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Le mois de décembre impose son cortège de jours gris, comme il se doit. Quelques feuilles résistent encore, accrochées, éparses sur de rares branches. La faute à l’automne trop clément, au réchauffement climatique, à la fin du monde et autres cataclysmes en marche. Tu vérifies la couche de ton père et pousses son fauteuil roulant devant la télévision pour un huitième de finale au Qatar. Qui pourrait imposer un boycott à un octogénaire hémiplégique ? Tu poses un plaid sur ses genoux et lui décapsules une bière.

– Le Bien-Être pour tous ! fanfaronnes-tu.

Il grimace quelque chose qui ressemble à un demi-sourire et lève le bras gauche. Tu lui frôles l’épaule et pars t’installer à ton bureau pour entamer au plus vite ton œuvre sur un joli calepin en papier recyclé du Népal.

Tu guettes l’inspiration en regardant par la fenêtre qui s’ouvre sur un jardin immense. Le ressenti de la toute dernière feuille du tout dernier arbre t’inquiète soudain. Grâce à cette incontestable communication que mettent en place les Vivants, ne doit-elle pas ressentir une effroyable détresse ? La pauvre.

Et pourquoi pas une profonde sérénité ?! Peut-être s’arrange-t-elle pour partir simultanément à une avant-dernière, voire une antépénultième feuille ? Une triplette solidaire pour l’ultime voltige au vent mauvais. Qui sait, sans doute que vivre une vie de feuille procure une satisfaction intense ?

Ne devrais-tu pas changer de regard sur le monde pour offrir un texte positif et constructif ?

Une stimulation de tes points d’énergie t’aide à te recentrer. Tu tapotes la tranche de ta main droite et répètes plusieurs fois : « Même si j’ai tendance à tout voir en noir, je m’aime et me respecte entièrement. » C’est ensuite le tour de la peau autour des yeux, sous le nez, la bouche, les clavicules et les seins. Après trois respirations profondes, un grand verre d’eau (du robinet), tu entames un second tour de taping, en articulant distinctement : « Même si des pensées morbides parasitent mon élan créatif, je m’aime et me respecte entièrement. »

Tu te lèves, bâilles bruyamment, t’étires sur la pointe des orteils et tends les bras vers l’infini pour renforcer ton Chakra Couronne. Puis, tu te rassois à ton bureau, les pieds bien à plat sur le sol pour te connecter au Chakra Racine. Tu laisses l’énergie circuler dans tout ton corps. Tu la visualises (en orange).

Au boulot. Fini de tergiverser sur les feuilles mortes. Les poètes désespérés s’en sont déjà chargé ! Tu attrapes ton stylo à bille en amidon de maïs biodégradable.

Le ressenti de la dernière des feuilles du jardin ? Non, mais quel délire pathétique ! Ton cerveau embraye plutôt sur le moral du dernier des vivants d’un clan. Un exemple (tout à fait au hasard) : ton cher papa ! Il est l’aîné de cinq enfants. Tous encore vivants. Mais un de ces jours, ils commenceront à tomber. (Comme les feuilles.) Et qui sera le dernier ? Qui enterrera les quatre autres ?

Pas lui, non. Certainement pas lui.

Tu n’écris pas, tu réfléchis à ton père, à sa fin de vie terrible, lui l’homme de pouvoir condamné à la dépendance, lui le magistrat éloquent condamné au silence.

Tu penses aussi à ton dévouement infaillible, à ta frustration chronique, à tes rêves inaboutis. Divorcée, sans enfant. Professeur de math. Dans un petit collège, perdu au milieu de la morose Ardenne. Tes collègues sont dédaigneux et tes élèves paresseux. Ou le contraire. En tout cas, tu es chahutée. Ça jase quand tu quittes la salle des profs. Madame Lamer, surnommée « Lamer-tume », dans le meilleur des cas. Et « Lamer-de » dans le pire, le plus fréquent. Tu pues la tristesse et la solitude.

Noël et Nouvel An approchent. Inutile d’espérer une invitation. Tu seras seule. Avec ton père. Devant la télévision. Tu es incapable d’ouvrir des huîtres et ne manges jamais de volaille. Encore moins du foie cirrhosé. Vous vous contenterez d’un toast au saumon (bourré d’antibiotiques).

D’ailleurs, qui s’occupera de toi quand tu auras une thrombose ? PERSONNE. L’argent mis de côté en prévision d’un improbable voyage dans les steppes mongoles ne servira probablement qu’à te payer un établissement de soins plus luxueux que la norme. Épargner pour aboutir dans un home de vieux huppé, tel est ton seul projet plausible en décembre deux mille vingt-deux.

Tu lèches l’unique grosse larme qui a coulé jusqu’à ta bouche.

Prix du Roman Bien-Être ? Avoue, c’est mal parti.

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