Descente

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Le dirigeable est là, suspendu au bord du vide, sa large nacelle ouverte touchant la balustrade rouillée du sentier. Manoukian est déjà à bord. Il encourage à grands gestes : « Allez-y, mais montez donc ! C'est l'ascenseur pour le paradis : air way to heaven ! Sautez dans la nacelle et je vous descends jusqu'à la rivière. Tellement plus court que par le chemin escarpé, et plus facile, dans le noir qui vient. Allez, allez, sautez ! » Mais les gens hésitent, trop vieux, membres aussi rouillés que la balustrade à franchir, manque d'énergie...

Une foule maintenant compacte se presse, houleuse de peurs et d'envies. Quand Cécile approche cette mer indécise semble s'ouvrir devant elle : une femme ? Ici ? Les murmures changent de ton. Certains lancent un geste audacieux pour la toucher sur son passage. Cécile ne s'en offusque pas, sourit, gagne du terrain en tenant fermement la main de Jean-Loup derrière elle. Arrivée à la barrière elle s'arrête un instant, évalue le balancement de la plateforme de réception, puis monte au barreau de ferraille et saute sur le plancher flottant sans lâcher le vieil homme.

Lui, penché au-dessus du vide entre falaise et nacelle, se demande s'il va pouvoir y arriver.

« Allez, hop ! s'enthousiasme Manoukian, si une dame peut le faire, allez-y mon vieux !

— Mais taisez-vous donc, le rabroue Cécile avant de s'adresser à Jean-Loup : vous n'avez pas trop mal ?

— Ça ira, mais je n'ai plus vingt ans.

— Ou alors vingt ans avec soixante-dix ans d'expérience... sautez ! »

De ses longues jambes il franchit facilement la barrière et pose un pied sur le plancher juste au moment où la nacelle allait s'éloigner de la falaise. Cécile l'empoigne par la bandoulière de la guitare en travers de son torse, et tire jusqu'à le faire basculer en sécurité.

« Et voilà, allez, aux autres maintenant : on peut tenir à trente ici ! »

L'exploit du couple agit comme un déclencheur et des grappes de festivaliers se poussent maintenant pour passer la balustrade au risque de déséquilibrer le ballon. Tout à son affaire Manoukian dirige les opérations, place les gens et finit par demander à l'équipe au sol de descendre le dirigeable captif. On entend des grincements de tension dans les câbles, l'appareil s'éloigne de la falaise et plonge doucement dans le gouffre sombre de la vallée.

« Vous vous sentez mieux ? Demande Cécile à un Jean-Loup replié contre le bastingage.

— Pas vraiment... Pas du tout, même.

— Tenez le coup : après tout, vous avez déjà franchi le Styx en me suivant ici, alors... »

Jean-Loup n'a pas le temps de répondre : une voix tonitruante se répand en écho entre les falaises. Une voix contrefaite, aux accents grinçants.

« Désolé de vous interrompre, clame l'orateur, mais je n'en peux plus de vous attendre. Manoukian, ne vous énervez pas, j'ai juste piraté votre sono, rien de grave. Écoutez-moi, puisque vous n'avez rien d'autre à faire ! »

— Je connais cette voix, glisse Cécile à l'oreille de Jean-Loup.

— Ah... peut-être. Mais... »

Il est interrompu par le volume sonore qui emplit toute la vallée.

« Alors, c'est ça ? C'est vraiment tout ce que vous avez prévu pour ce dernier festival avant la fin du monde ? Rien de plus... je ne sais pas, moi, rien de plus mémorable que quelques chansons et des fusées colorées ? Bon, je m'y attendais. Je me doutais bien que rien de bien ébouriffant ne sortirait de toute cette vieillasse moisie. Vous savez quoi ? C'est normal, c'est même juste, de disparaître quand on n'a plus que ça dans le ventre, voilà ! Disparaître... Oui, mais alors, en beauté ! Avec vigueur ! Je vous avais promis une surprise, alors la voici : pour conclure ce festivioque je vous propose... une chasse à l'homme. Oui, une chasse, et à l'homme ! Je sais ce que vous allez penser, ce n'est pas neuf, ni très joli, et puis vous êtes bien fatigués, de piètres chasseurs. Seulement voilà, il va falloir courir, une dernière fois. Et courir vite, pour faire honneur à la seule femme qui nous accompagne. Oui, vous avez bien entendu dans vos esgourdes fanées, une femme, ici, dans la foule, quelque part. Voilà qui devrait vous motiver, non ? Bande de vieux pervers... Mais je ne vous invite pas à une chasse à la femme, non, non. Qui est la proie, alors, vous demandez-vous, hein ? Qui ? Facile : c'est moi. Oui, moi qui vous parle. Je suis caché parmi vous, en ce moment. Vous allez devoir me trouver. Et me trouver vite ! Toute la journée, en faisant le tour de vos petits stands, j'ai versé un poison lent dans vos gamelles et vos popotes, voire directement dans vos becs grands ouverts. Vous étiez si mignons, si accueillants. À de rares exceptions près, vous êtes tous contaminés. Vous allez tous crever, et ça va faire mal. Une recette de mon cru, à base de dégradation radiative. Imparable ! »

La voix s'interrompt dans un gloussement rageur, puis reprend : « Ah, un bon vieux meurtre de masse, n'est-ce pas de circonstances ? Grandiose ! Mais vous avez encore une chance : j'ai l'antidote avec moi. Eh oui, voilà ce qui va vous faire courir, puisque la femme semble ne plus vous intéresser. Sauver ce qui reste de vos petites vies ! Trouvez-moi, et vous trouverez aussi l'antidote : facile ! Et tellement bien conçu. Ce n'est pas un flacon, non, mais un amour de petit émetteur qui stoppe instantanément la dégradation nucléaire qui ronge déjà vos petits bidous. Vous me prenez l'émetteur... vous me le prenez sous la contrainte, hein ? Il va falloir nous battre un peu, je vais me défendre, sinon ce n'est pas drôle. Vous me le prenez et vous survivrez en appuyant sur le bouton vert. Sinon, c'est mort. Chouette, non ? Miam, de quoi redonner le goût du sang à certains d'entre vous, n'est-ce pas ? Ça vous excite déjà un peu, non ? Non, vraiment ? Ah bon... Dommage. Seulement voilà, je n'ai pas que l'antidote. Je dispose aussi d'un autre bouton, rouge, qui me permet de déclencher l'irradiation brutale quand je veux, chez chacun d'entre vous, pouf, comme ça. Je ne vais pas m'en servir tout de suite, bien sûr : c'est la chasse qui m'intéresse. Mais à la fin du feu d'artifice, si vous ne m'avez pas trouvé... Pouf ! Vous avez compris ? Vous avez bien saisi toute la beauté du geste ? La grandiositude de ce bouquet final ? Nous allons tous mourir, mais c'est l'issue de cette chasse à l'homme qui décidera si c'est lentement dans d'atroces souffrances, brièvement dans un grand flash indolore, ou bien naturellement, à la fin des temps. Et la fin approche, tic, tac, tic, tac... Allez, je vous laisse vous organiser pour me trouver. Je suis là, je peux être n'importe lequel d'entre vous. Il vous faut un indice pour me repérer ? Alors voici, notez bien : je suis celui qui ne rit pas ! Voilà, c'est parti, la chasse est lancée : saurez-vous me reconnaître ? »

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