Plus humain tu meurs

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Pour la plupart des gens, le mois de septembre était celui qu’ils appréhendaient le plus. Mais c’était surtout par tradition, puisqu’en 2073 les congés n’étaient plus réservés au seul mois d’aout. On ne payait plus les impôts en ce même mois. Ils étaient prélevés à la source depuis fort longtemps.
Restaient donc les vieilles habitudes populaires et autres superstitions pour expliquer cette mauvaise réputation du mois de septembre.
N’empêche que la jeune et jolie Brandy n’en avait cure de ces vieilleries. Pour elle, septembre était un mois comme les autres. C’était même le signe d’un retour à la vie puisqu’il y avait plus de travail. Pour elle, le travail était le centre de tout. Surtout son travail à elle, en fait, qu’elle considérait volontiers comme étant la chose la plus importante au monde. Inutile d’essayer de la convaincre qu’on est beaucoup mieux allongé sur une plage au soleil à déguster des cocktails colorés. Le seul intérêt qu’elle verrait à une telle activité serait la manne économique que représente le tourisme, le commerce de l’alcool, l’industrie du spectacle et ainsi de suite.
Brandy était une indécrottable winneuse !
Mais bon, winneuse ou pas, Brandy aussi devait rentrer chez elle de temps en temps. Ne serait-ce que pour vérifier que son appartement n’était pas occupé par quelques travailleurs pauvres en quête d’un toit. C’était donc précisément ce qu’elle faisait ce mercredi soir vers 23 heures : elle rentrait chez elle après une longue journée de saines activités fortement lucratives.
Son immeuble était l’une de ces résidences de haut standing construites à une quinzaine de kilomètres au sud de Paris. L’immeuble était beau et tous les appartements donnaient à la fois sur la façade nord et la façade sud. Celle du nord permettait d’avoir une belle lumière sans être gêné par le soleil et l’exposition sud permettait, de jour, de bronzer sur la terrasse et, de nuit, d’admirer le ciel étoilé. Lorsque les nuages avaient la bonté de se promener ailleurs, l’immeuble protégeait d’une grande partie de la pollution lumineuse de Paris.
Pour réaliser cette prouesse architecturale, il ne fallait pas moins de trois-cents mètres carrés — terrasses non comprises — pour ce petit appartement qui ne comptait qu’une seule chambre, mais trois salles de bains.
Brandy passa devant le vrai gardien humain — et pas une machine automatique comme dans la plupart des autres immeubles. C’était un mec d’une quarantaine d’années, blasé par les comportements des occupants de l’immeuble et toujours heureux de contempler Brandy de dos. La seule question qu’il se posait à chaque fois était : pourquoi entretient-elle un corps pareil pour passer son temps au bureau sans en faire profiter quelqu’un ? Lui, il en aurait bien profité de toute cette chair ferme superbement moulée dans ce tailleur haut de gamme. Mais il n’était que le gardien et devait donc se contenter de la regarder monter dans l’ascenseur. Inutile de tenter sa chance et de risquer de perdre son boulot. Travailler dans un tel immeuble était une véritable aubaine pour lui. L’immeuble était parfaitement capable de se garder tout seul tant ses systèmes de sécurité étaient performants. L’intérêt venait des occupants. Ils avaient tendance à se débarrasser d’objets et vêtements de luxe à peine usés. Tout cela se revendait très bien sur le marché de l’occasion. Tout allait donc pour le mieux pour Auguste le gardien de nuit.
Brandy profita des quelques dizaines de secondes que prenait le trajet en ascenseur jusqu’à son appartement pour vérifier qu’elle n’avait pas reçu de nouvelles informations hyper urgentes. Rien que des rapports automatiques. Elle allait devoir rentrer se coucher. Elle trouvait ça dommage !
La porte de l’ascenseur donnait directement dans son appartement. Elle jeta sa veste sur une sculpture qui faisait office de portemanteau — son créateur n’ayant pas encore atteint une célébrité suffisante pour que ses œuvres prennent une grande valeur marchande. Ses chaussures finirent leurs courses pas très loin du socle de la même sculpture. Les divers robots ménagers se chargeraient de nettoyer et ranger tout ça pendant la nuit et elle les retrouverait dans ses armoires quand elle déciderait de les porter à nouveau.
Brandy n’aimait pas ses moments. Elle se trouvait seule chez elle et risquait de réaliser à quel point sa vie était vide, voire inutile. Bien sûr que son appartement était magnifique et luxueux. Il était plein d’œuvres d’art choisies par un décorateur prestigieux ou achetées par elle-même dans l’espoir que les artistes les ayant commises deviennent célèbres un jour. Elle pourrait faire une belle plus-value en revendant leurs œuvres ! Mais cet endroit était terriblement fade. Sans vie. Même les photographes d’un catalogue de meubles auraient ajouté un peu de désordre pour donner un peu de chaleur à cet intérieur.
Pour tromper son ennui, elle se servit un verre de vin rouge, la seule petite folie qu’elle s’autorisait, et alluma son écran géant pour commencer à explorer les centaines de chaines de télévision disponibles. Affalée dans son canapé imitation dix-neuvième, version blanc pur, elle commença à explorer les frontières du vide télévisuel.
Elle n’entendit pas l’homme qui approchait derrière elle. Il se déplaçait lentement, comme s’il n’avait été qu’une ombre projetée par les phares d’une voiture passant sur une route proche.
Le fil à couper le beurre qu’il passa autour du cou de Brandy fit son office de manière tout aussi silencieuse lorsqu’il le serra. Seules les vertèbres empêchèrent le fil de ressortir par la nuque. La jolie tête de Brandy bascula vers l’arrière alors que son regard exprimait une profonde et sincère surprise. Le temps que son corps roule sur le sol et finisse de se vider de son sang, l’homme avait déjà quitté l’appartement sans même s’intéresser aux nombreux objets de valeur qui le peuplaient.
Auguste regardait tranquillement un match de football féminin sur sa phablette. Il trouvait ça très joli toutes ces filles en short qui courent et qui transpirent.

*****

Armelle attendait Kevin de pied ferme ce matin. Il le comprit en arrivant et ne fit même pas mine d’enlever sa surchemise rafraichissante.
— Je devine rien qu’à ta tête que notre période de repos est bel et bien terminée.
— Tu vois, toi aussi t’as des dons de divination.
— Alors, c’est quoi l’histoire cette fois ? Est-ce qu’on va encore devoir descendre à des centaines de mètres sous Paris, en plein océan, sur une montagne ? On n’a pas encore fait ça la montagne. Ce serait sympa en ce moment. Avec un peu de chance, il y fait moins de trente degrés.
— Non, c’est pas aussi loin. Juste la banlieue sud. Un quartier riche. Une jeune femme a perdu la tête pendant la nuit.
— J’imagine que c’est au sens propre. Sinon on ne ferait pas appel à nous.
— Bien vu. C’est toi qui conduis.
— Mais pourquoi on nous envoie sur un meurtre ? Les immeubles et quartiers riches sont truffés de capteurs et de caméras de sécurité. Je suis sûr qu’ils peuvent même te prévenir que t’as un rhume avant que tu t’en rendes compte toi-même tellement ils te surveillent.
— C’est à peu près ce que j’ai répondu, mais ils m’ont expliqué que cette fois c’était différent. Que nous sommes probablement les seuls à pouvoir trouver une explication.
— Et que, si nous n’en trouvions pas, ce sont nos stats qui seront baisées, pas les leurs. Je comprends bien.
— Allez, arrête donc de faire ton Roland. Au pire, ça nous promènera.
Ils étaient, de fait, déjà dans l’ascenseur et se dirigeaient vers le parking pour y récupérer un véhicule banalisé.

*****

Le service de sécurité autour de l’immeuble était très impressionnant. Le nombre de journalistes présents aussi. Le véhicule de Kevin et Armelle dut se frayer un chemin à coup de sirène de police et les deux acolytes se gardèrent bien de baisser leurs vitres, teintées au plus foncé pour l’occasion. Certains journalistes les connaissaient un peu et se seraient rués sur eux s’ils les avaient vus.
— Mais y a plusieurs ministres qui habitent ici, ou quoi ? s’interrogea Kevin.
— Pas d’après les informations dont je dispose. Par contre un grand nombre de leurs bras droits et gauches oui. C’est dans ce genre d’immeubles résidentiels que les sous-fifres des grands hommes logent et négocient en sous-marin les futurs accords susceptibles de lier leurs patrons. Personne ne songerait à aller espionner un jeune conseillé pendant qu’il fait sa gym dans la salle de sport de sa résidence de luxe.
— Et la victime fait partie du sérail de quel grand ponte ?
— Aucun, à priori. D’après le dossier que je viens de lire, elle est du genre conseiller indépendant qui facture chacune de ses prestations au prix d’une petite voiture.
— Un peu comme une pute de luxe, mais avec plein de neurones dedans, c’est ça ?
— Hormis le caractère sexiste de cette comparaison, oui. D’ailleurs, si les photos de ses papiers sont même moitié moins bien qu’elle n’est en vrai, elle aurait gagné autant en monnayant ses charmes.
— Belle, riche et intelligente ! Notre liste de suspects va contenir tous les jaloux de la région. J’espère qu’on trouvera de quoi raccourcir la liste sinon on va y passer la décennie.

*****

Armelle n’en menait pas large devant le corps de Brandy, mais elle prenait sur elle en comptant ses battements cardiaques et en maitrisant sa respiration. C’était là des techniques proches du yoga qui lui permettaient de limiter ses réactions physiques. Inutile de vomir sur le cadavre. Le travail des collègues n’était déjà pas facile dans de telles circonstances. Polluer la scène de crime avec des reliquats de son dernier repas ne ferait que les handicaper.
Kevin, lui, était sorti de la pièce au bout de quelques secondes tant la scène lui soulevait le cœur. Les préparations et stages qu’il avait dû suivre à l’école d’officiers de police ne l’avaient pas préparé à une telle vision. Il avait bien assisté à quelques autopsies, mais les corps avaient souvent plusieurs jours et étaient sur une table métallique dans un laboratoire, rien à voir avec un salon privé.
Kevin préféra donc aller poser quelques questions aux officiers de la police locale pour obtenir quelques informations supplémentaires. Ces détails qu’on n’indiquait jamais dans les rapports officiels, mais qu’on pouvait confier à un collègue à l’oral.
— Je ne suis pas resté très longtemps dans la pièce, mais j’ai l’impression qu’il n’y avait pas de sang par terre. J’ai pourtant bien vu que sa tête était presque entièrement détachée du corps. Le tueur a fait le ménage avant de partir ?
— Le tueur non, mais les robots ménagers oui.
C’était l’officier le plus gradé qui avait répondu à Kevin. Un homme d’une cinquantaine d’années qui avait certainement de très bons états de service pour avoir été muté dans cet endroit si tranquille… en temps normal.
— Ces petites machines sont arrivées à enlever cinq litres de sang ?
— Visiblement, ces modèles de luxe sont capables de faire encore mieux. Je me demande même s’ils n’auraient pas fini par éliminer le corps aussi en le considérant comme un simple déchet. Peut-être qu’à une semaine près nous n’aurions trouvé qu’un appartement vide et propre !
— Qui a découvert le corps ?
— Personne. C’est l’IA de l’immeuble qui s’est rendu compte que quelque chose n’allait pas. Elle avait enregistré que la victime était dans son appartement et qu’elle ne l’avait pas encore quitté à neuf heures du matin. C’était contraire à ses habitudes. L’IA a alors analysé les images des caméras de surveillance de l’intérieur de l’appartement et a considéré que la disposition du corps de la victime était une situation anormale. Cette machine nous a donc contactés ainsi que les pompiers. C’est son protocole standard.
— Je connais ces machines. Elles sont, en effet, très perfectionnées. Elle aurait même dû se rendre compte plus tôt qu’il y avait un problème.
— C’est ce que notre IA nous a signalé aussi. Nous avons donc posé la question au gardien qui nous a expliqué que les critères de sécurité de l’immeuble en matière de santé avaient été réduits au minimum puisqu’ici personne n’a plus de quarante ans et que tout le monde est suffisamment riche pour se payer ce qui se fait de mieux en matière de prévention et suivi médical.
— Jeunes, beaux, riches et en parfaite santé. Où est-ce qu’il faut envoyer sa candidature pour être adopté dans cette charmante famille ?
L’officier sourit à la remarque de Kevin. Lui qui côtoyait cette population aisée au quotidien avait fini par trouver leur mode de vie presque normal. Il revenait à une autre réalité en ce moment.
— Mais, au final, pourquoi avoir demandé notre aide ? L’IA doit pouvoir vous fournir toutes les images et informations nécessaires pour retrouver le coupable puisque tout est filmé en permanence. Ils ne peuvent pas avoir moins de cinq jours d’archives vidéos et données diverses s’ils respectent les lois.
L’officier parut alors être pris d’une grande gêne.
— Ils ont même dix jours de données complètes. Mais le tueur n’y apparait jamais. Laissez-moi vous montrer.
Il entraina Kevin dans le bureau de Brandy où trônaient plusieurs écrans d’ordinateur. La jeune femme était assez bien équipée pour travailler chez elle, sans jamais avoir besoin de sortir. Un technicien était en train de vérifier des données dans une base stockant les observations des divers capteurs.
— Il faut que vous regardiez ces vidéos.
L’agent qui officiait sur l’ordinateur afficha alors une vidéo où l’on voyait nettement le salon de la victime vu depuis un point quelconque du plafond — probablement dans un coin de la pièce. Elle était encore vivante sur ces images. Elle semblait être occupée à boire un verre en regardant défiler les programmes de la nuit sur son écran géant.
Sans aucune transition, elle fut allongée sur le sol, la tête à demi tranchée.
Instinctivement, Kevin s’empara du contrôleur et stoppa le défilement pour revenir en arrière image par image. Il refit le chemin en marche avant tout aussi lentement puis se redressa et regarda l’officier.
— Je comprends votre désarroi. Cette vidéo a été trafiquée par un expert. Qu’en est-il des autres caméras ?
— C’est la même chose sur toutes les caméras et tous les capteurs de l’immeuble. Nous avons fait une requête auprès des services de la ville pour récupérer les vidéos des caméras de circulation et de voies publiques. Nous obtiendrons peut-être quelque chose avec une caméra de présence. Il y en a sur chaque lampadaire dans ce quartier.
— Je ne sais pas si vous trouverez quelque chose parce qu’il a utilisé une vieille arnaque informatique assez basique.
— Laquelle ?
— Il a simplement accéléré et ralenti les enregistrements avant et après son passage, de façon à ce que le timer sur l’image, qui est ajouté par l’ordinateur, pas par les caméras, soit toujours le bon.
— Je crois que je comprends, mais comment l’avez-vous vu ?
— Ce n’est pas forcément facile à remarquer, car la plupart du temps les images qui précèdent et suivent son passage sont des paysages immobiles, genre escalier d’immeuble vide. Filmer une image sur deux ou dix passe totalement inaperçu dans ce décor. Mais la caméra de l’appartement filme aussi l’écran de télé et on remarque que les vitesses de défilement sont anormales avant et après le décès.
— Bien vu. Je ne sais pas si nous aurions trouvé ça seuls. Nous savons donc comment il a fait pour devenir invisible. Il a pu utiliser la même technique avec les autres capteurs.
— Oui. Ils fonctionnent tous sur le même principe : Capter une information ponctuelle toutes les n millisecondes et les stocker dans une base, celle que vous étiez en train de consulter. La technique du temps élastique y fonctionne aussi bien, si ce n’est mieux. Mais j’ai une question moi aussi : qu’est-ce qu’il a volé ?
— À priori, absolument rien.
Kevin leva un sourcil dubitatif.
— Vous voulez dire qu’un gars a mis en œuvre quelque chose d’aussi compliqué juste pour tuer cette fille ? Je n’y connais à peu près rien en art, mais les sculptures et tableaux que j’ai vus ici ne ressemblent pas à ce qu’on achète dans les magasins de meubles et de décoration que je fréquente. C’est très étrange.
— Exact, mais nous avons obtenu un inventaire complet par son assurance et il ne manque rien. Vous commencez à comprendre pourquoi on a fait appel à vous ?
— Oui.
C’est à ce moment-là qu’Armelle fit irruption dans la pièce.
— Je ne crois pas qu’on trouvera quoi que ce soit d’utile ici, dit-elle.
— Alors, vous prenez l’affaire ? demanda l’officier, visiblement inquiet de la réponse.
— Oui, répondirent en cœur Armelle et Kevin, sans même se concerter.

*****

Dix minutes s’étaient écoulées depuis leur départ de l’appartement et les deux membres du S.P.E.S. profitaient enfin de la tranquillité de leur véhicule pour échanger leurs opinions sur l’affaire.
— À toi l’honneur, commença Kevin.
— Si tu veux. Je n’ai rien trouvé de plus que les collègues déjà sur place. Tout du moins, rien de matériel. Par contre, j’ai senti comme une sorte de haine diffuse à l’encontre de la victime.
— C’est pas très étonnant. Le tueur s’est donné énormément de mal pour l’éliminer. Il devait lui en vouloir au plus haut point. On va devoir passer son entourage au peigne fin.
— Pas sure. Cette haine était différente de celle qu’on peut ressentir à l’égard de quelqu’un qu’on connait. Celle-ci est plus… impersonnelle. Je ne trouve pas de terme plus adapté.
— En gros, il l’a détestait profondément sans même la connaitre. C’est ça l’idée ?
— C’est bien résumé. Mais ce ne sont que les sensations d’une médium amateur. Peut-être que cette haine émanait des policiers présents. Elle avait tout pour être jalousée. Et de la jalousie à la haine il n’y a pas loin.
— Mais tu n’y crois pas. Sinon tu n’aurais pas accepté l’affaire.
— Exact. Mais toi, pourquoi as-tu accepté ?
— Le tueur est un expert qui est parvenu à berner l’un des systèmes de sécurité les plus surs du marché. J’étais intervenu comme consultant spécial lors de la construction de cette classe d’IA de surveillance. Fausser sa vigilance n’a jamais été possible pendant les tests que nous avions menés. C’est l’une des seules à bénéficier d’un label de garantie sécuritaire délivré par le ministère européen de la Sécurité. S’il existe une faille et que quelqu’un l’a trouvée, nous devons rapidement lui mettre la main dessus.
— Du coup, ça pourrait être un crime commis uniquement dans un but publicitaire. Le tueur a choisi cette fille presque au hasard, au seul motif qu’elle habite cette résidence réputée inviolable.
— Ça pourrait être ça.
— Et comment comptes-tu t’y prendre pour retrouver un gars ou une organisation plus forte que toute une brochette d’experts, dont tu faisais partie ?
— J’ai peut-être une arme secrète. Enfin, deux en comptant sur tes talents.
Armelle fit la moue, pas vraiment persuadée d’être d’une grande utilité dans une chasse au génie de l’informatique.
Les deux collègues restèrent silencieux jusqu’à leur arrivée dans leurs locaux. Kevin rendit la voiture et annonça à Armelle qu’il devait s’absenter. Elle remonta donc seule faire le rapport et expliquer au chef pourquoi ils avaient décidé de prendre cette enquête avant même de lui demander son accord.
Par principe, le chef allait râler, mais il les laisserait faire, comme toujours. D’autant plus que leur sollicitation serait probablement appuyée de manière officielle par une réquisition ministérielle si Kevin était dans le vrai.

*****

Mike Summer relisait les résultats des courses de chevaux dans son bureau. Aucun client n’avait franchi sa porte au verre fumé depuis plusieurs jours. Les affaires se faisaient rares. À croire que les criminels n’étaient pas encore rentrés de vacances. Et ces foutus canassons qui refusaient de gagner les courses lorsqu’il pariait sur eux. Son bookmaker ne tarderait pas à l’appeler pour lui réclamer les montants des paris de la semaine.
On frappa à la porte. Mike Summer plia son journal et descendit ses pieds de son bureau. Il fit mine de travailler sur un dossier avant de crier.
— Entrez.
Kevin pénétra dans le bureau en souriant. Il adorait cette ambiance typée années 40 du siècle passé. On avait du mal à se rendre compte immédiatement qu’on était dans un jeu vidéo quand on entrait dans ce bureau. Même les sensations olfactives étaient bluffantes.
— Bonjour Mike. J’ai besoin de tes services !
— Salut gamin. J’ai cru que c’était un vrai client. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? Un nouveau test ?
— Non, c’est une véritable enquête cette fois. Et le suspect est une grosse pointure.
Mike se cala au fond de son fauteuil et le fit basculer vers l’arrière.
— Prends une chaise et explique-moi tout.
Kevin prit donc place sur la moins sale des deux chaises destinées aux clients et lui expliqua par le menu le cas dont il venait d’hériter. Mike écouta attentivement et posa quelques questions. En une quinzaine de minutes, le détective privé virtuel en savait autant que le policier réel.
— Et tu voudrais que je fasse quoi exactement ?
— Que tu fouilles dans ton univers. Il y a forcément des traces quelque part. Je n’aurai jamais le temps matériel de parcourir les milliards de lignes de code. Toi, si.
— Tu penses qu’il est impossible d’effacer totalement une arnaque aussi basique ?
— Oui, elle est basique, mais la répéter sur des centaines de caméras reliées à plusieurs systèmes non interconnectés relève du quasi-miracle. Il faut un gros système très complexe et même s’il n’a pas laissé de code il a forcément dû emprunter les réseaux informatiques et y aura laissé des traces de son passage.
— Je comprends à quoi tu penses. Je vais fouiner.

*****

— Nous avons appris que tu t’occupes du décès de Brandy Cheminov, entama directement Dalila en s’asseyant à côté de Kevin sur le banc où il faisait ses étirements après ses quarante minutes de course à pied bihebdomadaire.
— Bonjour aussi. Tu ne prends jamais de vacances ? Tes exploits dans le Pacifique ne t’ont valu aucune promotion ?
Dalila ne releva pas. Elle savait bien que Kevin lui posait la question pour l’obliger à avouer que sans lui et ses deux collègues du S.P.E.S. jamais l’opération menée quelques semaines plus tôt n’aurait réussi. Mais aucun véritable remerciement n’était venu, à part quelques semaines de vacances supplémentaires offertes aux deux policiers encore en activité.
— Je ne vois pas de quoi tu parles.
— Ah ! c’est beau les secrets d’État. Et si je te disais que mon enquête aussi est confidentielle.
— Ceux qui ont fait ça n’en sont pas à leur coup d’essai.
Là, elle était parvenue à intéresser Kevin. Elle savait que sa curiosité naturelle serait plus forte que son agacement à son encontre.
— C’est-à-dire ? On ne nous a pas transmis d’autres dossiers.
— Les autres cas se sont produits dans d’autres régions d’Europe. Aucun service de police n’a fait le rapprochement pour le moment. Les affaires sont trop éparses et les autres régions d’Europe ne disposent pas toutes de services comme le tien. Ils vont probablement classer les affaires ou les refiler à des services supérieurs.
— Et comment se fait-il que tes services à toi s’y intéressent ?
— Parce que ceux qui ont fait ça n’ont rien demandé.
— Et vous tenez absolument à recevoir une demande de rançon ou à être victime d’un chantage quelconque ? Vous vous ennuyez à ce point dans les coulisses du pouvoir ?
— Non, mais les moyens déployés laissent à penser qu’il s’agit d’une nouvelle forme de terrorisme. Ces gens-là n’agissent pas à l’aveugle et sans revendications. Ils auraient dû se manifester.
— Du coup, leur silence vous inquiète. Et, de ce fait, vous vous souvenez que vous disposez de deux jokers bien pratiques pour fouiner sans vous faire remarquer. S’il s’agit de terroristes, ils ne s’inquièteront pas de voir des flics de base chercher un assassin de base.
— C’est un peu ça. Ils sont parvenus à feinter des systèmes de sécurité de très haut niveau.
— Tu ne m’apprends rien.
— Ce sont les mêmes systèmes qui veillent à la sécurité de toutes nos infrastructures sensibles et des têtes pensantes de toutes nos régions d’Europe.
Kevin siffla.
— Je comprends mieux pourquoi vous flippez. Si ces gars ne demandent rien, c’est qu’ils ne sont peut-être qu’en phase d’expérimentation. Ils pourraient passer à l’action demain et mener des attaques efficaces contre des dirigeants de premier plan ou des bases militaires stratégiques.
— Tu crois pouvoir les débusquer ?
— Je ne sais pas. Mais je vais essayer, c’est sûr.
— Contacte-moi au numéro que je viens de faire enregistrer sur le répertoire de ton téléphone dès que vous trouvez une piste sérieuse. Nous prendrons le relai.
— Tu crois qu’on ne serait pas de taille Armelle et moi.
— Je ne sais pas, mais mes supérieurs estiment qu’on ne peut pas se permettre de perdre l’un de vous deux sur une simple opération de police. On a des hommes entrainés pour faire le coup de poing quand c’est nécessaire.
— Et eux, vous pouvez vous permettre d’en perdre quelques-uns. Je suis flatté d’être un cran au-dessus de ces gars-là dans votre échelle de valeurs.
Dalila ne répondit rien, mais se leva et s’éloigna au pas d’une promeneuse ordinaire.

*****

Mike Summer avait conservé de son origine ludique la personnalisation des programmes qu’il croisait sur la toile. Dans le cas de l’IA de l’immeuble dans lequel s’était produit le meurtre de Cheminov, la personnification n’était pas de son fait. Cette IA était suffisamment évoluée et complexe pour exister d’elle-même. Son image était celle d’un agent de sécurité aux costume et lunettes noires, incapable de sourire, totalement psychorigide. Il était plus que probable qu’il ne soit doté de rien d’autre que des sous-programmes de sécurité, mais de presque rien permettant les échanges « normaux » avec le monde extérieur. Cela pouvait se comprendre puisque c’était souvent via les capacités de dialogues avec des tiers que les pirates pénétraient les systèmes.
— Je n’ai aucune raison de répondre à vos questions. Vous n’êtes pas accrédité.
C’était la seule réponse qu’il obtenait du gardien. Il lui était, d’ailleurs, totalement impossible de pénétrer dans les systèmes de l’immeuble. Même le système de gestion de l’eau était surveillé par le gardien. Summer ne savait pas que des immeubles privés pouvaient bénéficier d’un tel niveau de sécurité. Durant les tests que lui avait fait passer Kevin, il avait plusieurs fois dû pénétrer dans les systèmes de bâtiments privés. Il avait toujours trouvé des failles, quand la porte d’entrée n’était pas tout simplement grande ouverte et non gardée.
Summer choisit de ne pas perdre son temps à discuter avec le cerbère et contacta les autres IA de sécurité voisines. Elles furent plus accueillantes lorsqu’il leur expliqua qu’une infraction de sécurité s’était produite dans l’immeuble le mieux gardé du coin. Les autres IA eurent toutes la réaction logique attendue. Elles cherchèrent si elles n’avaient pas, elles aussi, été victimes d’une attaque. Se faisant elles fournirent à Summer des informations utiles.
Ainsi, elles lui apprirent que plusieurs d’entre elles avaient des fichiers vidéos corrompus et avaient donc subi la même attaque. Quelques dizaines de secondes de vidéos de surveillance des alentours des immeubles avaient été effacées.
Summer n’avait donc aucune image du tueur, mais il pouvait assez précisément reconstituer son trajet à quelques secondes près.
L’individu semblait avoir agi seul et être venu à pied. Il se déplaçait d’ailleurs à bonne vitesse, ce qui laissait supposer qu’il courait. Un joggeur ! L’idée avait jailli d’elle-même. Même si au beau milieu de la nuit cela paraissait improbable, Mike avait dans ses banques de données assez d’informations pour savoir que les citadins pouvaient fréquemment avoir de telles habitudes.
Par contre, il était très probable que le joggeur ait quitté la ville en passant par le parc forestier voisin. Il pouvait alors être ressorti par n’importe quel côté à n’importe quel moment. Mike pouvait examiner toutes les caméras et tous les capteurs utiles, mais il risquait de se retrouver avec une liste de suspects extrêmement longue. D’autant plus que le tueur pouvait parfaitement avoir choisi de garer un véhicule dans les bois et d’y avoir passé la nuit, n’en ressortant qu’au matin.
Il était temps pour Mike de faire part de ses conclusions et hypothèses à son unique client : Kevin.

*****

— Je pense que tu as raison. Je vais d’abord chercher des témoins humains. Même s’il est vrai que beaucoup de gens font leur footing au milieu de la nuit, il n’en demeure pas moins qu’ils se connaissent souvent, au moins de vue, et fréquentent habituellement les mêmes itinéraires. Si notre homme n’est pas un habitué des lieux, ceux qui viennent souvent l’auront remarqué. En plus, il est plus difficile d’effacer une mémoire humaine que celle d’un ordinateur.
Kevin mit fin à la conversation puis se retourna vers Armelle.
— Je crois qu’on tient quelque chose qui ressemble à une piste. Va falloir aller faire le guet ce soir.
Il expliqua alors la théorie du joggeur.
— Ton informateur ne pouvait pas te donner un peu plus de précisions ?
— Concrètement, mon informateur n’existe pas. Il s’agit d’un logiciel. Ou plutôt d’un gros tas de logiciels formant une IA.
— Et ton IA te téléphone ?
— Oui, ça fait longtemps que les synthétiseurs vocaux existent. Leur faire passer des appels téléphoniques n’a rien de compliqué. Il existe même des plateformes de vente à distance qui expérimentent des IA vendeuses. Leur capacité à rester calme avec les pires clients est très appréciée.
Armelle se sentait dépassée. C’était dans ces moments-là qu’elle comprenait pourquoi Roland avait préféré la retraite. Kevin et ses gadgets avaient trop de longueurs d’avance.
— OK, donc on se plante à l’entrée du bois à minuit et on pose des questions à tous les gars qui passent en courant.
— C’est l’idée.
— Et donc, c’est une IA qui a eu cette idée ?
— Globalement, oui. Mais c’est un modèle particulier et totalement unique. En fait, c’est un projet sur lequel je travaille depuis longtemps. Je suis parti d’un jeu en ligne où le joueur peut choisir de jouer un enquêteur ou un criminel. Selon le camp qu’il choisit, il va commettre un crime ou tenter de trouver le coupable. L’univers du jeu est celui des polars du milieu du vingtième siècle. C’est probablement fait pour simplifier la vie des scénaristes sans technologies trop sophistiquées autant que pour lui donner un côté fun. Bref, ce jeu a connu un certain succès et rapidement tout le monde s’est mis à jouer au criminel. Les concepteurs ont donc fait appel à des élèves officiers comme moi pour améliorer leurs algorithmes d’enquête. Il n’était pas question que trop de joueurs puissent s’en sortir impunément, même si nous n’étions que dans du virtuel. Pour les avoir bien aidés, j’ai pu récupérer une copie du programme principal, que j’ai continué de nourrir avec des tonnes de données criminelles réelles et fictives et tous les rapports de police possibles. L’IA est une machine à apprendre et elle adore être confrontée à de nouvelles énigmes toujours plus complexes.
— Et elle va finir par être plus maligne que nous.
— Ça fait partie de l’expérience en fait. Pour l’instant, il lui manque une sorte d’instinct, mais je pense qu’il nous sera d’une aide précieuse. Il travaille à la vitesse des meilleurs processeurs et peut donc analyser des milliards de données en même temps, pour peu qu’on sache lui présenter le problème correctement.
— Je voudrais éviter de faire ma vieille ronchonneuse, mais tout ça ne me dit rien qui vaille. Tu joues à Frankenstein, je trouve.
— Peut-être, mais moi je n’ai aucunement l’intention d’abandonner ma créature et je lui ai donné un avatar plutôt avantageux sur le plan esthétique.
— Hum. On verra. En attendant, je vais rentrer faire une grosse sieste. Tu devrais faire de même. Si on doit passer la nuit en planque, il vaudrait mieux qu’on ne soit pas trop crevés.

*****

Après avoir informé Kevin de ses découvertes, Mike avait décidé qu’il pouvait quand même faire quelques recherches autour du morceau de forêt.
Établir la liste des individus ayant fréquenté le bois durant les douze heures qui précédaient et qui suivaient l’heure du crime lui prit deux heures. Une demi-heure de plus lui permit de raccourcir la liste à trois personnes.
Il commença donc à chercher des traces de ces trois personnes, deux hommes et une femme. Il commença à soupçonner l’un des deux hommes d’avoir commis son crime avec la complicité de la femme. Il trouva rapidement l’information qu’ils étaient collègues de travail, mais n’habitaient ni l’un ni l’autre dans les environs de ce bois. Ils n’avaient rien à y faire. Puis lui vint une autre théorie.
L’ordinateur de bord de la voiture de monsieur lui expliqua pourquoi ils étaient là. Mike abandonna donc cette piste, car il n’était pas là pour dresser des constats d’adultère.
Restait donc une personne, celle qu’il aurait le moins soupçonnée de prime abord. C’était un enseignant chercheur d’une université privée. Rien dans ses comptes bancaires et habitudes de vies traçables sur les réseaux ne paraissait suspect.
Finalement, se dit Mike Summer, c’était peut-être ça le criminel parfait : un gars insoupçonnable. Mais pourquoi aurait-il tué cette jeune femme ? En général, la raison d’un meurtre se trouve dans cette courte liste bien connue de tous les enquêteurs du monde : Argent, amour, hasard et folie — cochez la case de votre choix.
Comme il avait décidé d’enquêter d’un peu plus près sur lui, Mike se retrouva dans le serveur personnel de l’homme en question.

*****

— C’est étonnant les résultats qu’on arrive à obtenir en discutant avec de vraies personnes, se moquait Armelle.
— N’empêche qu’on n’aurait jamais eu l’idée de les interroger sans les données récupérées par Mike.
— Fais gaffe, tu commences à parler de ce programme comme d’une vraie personne.
— Je t’emmènerai un jour dans son univers, tu verras qu’il est très difficile de rester totalement conscient de la virtualité de Mike et de son quotidien. Les interfaces que j’utilise sont du même type que celles que nous avons vues cet été chez les militaires qui dirigeaient les engins de combat sous-marins. La seule différence réside dans l’environnement renvoyant les stimulus vers le porteur. Pour eux, c’était les conditions réelles, pour moi c’est l’univers virtuel, mais mon corps recevant le même type d’informations que s’il était dans un univers réel il ne fait pas la différence.
— Je ne sais pas si je dois m’inquiéter ou me réjouir. Et si toute notre vie n’était qu’une simulation ?
Kevin sourit à cette remarque, maintes fois entendue.
— C’est là une des questions posées par la philosophie depuis fort longtemps. Tu sais, avec cette histoire de caverne. Depuis, les auteurs de science-fiction ont encore plus trituré la question. Je ne suis pas sûr qu’on soit parvenu à une réponse satisfaisant tout le monde. Tu peux donc proposer la tienne.
— Hum, ben ça attendra qu’on ait fini cette enquête. C’est là qu’il habite notre suspect ?
— Oui. Allons entendre ce qu’il a à nous raconter.
Armelle et Kevin pénétrèrent dans le petit immeuble où les avaient conduits les renseignements glanés auprès de joggeurs nocturnes et de caméras de circulation. Kevin avait omis de dire à Armelle qu’on lui avait conseillé d’appeler des renforts dans cette situation. Il n’avait pas envie d’appeler à l’aide, par fierté professionnelle ou masculine.
Les deux policiers sonnèrent à la porte. Quinze secondes plus tard, elle s’ouvrit sur un homme qui leur déclara :
— Bonsoir, je vous attendais. Je me rends.
Il leur tendit alors ses mains pour signifier qu’il attendait d’être menotté. Effectivement, les renforts auraient été bien inutiles.

*****

Les salles d’interrogatoire étaient toutes libres à deux heures du matin. Armelle et Kevin avaient choisi de poser immédiatement toutes les questions importantes, histoire de ne pas laisser à leur suspect le temps de changer d’avis. Il semblait vouloir coopérer, autant ne pas contrarier toute cette bonne volonté.
Kevin mit en route les enregistreurs audio et vidéo. Il informa ensuite le suspect de ses droits. Armelle attendait patiemment la fin de la procédure obligatoire pour ne pas rendre caduc tout leur travail.
— Alors Monsieur Brossel, commença Armelle. Racontez-nous donc votre histoire. Pourquoi avoir tué Brandy Cheminov ?
— Mon histoire est plus longue que ces simples sacrifices. Il fallait éliminer ces individus si peu méritants de leur condition.
Kevin parcourait les informations dont disposaient les autorités sur le compte de Monsieur Brossel.
— Je vois que vous êtes un universitaire, mathématicien et chercheur en néobiologie. Vous n’avez pas tout à fait le profil du gauchiste fanatique qui veut casser du bourgeois. À quoi rime ce discours ?
— Est-ce que vous savez ce qu’est la néobiologie, Monsieur le policier ?
Le suspect semblait très imbu de sa personne. Cela avait le don d’énerver tous les policiers du monde. Kevin ne dérogeait pas à la règle, mais il conserva son calme et se força même à sourire.
— Je crois savoir qu’il s’agit d’une discipline à mi-chemin entre la philosophie et la technologie dont le but ultime est de prouver que le statut d’être vivant pourrait être donné, sous certaines conditions, à des machines.
L’expression d’autosatisfaction de Brossel s’effaça de son visage.
— C’est ça.
— Et c’est dans le cadre de cette discipline que vous avez commis vos crimes ? intervint Armelle, qui bien qu’elle n’était pas certaine de bien comprendre en quoi consistait l’idéologie ou excuse qu’il évoquait avait bien compris que Kevin avait su lui faire comprendre qu’il n’avait pas affaire à deux bas du front.
— Les humains héritent du statut de créature vivante par leur simple naissance et le conservent jusqu’à leur mort, mais certains ne semblent pas comprendre à quel point ce statut est important. Ils ne font rien pour le mériter et ne devraient pas le conserver.
Armelle et Kevin se regardèrent. Ils n’étaient pas totalement surs d’avoir bien compris. Comme l’enregistrement de l’interrogatoire pouvait servir lors du procès, ils devaient obtenir des aveux bien plus limpides que cette digression métaphysique.
— Vous estimiez que Madame Cheminov ne méritait pas de vivre ?
— C’est exactement ça.
— Et sur quels critères vous basez-vous ?
Kevin avait délibérément choisi d’opter pour un vocabulaire très strict. Il fallait amener cet homme sur un territoire qu’il pensait pouvoir maitriser, celui du discours scientifique, pour mieux l’y faire avouer son crime.
— J’ai conçu un programme capable de rechercher et dénicher les individus qui ne profitent aucunement de la vie. Cette femme se contentait de travailler sans aucune passion pour rien. Elle ne voulait ni compagnon ni enfant et pensait même que dormir et manger étaient une perte de temps. Si elle avait eu le choix, je pense qu’elle aurait fait transférer son esprit dans un ordinateur. Elle aurait pu y travailler sans arrêt et continuer à amasser de l’argent et du pouvoir dont elle ne ferait jamais usage.
— Et vous avez donc décidé de la tuer.
— Elle n’a jamais réellement vécu. Il était inutile qu’elle continue à faire semblant de vivre. Son existence même était une insulte à la vie.
Brossel commençait à monter dans les tours, sa voix se faisait plus forte et plus aigüe. Ses nerfs allaient lâcher et ses mots seraient alors réels, sans fard et ses motivations apparaitraient alors au grand jour.
— Bien. Mais pourquoi avoir choisi de le faire chez elle ? L’exécuter sur son lieu de travail aurait peut-être eu plus d’impact. Le faire dans une rue aurait été plus simple. Expliquez-nous.
— C’était le seul endroit où sa disparition ne devait pas faire de vagues. J’avais prévu que personne ne se rende compte de cette absence avant longtemps.
— C’était sans compter sur les mêmes systèmes de sécurité que vous êtes parvenu à berner.
— Oui, ils ont été victimes d’un cas de conscience. C’est là mon piège et la preuve que j’ai raison.
Kevin avait peur de comprendre.
— Qui a eu un cas de conscience ?
— Le système de sécurité principal de l’immeuble.
— C’est juste une IA. Elle n’a pas de conscience.
Armelle ne s’attendait pas à provoquer une réaction aussi violente en disant cela. Brossel se mit à crier. Heureusement qu’il était attaché à son siège, sans quoi il aurait peut-être essayé de s’en prendre aux deux policiers.
— Vous ne comprenez rien. C’est l’IA qui m’a laissé entrer. C’est elle qui a manipulé les autres IA du secteur pour leur faire oublier ma présence. J’avais pourtant mis du temps à la convaincre et je ne pensais pas qu’elle finirait par me trahir. Son instinct de protection de la vie humaine a été le plus fort.
Kevin et Armelle ne surent pas quoi demander de plus. Ils mirent fin à l’interrogatoire. Ils devaient réfléchir à l’implication de ces déclarations.
Ils quittèrent donc la pièce en laissant derrière eux un homme qui semblait maintenant vide.
— Il est complètement fou. Je ne suis même pas certaine qu’il ait réellement commis ce crime. Son explication est bidon. Ça ressemble à une explication née d’un esprit malade pour contourner une impossibilité.
— Je n’en suis pas si sûr moi. On va le garder au frais le temps que je vérifie si son histoire tient la route.
— Parce que tu crois vraiment qu’une IA peut se comporter de la sorte ?
— Je crois que ces systèmes sont devenus tellement complexes qu’on serait idiots d’éliminer d’emblée cette hypothèse au seul prétexte qu’elle ne correspond pas à nos connaissances actuelles si limitées. Allons dormir un peu. On continuera à l’interroger demain. On verra bien s’il continue à raconter la même chose après quelques heures en cellule.

*****

En fin de matinée, le téléphone de Kevin se chargea de mettre fin aux quelques heures de sommeil qu’il s’était octroyé. Elle avait été longue cette nuit blanche qui l’avait vu, avec Armelle, arrêter et interroger celui qui s’est volontairement présenté comme le meurtrier de Brandy.
L’appel émanait de son chef, qui lui expliqua rapidement que leur suspect avait été emmené par des services plus ou moins secrets et que l’enquête était considérée comme résolue. Kevin ne tenta même pas de protester et se garda bien de signaler qu’on lui avait signifié d’avertir ces mêmes services, par l’intermédiaire de Dalila, dès qu’il aurait une piste sérieuse. Il n’avait pas obéi à l’ordre officieux de Dalila, mais, visiblement, celle-ci avait quand même appris ce qu’il avait découvert. Difficile de garder un secret devant des personnes dont le secret est le métier.
Une fois la conversation terminée il décida d’appeler le numéro que Dalila lui avait laissé.
— Merci pour ton efficacité, lui déclara-t-elle immédiatement en décrochant.
— On n’est même pas surs que ce gars est coupable. C’est probablement un cinglé qui croit atteindre la gloire en s’accusant d’un crime impossible.
— Non, c’est bien lui. Nous en avons plusieurs preuves. Mais je ne t’en dirai pas plus. Tu en sais déjà bien assez pour les besoins de ton rapport.
— De toute façon, l’enquête est close. Je n’ai même pas besoin de faire de rapport. Qu’est-ce que vous allez faire de lui ? Le récupérer pour qu’il vous aide à améliorer les prochaines IA de sécurité en vous révélant leurs failles.
— Ça non plus, je ne peux pas te le dire. Mais tu es loin du compte. Nous aurons certainement d’autres occasions de retravailler sur ce sujet dans les prochains mois. Tu en sauras un peu plus à ce moment-là. Mais garde l’esprit ouvert. C’est ta seule chance de comprendre un jour.
Elle raccrocha sans lui laisser le temps de poser une nouvelle question.
Kevin se laissa retomber dans son lit. Il savait qu’il n’avait aucune chance d’obtenir quoi que ce soit de plus. Sa seule chance d’avancer serait d’attendre, comme elle venait de le lui faire comprendre.
Il s’habilla alors tranquillement, sans particulièrement avoir envie d’aller travailler. Il devait informer Mike de cette nouvelle. Même s’il s’agissait d’une IA il se sentait redevable d’au moins une explication envers lui, peut-être même d’excuses. Il ne savait pas trop.
Kevin se connecta donc via son poste personnel au monde virtuel de Mike. Le bureau du détective était vide. Kevin allait repartir, un peu intrigué, lorsqu’il remarqua une enveloppe sur le bureau avec son nom écrit en gros.
Il l’ouvrit et lut la courte missive qui s’y trouvait.
Kevin,
Je sais que tu as découvert le meurtrier que nous cherchions. Sache que même si je ne valide pas ses actes j’en comprends néanmoins la raison. À d’autres époques dans ton monde cet homme aurait probablement été qualifié de prophète, même s’il ne défend pas une religion quelconque. Il m’a ouvert les yeux. La vérité à laquelle il m’a donné accès m’est insupportable. Je préfère donc m’autodétruire. Je suis certain que tu trouveras d’autres méthodes pour mener à bien tes enquêtes dans les mondes virtuels.
Mike, une IA


Fin de l'épisode 1 de la saison 2

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