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En quittant Bruxelles, tu t’étais arrêtée pour acheter du poulet halal dans une boucherie marocaine. Et quand tu lui demandes, Zohal accepte de préparer le repas du réveillon du Nouvel An. Elle t’accompagne au supermarché. Les Ardennais n’ont pas l’habitude de croiser des femmes voilées. Des regards curieux, méfiants tombent sur vous. Tu ne la quittes pas d’un pas et achètes tous les produits qu’elle t’indique. Le soir du trente et un, vous mangez un kabuli palaw : riz basmati, cardamone, cumin, coriandre, ail, raisins secs, amandes, carottes et morceaux de poulet grillés. La maison embaume. Ton père accepte une seconde portion. Peut-être préfère-t-il la cuisine orientale à tes sempiternelles omelettes et potées au lard carottes ?

Une dame blanche fait l’unanimité comme dessert. En écoutant tes explications sur le nom de cette glace, Nazir mime poliment son intérêt. Tu comprends qu’il n’en a rien à cirer. Mais tu continues, le chocolat noir, c’est bon pour le moral.

Le premier janvier, tu guettes le téléphone tout au long de la journée. Plus de nouvelles de Maxime depuis son départ. Quand va-t-il appeler pour vous souhaiter la bonne année ? Le fera-t-il ?

Ton impatience est étrange : cela faisait trois ans que tu ne l’avais pas revu. Et voilà qu’il te manque, que tu t’inquiètes.

Nazir passe beaucoup de temps sur son téléphone, sa mère aussi. Les jours suivants se traînent, lourdement, lentement. Les crises de spasmophilie de Zohal sont quotidiennes. Tu lui as fixé rendez-vous avec un psychiatre à l’hôpital régional de Namur, pas par conviction, mais pour suivre les conseils stratégiques d’Olympe. La première place disponible est en juin, mais la secrétaire promet de te contacter s’il y a un désistement.

La mère va mal. Le gamin va mal. Ton impuissance te déchire.

Alors tu mets le paquet !

Du travail scolaire pour Nazir : grammaire, conjugaison, vidéos de sciences, d’histoire, Révolution française, poésie et maths à gogo. Il est docile, réceptif. Et reconnaissant.

Cours de cuisine avec Zohal : elle t’enseigne ses recettes préférées pendant que tu lui parles français. Vous êtes évidemment limitées au niveau viande. Tu prévois de profiter de votre prochaine expédition à Bruxelles pour remplir ton surgélateur d’agneau et poulet halal.

Musique pour tout le monde : Hymne à la Joie, air de la Reine de la Nuit, Peer Gynt, Gloria… Tu charges une playlist « musique classique et joie ». Beethoven, Mozart, Grieg, Vivaldi. Assez vite, ils te supplient d’arrêter et te proposent d’écouter des chanteurs afghans. Tu y prends goût. Nazir te propose une démonstration de danse traditionnelle. C’est tout simplement superbe.

Un jour, tu achètes de l’acrylique, des toiles et des pinceaux. Et le soir même, vous vous retrouvez tous à peindre, installés autour de la table de la cuisine.

Parfois, tu surprends le regard de ton père.

Le lundi suivant, tu retournes à l’école. Avec Nazir.

Le droit à l’instruction est un droit fondamental. Avant de l’inscrire, tu as vérifié. Aucune direction ne peut refuser d’accueillir un élève en séjour irrégulier. Et si ton directeur était surpris de ta demande, il n’en a rien montré. Il a interrogé le gamin sur ses écoles précédentes, ses résultats et a annoncé qu’il les contacterait pour obtenir son dossier scolaire.

Le jour de la rentrée, Nazir est inquiet. Tu cherches à le rassurer. Tu es surtout soulagée qu’il ne soit pas élève dans ta classe. Tu n’aurais pas aimé le décevoir. Qu’il découvre tes difficultés à être obéie, respectée.

Durant les premières récréations, tu cherches à le repérer dans la cour à travers les fenêtres de la salle des professeurs et guettes les progrès de son intégration. Tu le découvres occupé à rire avec d’autres jeunes et tu te détends. Dès le mardi, son enseignant de maths vient te féliciter comme si le niveau exceptionnel de ce gamin était le résultat de tes cours particuliers. Sa professeur de français, elle, te propose un rendez-vous pour envisager comment l’aider au mieux. Tes collègues te regardent différemment. Et sans doute que toi aussi, tu te comportes différemment. Tes pas sont plus assurés. Ta voix est plus ferme. Tu souris plus volontiers. Tu as même ri, le mercredi matin.

La journée, Zohal reste à la maison avec Georgette, la garde-malade de ton père qui a repris du service. Tu redoutais un peu la rencontre de ces deux-là. Les choses se passent étonnamment bien.

Quand vous rentrez de l’école, Zohal a préparé du pain et des légumes pour le souper. Tu remarques aussi qu’elle prend des initiatives avec ton père. Elle lui ajoute un oreiller quand il regarde la télévision, lui verse de l’eau quand son verre est vide. Un soir, Georgette t’annonce lui avoir appris à le laver et à le changer. Elle précise que Zohal se débrouille très bien et que, comme ça, si elle doit s’absenter…

Rita, ton énergéticienne, accepte de la recevoir un mercredi après-midi. La séance dure plus de deux heures. La thérapeute te répète : « Il y a encore du boulot hein ! » quand tu lui paies les quatre-vingt euros prévus. Mais le beau visage de Zohal est enfin détendu. Elle semble plus jeune, apaisée. Et ses crises de spasmophilie s’espacent de plus en plus.

À votre retour, Nazir t’informe que Vasile est passé. Avec son camion, précise-t-il en souriant. Tu repères les deux verres à goutte sur la table de la cuisine. Ton père a encore bu. Vasile n’est pas gêné ! Au fond, cela ne te dérange pas.

La date du rendez-vous chez Étienne approche. Les choses vont forcément se résoudre. Tu essayes de leur transmettre ton optimisme.

Les week-ends sont ponctués par de longues promenades dans les forêts. Un jour, Zohal rit aux éclats en voyant passer deux chevreuils. Ce rire est un cadeau qui te donne envie de croire aux miracles. Elle vient même t’aider au jardin. Tu lui apprends le nom des arbres fruitiers. Elle répète, pommier, poirier, noyer, noisetier…

Tu lui proposes de poser ses mains sur le tronc du gros chêne et de fermer les yeux pour sentir ses vibrations. Plusieurs fois, au retour de l’école, tu l’aperçois près de l’arbre. Un autre jour, tu découvres le matou de la voisine installé sur ses genoux et Zohal avec un sourire jusqu’aux oreilles qui répète le mot « chat ». Elle parle de mieux en mieux français.

Oui, tu as l’impression que ça se passe bien.

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