de brise semble donner vie. Les arbres sont couverts de fleurs, et si les Saints de glace ne s'en mêlent pas, ils ploieront sous autant de fruits à la belle saison. Dans quelques jours une multitude de pétales virevolteront dans un ballet gracieux avant de venir s'échouer sur le banc de granit qu'ils recouvriront d'un linceul éphémère. Déjà, chaque rafale emporte avec elle les fleurettes les plus fragiles.

Ce soir plus que jamais, la magie du spectacle, depuis le banc où ils sont installés côte à côte comme ils l'ont toujours fait, l'envoûte et l'apaise. Il a presque oublié, il est presque bien. Assis là, sans rien dire, sans bouger, il s’offre le luxe de repousser l'inéluctable, laissant le temps filer autant qu'il est encore possible. Mais le ciel est déjà sombre et le soleil décline vite en ce début de printemps : dans moins d’un quart d’heure il fera noir. Il prend une grande inspiration.

Il a perdu la notion du temps. Il prend seulement conscience de la nuit qui l’entoure quand, malgré ses efforts, l’obscurité empêche ses yeux rougis de suivre la valse funèbre et délicate à laquelle se livrent encore fleurs de pommiers rosées et cendres gris-blanc mêlées. Il pose alors sur le banc le vase lisse, sobre et froid qu’il a gardé serré tout contre lui après l’avoir ouvert à contrecœur.

- Bien, tu es à la maison maintenant, je peux te rendre ton couteau, hein?

Et il sort de sa poche un vieil étui de cuir brun qu’il dépose tendrement dans l'urne avant de la refermer.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Valérie Linarès Avignon ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0