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Ce lundi-là, quand tu pars à l’école, Nazir est malade. Une angine ? Il reste au lit.

Ce lundi-là, quand tu reviens de l’école, tu ne les trouves pas. Ni Nazir ni Zohal. Tu penses un instant à une balade.

Puis tu comprends. Tu cours à l’étage. Leurs affaires et leurs sacs de clochards ont disparu.

– Papa ! Où sont-ils ? Tu les as vu partir ? Quand ? Avec qui ?

Ton père regarde la porte, puis ferme les yeux.

Tu téléphones à Georgette, la garde-malade.

– Ah non ! Je ne les ai plus vus au retour de notre promenade, après le repas de midi. Pourquoi ? Il y a un problème ?

Tu envoies un message WhatsApp à Nazir, puis deux, puis trois. Tu en envoies autant à Zohal. Tu tentes d’appeler. Pas de connexion. Tu guettes si tes messages sont lus. Non. Tu revérifies quelques minutes après, puis encore, et encore.

Tu prends ta voiture. Tu fais le tour du village. Le tour du bois. Les petits chemins, la grand route, aller-retour jusqu’au supermarché.

Tu sens une angoisse monter, une douleur physique qui démarre de tes pieds, traverse ton ventre jusqu’à s’écraser sur ta poitrine. Dix blocs de béton compressent ta respiration.

Tu suffoques. Tu t’en fiches du rescue.

Où sont-ils ? Disparus, envolés, comme ça ?

Quentin n’est au courant de rien. Tu roules jusqu’au parking de l’autoroute. Tu marches entre les camions, ignore les clins d’yeux suggestifs des routiers. Tu rejoins le campement des migrants, leurs visages hallucinés dans l’obscurité. Faim, froid, peur. Leur vie sous des bâches de plastique, leur espoir d’un monde meilleur gelé dans le froid de février… Et certains te sourient encore. Quand tu leur montres les photos de tes amis prises le soir du réveillon, ils hochent la tête, puis font signe que non. No news.

Tu rentres, incapable de dormir. Tu passes la nuit à tourner dans ton salon, le téléphone en main, les yeux de ton père posés sur toi.

L’angoisse te dévore comme la folie.

Tu t’en prends à ton père :

– Si seulement tu pouvais m’aider ! Papa, qu’est-ce que je dois faire ?

Son silence est insupportable.

Le matin, tu avales dix tasses de cafés sans déjeuner. Tu ne téléphones même pas à l’école pour avertir de ton absence. Vers onze heures, tu appelles la secrétaire :

– Nazir est là ?!

– C’est vous, madame Lamer ? Bonjour. Monsieur le directeur me demandait justement si j’avais de vos nouvelles. Tout va bien ?

– Nazir est là ?!

– Euh… Attendez, je vérifie. Non, il est absent, lui aussi.

Tu raccroches.

Tu interpelles encore ton père :

– De toute façon, tu n’as jamais servi à rien ! Tu ne m’as jamais aidée. Jamais ! Alors tu peux bien continuer à te taire. Cela ne change rien.

Tu tournes son fauteuil roulant vers le mur, le pousses au coin, comme un enfant puni.

Il ne s’écoule pas cinq minutes avant que tu lui demandes pardon en pleurant. Il pose sa main gauche sur ton bras et le presse, sans plus aucune force dans ses doigts frippés. Tu as honte.

Tu appelles Maxime qui ne décroche pas, lui non plus. Alors tu lui laisses un message totalement incohérent, toujours en pleurant.

Les jours passent. Tu n’as jamais autant pleuré.

Tu pleures aussi chez l’antipathique docteur de ton père qui accueille tes larmes avec une bienveillance inattendue et n’hésite pas à te fournir un certificat médical pour « épuisement psychologique ».

Ils te manquent tellement, tous les deux.

Dès les premiers jours, tu as éprouvé une affection très forte pour Nazir, sa passion pour les mathématiques, son côté observateur, finaud, son extrême politesse. Avec Zohal, la relation a évolué lentement. Tes jugements sur son voile, ses prières, ses tabous, ses crises de spasmophilie… avaient rendu le lien moins fluide. Pourtant, au fil du temps, tu t’es attachée à cette femme écorchée. Ses premiers éclats de rire, tellement musicaux, ont été des offrandes qui ont enchanté ton cœur solitaire. Réussir à la faire rire une fois par jour était devenu ton objectif secret. Un nouveau rendez-vous chez l’énergéticienne avait été pris pour la semaine suivante. Dire que Zohal n’a que quarante ans… Elle a eu son premier enfant à quinze ans. Où est-elle, ta chère petite sœur de cœur, ton admirable adversaire aux échecs ? L’imaginer perdue sous la pluie incessante de ces derniers jours te transperce l’âme.

Plusieurs avis de recherche sont diffusés sur la page Facebook de la plateforme citoyenne. Ton angoisse se transforme en certitude : il leur est forcément arrivé quelque chose. Pourquoi ne t’ont-ils pas avertie de leur départ ? Que s’est-il passé ? Ils ne seraient jamais partis sans te le dire, sans te saluer. D’affreux pressentiments te dévorent. Chaque matin, tu tires des cartes de tarot dont tu ne lis même pas l’interprétation. Tu as allumé une bougie à la cuisine. Que peux-tu faire de plus ?

Georgette, la garde-malade de ton père partage ton inquiétude. Elle aussi s’était prise d’affection pour tes deux protégés. Elle est tout autant préoccupée par ton état déplorable, t’implore de te reprendre. Ton écroulement est tellement violent, tu perds plusieurs kilos en quelques jours.

Le vendredi après-midi, quand le coup de klaxon habituel de Vasile retentit, tu es toujours en pyjama. Plus aucune envie de t’habiller. Tu sors sur le pas de la porte et lève la main, d’un geste mécanique, comme une droguée. Il te rejoint, le grand sourire habituel collé sur le visage.

– Nazir bien arrivé ?

Tu ne comprends pas. Puis tu comprends.

C’est lui !

Vasile a embarqué Zohal et Nazir jusqu’à Anvers quatre jours auparavant. Ils avaient trouvé un contact pour un passage vers l’Angleterre. Il te raconte tout cela avec son air de chien joyeux. Semble étonné, puis atterré par ton désespoir.

Mais pourquoi ont-il fait cela ? Sans te le dire ? Tu es submergée par une douleur intense. Ton vieux sentiment de trahison et d’abandon se réactive. Ils ne t’ont rien dit, ils sont partis, ils ne t’aimaient pas.

Non ! Tu n’y crois pas.

Tu avertis Quentin qui te répond qu’il existe à Anvers une grande mosquée où beaucoup d’Afghans se rassemblent.

« Ne t’inquiète pas.

On va les retrouver.

Je contacte un ami qui a des connaissances là-bas. »

La réponse est rapide. Zohal et Nazir ont effectivement passé les nuits de lundi et mardi à la mosquée. Mais ils sont ensuite partis vers Calais. Quentin promet de contacter un travailleur social français qu’il connaît bien. Il te conseille d’être patiente, de te calmer. Le week-end passe sans que tu n’obtiennes aucune information.

Et puis, le dimanche, en début de soirée, la nouvelle tombe.

Mauvaise, évidemment.

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