C'était une erreur grossière et facile à éviter.

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C'est cette maîtresse de CE2 un peu excentrique - madame Messier ? Meursier ? - qui m'a parlé la première de conditionnement pavlovien. Ses yeux brillaient toujours lorsqu'elle évoquait un principe ou une expérience quelconque, qui n'avait qu'un vague rapport avec le programme, devant notre classe de primaire à moitié assommée par le steak-purée de la cantine. Ceux qui étaient suffisamment réveillés comprenaient qu'il s'agissait de choses importantes, de choses de grands, et nous écoutions avec plus d'attention que s'il avait fallu tout retenir pour un contrôle.

Ce concept ne m'a jamais quittée. Je le mettais à toutes les sauces. J'en trouvais des instances dans les histoires qu'on me racontait, de la plus adorable à la plus atroce. Une amie qui souriait en passant devant la boutique où son petit copain achetait ses vêtements, un collègue qui demandait honteusement à ce qu'on ne claque pas si fort le couvercle de la poubelle, pour avouer au bout de plusieurs mois que les bruits forts lui rappelaient la violence de sa mère lorsqu'il était enfant - et j'étais à nouveau transportée dans cette salle de classe.

Je testais sur moi-même et sur les autres ce qui, comme je l'appris par hasard lors d'une virée sur Wikipédia, s'appelait le conditionnement classique. Ce n'était jamais méchant, jamais malsain. C'était de la psychologie assez banale, et je l'utilisais pour faire le bien. Une amie et moi avions "notre chanson", une jolie reprise acoustique que nous avions l'habitude d'écouter chez elle, enroulées dans une couverture avec une bonne tasse de thé, et elle nous avait toutes les deux sauvées d'une crise de panique à plusieurs reprises. Mon beau-frère, habituellement assez rustre, avait pris l'habitude de vider le lave-vaisselle dès qu'il entendait le générique de Plus Belle la Vie, parce que ma soeur l'avait patiemment rappelé à l'ordre tous les jours à la même heure.

Et puis un jour, quelque chose a changé. Je ne saurais pas dire quoi. Il faudrait poser la question à mon médecin de famille ou à ma psy. Je sais seulement qu'un jour, la peur s'est installée en moi et ne m'a plus lâchée. Bien sûr, j'avais des moments difficiles, des disputes, des difficultés professionnelles, mais rien qui puisse justifier cet état d'angoisse permanent.

Pour survivre, ou plutôt pour ne pas complètement me perdre au contact du monde, je suis retournée dans un lieu que je n'avais plus vu depuis des années. Mon monde intérieur, ce wonderland qui n'appartenait qu'à moi. Petite, c'était mon terrain de jeu avant de dormir, et il me suivait souvent jusque dans mes rêves. C'était un jardin qui s'étendait à l'infini, rempli de grenouilles et de lamas aux couleurs pastels, et les fleurs y étaient comestibles, tout comme les fruits en pâte d'amande qui débordaient des arbres immenses. Dans ce monde, les problèmes typiquement terriens qu'étaient les relations, les devoirs et les disputes parentales n'existaient pas, et c'était ça, bien plus que les bonbons et les animaux, qui le rendait si important à mes yeux.

Seulement, j'étais adulte, désormais. Cette petite étincelle dont parlent les écrivains, cette fantaisie qui vient si naturellement aux enfants, nous la perdons tous en grandissant, et bon courage pour la retrouver. C'est comme demander à un aveugle de voir. Un sens en moins.

Pourtant, je ne voulais pas, je ne pouvais pas renoncer à ce lieu qui avait été mien pendant tant d'années. La solution m'est venue d'un ami aux penchants étranges qui jurait que, par la méditation, on pouvait accéder aux recoins les mieux cachés de notre esprit. Mon petit monde était toujours là, mais la porte s'était tant rétrécie qu'il faudrait l'agrandir méthodiquement pour pouvoir la franchir à nouveau. Cela prendrait du temps et nécessiterait un entraînement rigoureux.

Cette réponse ne me réjouissait pas, et pour cause : je n'avais ni le temps, ni l'énergie de m'entraîner, comme il disait. Il fallait que je puisse accéder à cet espace partout et tout le temps. Il me fallait un raccourci.

L'idée m'est venue juste avant ma première tentative de méditation. J'avais besoin d'une information sensorielle à laquelle m'accrocher. J'ai fouillé les tiroirs de ma table de nuit, et au milieu des feuilles à carreaux noircies de poèmes et des livres de poche jamais finis, j'ai trouvé une bouteille à moitié vide d'eau de toilette à la rose, une fragrance que je ne portais jamais, oubliée par une ex des années plus tôt. J'ai reniflé un instant l'ouverture du flacon. Les années s'étaient écoulées. J'avais fait d'autres conquêtes. Cette odeur ne m'évoquait plus rien.

J'appuyai trois fois, et je fermai les yeux.

Je respirais lentement, et petit à petit, à mesure que mon pouls ralentissait, des images de mon paradis d'enfant, décolorées et translucides, apparaissaient devant mes yeux. Je ne pouvais pas encore m'y promener, ni même le regarder très longtemps, mais je savais que la porte s'ouvrirait un peu plus à chaque essai.

Au bout de vingt minutes, j'avais épuisé toutes mes ressources, toute mon énergie, et je me suis endormie.

Le lendemain, j'ai recommencé. Le jour d'après aussi, et puis le suivant. À chaque fois, ce parfum, qui n'avait pourtant pas grand-chose à voir avec le monde dans lequel je me perdais, m'accompagnait. Chaque jour, j'allais un peu plus loin. Les contours étaient plus nets, les couleurs plus vives. Un jour, alors que je caressais la fourrure rose d'un lama, une marguerite en sucre dans la bouche, je me suis rendu compte que j'étais complètement retombée en enfance. J'avais retrouvé cette petite flamme que l'âge m'avait enlevé.

Ma vie régie par la peur pouvait maintenant s'arrêter dès que je le souhaitais. Il suffisait d'appeler mon patron et de me faire passer pour malade, de décommander un repas avec des amis, et je pouvais m'allonger sur mon lit, pulvériser quelques gouttes de parfum et me laisser entraîner dans un univers sans douleur et sans contraintes. C'était une véritable addiction, bien sûr, mais c'était toujours mieux que la drogue ou l'auto-mutilation.

J'ai dû racheter un, puis deux, puis trois flacons, tant j'avais recours à ce mécanisme que je connaissais si bien. J'en gardais toujours un sur moi, dans mon sac à main, et parfois, assise à mon bureau ou au restaurant, lorsque mon cerveau décidait de me jouer des tours, d'exciter mon amygdale pour essayer de me faire sombrer, je me laissais aller, les yeux dans le vague, tandis que mon corps, désormais habitué à faire semblant, continuait de se mouvoir sans but, de réagir à des sons et à des images que je ne voyais même pas.

Et puis, petit à petit, les choses se sont calmées. Je veux dire par là que je n'avais plus peur de sortir, ni de parler, et les idées noires sont devenues plus rares et beaucoup plus faciles à chasser. En somme, tout était revenu à la normale.

Pendant des mois, je me suis adaptée à ma nouvelle existence, proche de l'ancienne, à l'exception d'une connaissance accrue de moi-même qui se ressentait dans tous les domaines de ma vie. Je flanais à nouveau. Je me promenais dans les rues, le nez en l'air, tous les sens en éveil. Et c'est le moment que toutes les femmes ont choisi pour porter un parfum à la rose.

Ça avait été le hasard, ou peut-être étais-ce dû à la maladie qui rongeait mon cerveau et émoussait ma perception du monde. Depuis le début de mon conditionnement, je n'avais jamais senti d'autre parfum à la rose que le mien. Maintenant, ça ne manquait pas. À chaque sortie, une femme me frôlait ou s'asseyait près de moi dans le bus, et à chaque fois, des notes de la même senteur s'attardaient sur sa peau. Qu'elle soit seule ou mélangée à d'autres n'avait pas d'importance. À chaque fois, sans l'avoir choisi, j'étais projetée dans mon monde intérieur, et le monde physique passait au second plan.

Je ne compte plus les fois où j'ai regardé ma montre en me hâtant dans les couloirs du métro pour arriver à l'heure au travail, et où je me suis réveillée trois heures plus tard, à mon bureau, en train de parler avec un collègue. Mon corps se débrouillait très bien tout seul pour les activités simple, comme parler de la météo et faire semblant de remplir des tableurs Excel. Mon esprit, lui, flottait dans une sorte de Nirvana psychédélique qui me semblait souvent plus tangible que la réalité.

Mes amis le remarquent, bien sûr. Il y a souvent ce voile entre nous, cette brume opaque qui m'empêche de suivre leurs conversations. J'ai du mal à m'extirper de ma transe lorsqu'elle me prend. Ils s'inquiètent parfois, en voyant mes yeux vides et les sourires mécaniques que je leur adresse. Comment leur dire que ce ne sont que les effets secondaires d'un mécanisme qui m'a tant aidée, pas les signes d'un quelconque trouble ?

Au fond, c'est une erreur grossière et facile à éviter qui m'a menée où je suis. Si j'avais simplement utilisé une autre odeur, moins commune, tout aurait été différent. Maintenant, à n'importe quel moment, je peux être transportée dans un monde onirique que je contrôle dans les moindres détails, un univers où le moindre geste fait naître sous mes pieds des écrins de verdure et des rivières de miel. Et puisque mon corps semble capable de se maintenir en vie, qu'est-ce qui m'empêche d'y passer tout mon temps ?

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