Entre le fromage et la bûche

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C’était entre le fromage et la bûche, une nuit de Noël d’une sinistre année où d’obscures barbaries firent cure de jouvence de par chez nous.

C’était entre le fromage et la bûche, Il s’appelait Marcel et comment aurait-il pu s’appeler autrement et préférer le foot et la chasse à la lecture. Elle s’appelait Sophie jolie comme un cœur, conne comme un cul, et comment ne l’aurait-elle pas aimé, son cul et les fringues qui allaient dessus. Elle s’appelait Solange aux grands yeux bleus cachés par des lunettes classes, classe partout même dans sa classe où elle enseignait le français. Il s’appelait Gabriel, élu du peuple, cravate et cheveux gominés, on lui donnait le Bon Dieu sans confession comme à sa femme Irène transparente derrière son mari. Il s’appelait Franck, la quarantaine épanouie, aussi beau et blanc que sa nouvelle compagne Mabel était black et belle, malgré une cicatrice sur la joue et une boiterie qui faisait singulièrement balancer ses hanches. Il y avait d’autres parents tous aussi sympathiques, mais la table était grande et la conversation circulait mieux entre ces sept là. Au-delà, seuls les bouteilles et les plats dansaient de main en main. Les rires et les hausses de tons des parlotes fusaient au gré du vin ou pas.

C’était entre le fromage et la bûche, c’était aussi l’instant d’en griller une pour surveiller les marmots qui jouaient dehors parce qu’il faisait doux cette année-là.

On avait épuisé tout ce qu’il était de bon ton de causer, de la famille, du travail et des études. Des naissances à venir et des absents comme la grande tante Angèle inhumée il y a six mois ou tel cousin à l’hôpital, oui le fils du frère de la demi-sœur de Marcel, tu vois ?

C’était entre le fromage, la bûche et le sixième verre de vin de Sophie, le quatrième de Solange. Franck et Mabel ne buvaient pas d’alcool, Irène non plus, Gabriel le dégustait et Marcel ne comptait plus.

C’était entre le fromage et la bûche et Sophie avait un décolleté à faire pâlir Gabriel et les lèvres de Mabel à faire bander Marcel et les yeux de Solange à faire craquer Franck même si elle préférait ceux de sa compagne africaine. Mais la blonde Sophie sut refroidir les libidos qui bouillaient et réchauffer les cerveaux qui dormaient entre le fromage et la bûche, entre le penalty de Ducon et le sanglier loupé du chasseur.

— J’ai adoré la pintade farcie de Mami Marcelle, a dit Sophie

Et tous d’applaudir à la réflexion de la blonde, à l’unanimité quoi.

— C’était œcuménique, a dit Gabriel.

— Ça veut dire quoi « au cul et nique » ? a dit Marcel.

— Ça veut dire que ça fait l’unanimité, a dit Franck.

— En quelque sorte, a dit Solange.

Irène n’osa rien dire.

— Ça veut dire surtout que ça satisfait tout le monde quelles que soient nos religions, a dit Gabriel en regardant Mabel.

— Nous sommes tous Charlie ! a crié Sophie.

La table entière s’est tue, comme pour communier. Mais entre le fromage et la bûche, il y eut surtout comme une étincelle.

— Sommes-nous tous chrétiens à cette table en ce soir de Noël ? a dit Gabriel en fixant la cicatrice de Mabel qui lui donnait un air sévère quand elle ne souriait pas.

Et Marcel de s’écrier en levant son verre et en regardant les fesses de Sophie.

— Nous mettrons tous ce soir, le petit jésus dans la bergerie ! Pas vrai ?

Et le silence de la table se fit aussi lourd que la plaisanterie de Marcel.

— Et ça changerait quoi si nous n’étions pas tous chrétiens à cette table ? fit Franck à Gabriel.

— Rien, simplement pour rappeler que Noël est une fête chrétienne par les temps qui courent.

— Païenne ! fit Solange, païenne, car c’est la fête du solstice d’hiver depuis la nuit des temps bien avant la naissance du supposé Jésus.

— Supposé ! fit Sophie

— Supposé ? fit timidement Irène.

— Ma chère cousine n’a pas perdu le sens de la provoc, fit Gabriel avec un grand sourire.

— Ta chère cousine t’emmerde ! fit Solange en se levant, je vais en griller une.

— Eh ! Eh ! moi aussi ! fit Marcel qui n’avait rien saisi de la subtilité d’un débat qui perdait à cet instant de son œcuménisme.

C’était entre le fromage et la bûche. Sophie avait l’art de mettre les pieds dans le plat et le plat était large.

— Vous y étiez à la manif de Charlie ? Moi, oui ! c’était génial ! Il y avait presque autant de monde que pour la manif pour tous !

Et la tablée muette cherchant du regard Solange qui grillait sa clope au-dehors.

— Tu y étais Gabriel, à la manif pour tous ? fit Franck.

— Oui, bien sûr.

— Et Marcel ?

— Non, il était à la chasse, fit Sophie.

— Ce n’est pas très chrétien, ça, fit Franck en souriant.

— Comment oses-tu dire cela, n’étais-tu pas de notre mariage à l’église Saint Paul ?

— Ne le prends pas mal, fit Franck, c’était une plaisanterie.

— Ha ?

Et la tablée soudain de parler de leur mariage qui à la mairie qui à l’église et Gabriel du sien célébré par l’évêque de Nîmes, histoire de parler, mais Franck et Mabel qui s’aimaient simplement n’avaient rien à dire.

Marcel de retour du balcon et gai comme un pinson, chanta soudain la Marseillaise, le poing sur la poitrine pour sauter dans le plat.

— Tout le monde se lève pour la Marseillaise !

Et Gabriel de se lever d’un bon avec la tablée maugréant et de chanter à l’unisson « Allons enfants ! » sauf Franck et Mabel.

C’était entre le fromage et le dessert et les yeux de tous regardaient Mabel en particulier.

Le chant gaulois s’arrêta au troisième couplet et tout le monde se rassit sauf Marcel, qui regardait Franck et sa « négresse ».

— Tu ne chantes pas la Marseillaise ? Vous n’aimez pas la France ?

Et Sophie de le tirer par la manche et Gabriel de fixer Mabel sur sa cicatrice pour ne pas la regarder dans les yeux. Sur cet adorable visage noir, on ne fixait involontairement que cette cicatrice pour ne pas s’avouer la beauté de ses traits.

— J’aime la France, mais pas la Marseillaise comme tous les hymnes en général, dit Franck.

— Alors, tu n’aimes pas la France ! répondit buté, le Marcel.

Et Solange de le tirer aussi par la manche.

— Toi, la gouine, fait pas chier !

Et Marcel d’écumer sur le plat et son regard haineux de se poser aussi sur la cicatrice de Mabel.

— Homophobe ! Raciste ! s’écria Solange.

— Je ne suis pas raciste, mais j’aime pas les émigrés, c’est pas pareil ! fit le chasseur.

Une larme coulait sur la cicatrice de Mabel et semblait déchirer sa joue un peu plus. Pourtant, c’était Noël et les enfants qui étaient entrés pour chanter la Marseillaise avec les vieux, attendaient la bûche et leurs cadeaux. Solange quitta la salle avec les gosses qu’elle entraîna loin de ce trip nauséabond de grands.

Franck prit tendrement la main de Mabel.

— C’est notre philosophie à tous les deux, nous aimons la France, mais la patrie est une notion qui nous est étrangère, tu nous excuseras.

Gabriel prit la parole en resserrant sa cravate comme par réflexe. Sa nouvelle promotion de conseiller régional Franc National lui montait à la tête. Pour qui l’avaient connu quelques années de moins et le crâne rasé…

— Je pense que nous nous égarons mes amis, Marcel s’emporte, mais nous devons nous ressaisir en ce soir de Noël et nous devons accueillir avec la même miséricorde ceux qui n’ont pas notre religion, ni notre couleur de peau, qu’il soit français, Patriotes ou pas.

— Ben, moi, je pense pas ! s’écria Marcel encore debout. On sait tous, ce que les islamistes ont faits à nos jeunes au Bataclan, moi je ne pardonne pas à l’Islam !

Son regard se fixa à nouveau sur la joue de Mabel comme pour déchirer la vieille plaie.

C’était entre le fromage et la bûche et nul ne moufta les pieds dans le plat, pas même Gabriel. Un ange passa sur la tablée jusqu’à l’indignation de Franck qui se dressa enfin.

— Mais tu arrêtes de dire des conneries ! On a tous compris que tes propos visent Mabel parce qu’elle est noire. Mais elle est Française comme toi et Rwandaise !

— La double nationalité ! Nous y voilà ! que cache-t-elle sous sa robe ?

Franck poussa sa chaise, mais Mabel le retint à temps avant qu’il ne se jette sur le Marcel. Elle se leva à son tour et Franck retrouva sagement son siège.

— Tu veux savoir ce que je cache sous ma robe ? Quelle ceinture d’explosif ? fit-elle en défiant le regard haineux de Marcel.

C’était entre le fromage et la bûche, elle portait une belle et longue robe noire cintrée sur le corps de rêve d’une princesse africaine. Sous le regard stupéfait de la tablée, elle fit glisser avec souplesse de fines bretelles, juste assez pour découvrir ses épaules et le haut d’une poitrine que nul soutif ne maintenait, mais qu’une grande croix en or pâle ornait.

— Je suis chrétienne comme toi Marcel et toi Gabriel comme vous tous à cette table !

Elle fit descendre un peu plus l’étoffe pour découvrir un sein tout aussi balafré que sa joue. Une cicatrice affreuse qui partait un peu au-dessous de l’aréole qu’un long bout égayait, pour finir au pli de l’aisselle. Ce spectacle paralysa l’assistance et cloua Marcel sur sa chaise.

— Je suis catholique, Française et Rwandaise. Je suis né au Rwanda, j’ai fait plus tard mes études en France et passé un CAPES d’histoire.

C’était entre le fromage et la bûche que Mabel impudique, torse nu, une estafilade sur le sein droit qui glaçait l’assistance, raconta un certain Noël de 1993.

Ils étaient tous Hutu sauf Mabel, qui avait alors douze ans. Noël oblige, ils étaient invités au repas de famille sous le vieil eucalyptus. Son père Tutsi avait décliné l’invitation, sa mère Hutu était venue comme de coutume, mais la tablée, cette année-là, détestait plus que de coutume les métissages. Mabel et sa mère essuyèrent la condescendance des uns et la haine des autres. Certains criaient et menaçaient même de les chasser. Elles furent chassées entre le mil et la mangue pour la subtile différence qui distingue le Tutsi chrétien du Hutu de même confession.

Mabel laissa glisser plus bas sa robe sur un ventre constellé de cicatrices affreuses.

C’est un médecin français qui la trouva gisant dans le jardin de sa maison entre les cadavres de ses parents un 6 juin 1994. Les chirurgiens militaires ont réparé la plaie du torse et ses muscles qui étaient sectionnés jusqu’aux côtes mises à nu.

Sa robe glissa encore et tomba sur ses chevilles, découvrant le reste d’une silhouette de rêve, un string rouge et une belle et longue jambe couleur ébène.

L’autre portait une prothèse à hauteur du genou.

Les chirurgiens avaient pourtant tout fait pour sauver cette quille quasi démembrée par la machette d’un voisin. Celui-là même qui gueulait le plus fort au repas de Noël. Lui et nombre de ses semblables Hutus instruits et chrétiens massacrèrent au kalach à Kigali ou à l’arme blanche dans les campagnes, d’avril à juillet 1994, un million de Tutsis et quelques Hutus comme la mère de Mabel tout aussi lettrée et chrétienne que ses assassins. Des prêtres comme des enseignants Hutus participèrent à ce massacre fratricide.

C’est entre le fromage et la bûche que Mabel remonta sa robe sur sa chair noire martyrisée par la haine qui inonda le Rwanda, il y a aujourd’hui guère plus de vingt ans.

— Celui qui s’acharna sur moi parlait comme toi, Marcel et comme toi, Gabriel, ce soir de Noël 1993. Il chantait l’hymne rwandais le poing sur la poitrine et le chante probablement encore dans sa prison. Il était membre des hutupower que l’on appellerait ici les identitaires. Les autres suivaient muets de peur de je ne sais quel complot.

Quels seront vos Tutsis dans quelques mois ou quelques années ? fit-elle en balayant du regard toute la tablée.

Ces derniers mots s’achevèrent dans un sanglot.

Tous avaient observé ce corps nu mutilé et les stigmates qu’il portait. Ce douloureux effeuillage avait rappelé à certains un événement qu’ils se plaisaient d’imaginer guerre tribale entre « sauvages » et renvoyé à d’autres la lâcheté de leur silence à table. Mabel avait révélé et crûment le danger de la stigmatisation d’un groupe humain. Elle le rappelait peut-être aux plus jeunes, ceux qui n’étaient pas disposés à partager leur pain avec toute la misère du monde souvent peu disposé à le partager même, avec leur voisin. Peut-être aux plus âgés, ceux de plus de soixante ans, ceux qui savaient ou qui auraient dû…

Mabel sortit soutenue par Franck et Solange. La bûche resta en cuisine, mais les cadeaux redonnèrent le sourire aux enfants.

Celui que Mabel avait posé sous le sapin était un livre, tout bêtement « Le Petit Prince » qu’elle adorait déjà gamine, comme tous les parents réunis ce soir de Noël 2015.

 

C’était entre le fromage et la bûche.Du ventre martyrisé de Mabel naîtrait dans six mois une petite métisse.

 

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