Départ

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Ils partent sans un mot de plus et roulent en parallèle, chacun attendant de l’autre qu'il s’exprime en cas de désaccord sur l’itinéraire. Depuis le pont du Garigliano ils ont un point de vue ouvert sur la Seine et les vestiges du port de Javel. L’eau est aussi agitée que les quais sont calmes. Le bouillonnement autour des piles du pont Mirabeau agit comme un double rappel aux yeux de Jean-Loup. La force visible à l’œuvre est de nouveau celle de la nature, n’exprimant ni colère, ni intention. L’anthropocène s’achève, sans éclats. Il n’y a pas lieu de s’en plaindre.

« Qu’attendez-vous du festival ? demande-t-il quand une légère descente lui permet de tenir sans s’essouffler le rythme de l’assistance électrique qui propulse la dame.

— Je ne sais pas vraiment. Reprendre un peu d’espoir, peut-être. Sentir que je fais encore partie de quelque chose.

— Quelque chose… Oui. Mais quoi ?

— Quelque chose qui remonte, qui a une chance. Dégager un coin de ciel bleu, vous voyez ?

— Oui, tout à fait. Enfin, j'imagine, même si je ne suis pas aussi optimiste. Vous feriez peut-être mieux de vous diriger vers une enclave productiviste. Ils salopent tout – excusez l'expression – mais ils y croient encore.

— J'en viens. C'est là qu'on m'a sortie du congélateur. J'ai réussi à leur échapper... Ils sont aussi morts que vous, sauf qu'ils m'ont tout de suite mise aux enchères. Vieux dégueulasses ! Et sans doute impuissants : je ne les intéressais que comme trophée. Je préfère encore votre défaitisme.

—Mmmh, ce n’est pas le bon mot. Disons plutôt que je ne ressens pas le besoin d’un espoir, d’une promesse. Tout est là, devant nous. Il n'y a plus rien d'autre. Nous ne pouvons plus qu'attendre, épuiser le temps qui reste.

— C’est déprimant ! Vous avez vraiment baissé les bras, c’est moche.

— Même les bras levés, je ne crois pas que… »

La femme appuie sur les pédales. Profitant d’un faux plat ascendant, rue Lecourbe, elle distance suffisamment Jean-Loup pour qu’il ne perde pas d’énergie à finir sa phrase. Curieuse personne, se dit-il. Hérissée comme un oursin, et soudain amollie comme un enfant qui pleure. Une enfant d’une soixantaine d’années quand même ! Difficile de s’y frotter. Mais à qui d’autre ? C’est un peu comme si le festival avait déjà débuté et comme si les promesses dont il avait voulu le parer se révélaient décalées, mal étalonnées, divergentes… mais tout de même stimulantes. Finalement, sans être optimiste il avait bien nourri sa part d’espoir intime, plus restreinte mais bien présente en lui. Les petites douches froides de sa compagne viennent lui rappeler qu’il y a mieux à donner qu’à recevoir. C’est en tout cas ce qu’il pense en profondeur, même si quelques émois de surface lui donnent parfois l’impression qu’il attend plus de la vie.

Sur leur trajet ils ne croisent que peu de monde, essentiellement des personnes seules qui s’abandonnent à la contemplation de rues à l’animation sporadique entre des façades délabrées et rongées de lierre. Parfois, un étal présente les récoltes d’un jardin, les produits d’un artisan ou les trouvailles d’un grenier, attendant l’amateur. Au début du Boulevard de Port-Royal leur parviennent les premières notes d’un Caprice de Paganini revu sur un rythme de pavane élégiaque. Ils finissent par découvrir le violoniste penché par une fenêtre du deuxième étage d’un immeuble encore presque en état. Le musicien a belle allure dans sa tenue de concert, même si ses doigts perclus peinent à restituer la fougue originelle de l’œuvre. Jean-Loup se surprend à en conserver la mélodie dans la tête et à y caler son rythme de pédalier.

Plus loin, un bottier a sorti son atelier sur un bout de trottoir balayé avec soin. Quelques formes de bois, des échantillons de cuirs, une série d’enclumes sur l’une desquelles il frappe un talon à coups précis d’un petit marteau arrondi. Jean-Loup se serait bien arrêté, le temps de se faire monter des mocassins sur mesure, propres à compléter dans l’élégance et le confort les baskets qu’il a emmenées. La fougue de sa compagne de selle l’en empêche, et c’est sans doute pour le mieux : qui sait s’il n’aurait pas renoncé au festival pour une paire de chaussures ?

Place Maubert, c’est un jazz band façon New Orleans qui secoue le petit square triangulaire de sa mélancolie joyeuse. La section cuivre agite les mains à leur passage et les salue d’une révérence courbatue dès que ses membres croient avoir reconnu la silhouette d’une femme cycliste. Après son passage, Jean-Loup relève une série de couacs suivie d’une discussion enflammée. La dame fait de l’effet.

Quel sera l’accueil dans le train ? Aux abords de la Gare d’Austerlitz, il voit sa compagne de circonstance tirer une casquette de base-ball de sa poche et s’en coiffer à la garçonne. Leur arrivée se noie dans un afflux tout relatif. Opération discrétion, pour l'instant couronnée de succès. Une dizaine de piétons s’écarte au coup de sonnette pour les laisser appuyer leurs vélos contre les restes du muret d’enceinte.

« J'ai un cadenas, voulez-vous y attacher le vôtre ? demande la femme.

— Je ne sais pas, je n’y avais pas pensé. En fait, je préfère le laisser à disposition.

— Ah… Zut ! C’est un réflexe que je n’ai pas encore pris. C’est nul… Je me fais l’effet d’un dinosaure, désolée.

— Ne vous blâmez pas. Vous n’êtes pas la seule. Il reste encore nombre de profiteurs. Mais… eux-mêmes ont leur place, leur utilité. Je ne sais pas comment l’exprimer. Ils nous poussent. Ils nous incitent à rester alertes, à chercher d’autres solutions, à proposer. Mais je vous assomme, ce n’est pas le lieu, ni le moment.

— Non, c’est intéressant. Par exemple, comment allez-vous revenir chez vous, après le festival ?

— Je ne sais pas. Je crois que j’ai confiance. Oui, c’est quelque chose comme ça : je trouverai bien un moyen. Le moment venu. Peut-être ma version personnelle de votre espoir. Nous y allons ? »

La femme le regarde, l’air interloqué. Puis elle hausse les épaules, attrape son sac et se dirige vers le flux de passagers qui passent les portes ouvertes. À cet instant, une voix retentit, diffusée par quelques haut-parleurs encore en fonction.

L’appel est hésitant mais chaleureux. Un homme d’un certain âge – à entendre sa voix – commence par s’excuser de déranger les voyageurs dans leurs préparatifs, les remercie d’être venus aussi nombreux, puis les invite à se diriger vers le quai numéro 4 où les attend une rame de TGV prête à partir.

« Ce festival ne serait rien sans vous, merci encore. Oh, j’ai oublié de me présenter : je suis Ethan Manoukian, votre hôte pour ce voyage que je vous souhaite chaleureux et convivial.

— Pfff, convivial ! murmure la femme en passant la porte. S’il croit nécessaire de nous le souhaiter, c’est que ça ne va pas de soi.

— Effectivement. Mais cela peut aussi être une sorte de promesse. Je préfère le prendre ainsi. »

Autour d’eux, des partants chargés de bagages se séparent de leurs accompagnateurs. On se quitte avec des vœux de bon voyage, des assurances de retour, quelques dernières demandes : « Vous êtes sûrs de ne pas vouloir venir ? Il est encore temps, je suis certain qu’il reste de la place ». En effet, quoique bruyante l’affluence n’atteint pas le tiers des capacités de la rame alanguie le long du quai 4. On aura de la place. Des hésitants commencent à monter à bord, puis se ravisent. Ceux qui attendent pour les suivre s'écartent sans commentaires et les laissent redescendre, ou se dirigent vers une autre portière.

Jean-Loup inspire un grand bol de cet air chargé. Il y a là, en plus des senteurs végétales des lierres et vignes vierges qui ont colonisé les charpentes métalliques jusqu’aux verrières, par-dessus les remugles colorés de fientes de pigeons dont les battements d’ailes agitent l’humidité, au-delà des traces sensibles de graisse et d’ozone échappées des motrices, une franche odeur de présence humaine.

De la nourriture, que certains piochent à la cuillère dans des boîtes en plastique et que d’autres transpirent abondamment. Du suint de chevelures négligées et des notes florales de savons ou shampooings, relevées d’épices, de musc, de lavande qui s’épanouissent dans une symphonie interpersonnelle. Cela vit. Plus que le bruit répercuté par le piège d’écho si caractéristique de la gare, c’est ce parfum complexe qui plonge le vieil homme dans ce que son appartenance à l’humanité a de plus présent, concret.

Il se souvient. Il y a eu un monde d'avant, qui agitait cette odeur tous les jours, au moins aux heures de pointe. Il l’a vécue parfois comme une gêne, et voici qu’il s’y baigne avec nostalgie. Pourtant, il est certain de n’éprouver aucun regret pour cette époque. Alors, que ressent-il ? Il ne sait pas. Peut-être l’espoir que tout peut recommencer. Mais le souhaite-t-il vraiment ? Peut-il l’espérer, alors que le lent effondrement qui a suivi le pic du monde décrit avec précision le peu d’avenir qui reste à cette humanité-là ? C’est sans doute pour se poser des questions de ce type qu’il attendait le festival. Pour leur donner du corps, une présence moins théorique.

« Je vais monter en première, lui dit la femme. De toute façon, cela ne change rien. »

Obéissant à un vieux réflexe, la plupart des voyageurs évite la portière siglée d’un gros 1 blanc sur fond rouge, comme s’ils ne disposaient que d’un billet de seconde classe. Il n'y a plus ni billets ni réservation depuis des lustres, et aucun train régulier non plus. Mais la voiture de première classe existe toujours, avec son confort aussi gratuit que la seconde.

Jean-Loup y suit sa compagne après avoir libéré ses épaules de la guitare et du sac, puis ramassé son chapeau tombé dans l’opération. Il se sent plus léger sans sa charge et apprécie la sensation d’envol qui lui fait prendre conscience du poids de ses bagages et de combien ils lui pèsent depuis ce matin.

L’intérieur sent le chaud. La voiture est vide, il y a de la place. La femme se dirige ostensiblement vers un siège latéral isolé, sans vis-à-vis. Lui se choisit au contraire un carré central pour y étendre ses longues jambes. Une fois guitare et sac installés sur la banquette en face de lui, il cherche le regard de la femme, mais elle a rabattu sa visière sur les yeux et tourné la tête vers la fenêtre pour observer le quai, attitude classique du voyageur qui ne souhaite pas être dérangé. Classique, mais d'un autre âge : aujourd'hui, c'est de négliger l'autre qui dérange le plus. À moins que ce soit pour cacher sa présence féminine...

Un troisième passager entre alors par la porte du fond, poussant devant lui un sac à dos surmonté d’un duvet roulé. Il est plutôt jeune pour l'époque et pour autant que l’on puisse voir sous la longue barbe encadrée de nattes à la jamaïquaine qui lui masquent les traits. Son regard vif parcourt le wagon, s’arrête interloqué sur la femme méconnaissable qui l’ignore, se pose sur Jean-Loup.

« Vous permettez ? demande-t-il en indiquant le siège voisin.

— Je vous en prie. » répond Jean-Loup surpris par cette survivance d’usages anciens.

Comme s’il avait conservé l’habitude de s’installer dans un train bondé, l’homme bascule son sac sur la galerie à bagages supérieure, en tire un livre et une pochette de cuir, puis s’installe en lissant ses vêtements amples et usés, mais propres. Il ouvre son livre et s’y plonge avec une sorte d’attention totale qui exprime son respect pour l’intimité de ses compagnons de voiture. Jean-Loup ne se prive pourtant pas de l’observer. Il est venu pour cela, après tout.

Une odeur un peu âcre, émanant du nouveau venu, lui rappelle quelque chose. Oui, c’est confirmé par les mains du jeune homme – quinquagénaire tout de même – qui bientôt tirent un sachet et un paquet de papier de la pochette posée sur ses genoux. Comme dotés d’une vie autonome, ses doigts confectionnent un joli joint qu’une langue rapide vient sceller. Ses yeux se lèvent alors, à la recherche d’un panneau d’interdiction de fumer qu’ils trouvent bientôt, répété sur tous les montants de fenêtre.

« Je vous en prie, lui redit Jean-Loup sans préambule. Allez-y, nous sommes entre nous.

— Si vous permettez, alors… Merci. »

Jaillissement de briquet métallique, craquement de molette, flamme jaune à l’odeur d’essence, puis bouffée de fumée gris bleu. Seule sur son siège, la femme s’agite, chasse l'air de sa main, s’agace.

« Pas la peine de me demander mon avis, c’est trop tard ! Restez, c’est moi qui sors ! » jette-t-elle en se levant. Les deux hommes la suivent des yeux avant de se regarder en pouffant.

« Je n'ai pas rêvé, n'est-ce pas ? demande le fumeur.

— Que vous dire, sinon que la réalité recèle encore quelques surprises. J'ose toutefois vous demander de rester discret...

— Discret ? répète l'amateur de ganja en regardant la place vide d'un air incrédule. Oh, je comprends. Ce serait tellement triste de faire fuir l'oiselle à peine posée sur la branche... Cela vous tente ? demande-t-il en tendant son joint.

— Bah, avec plaisir. C’est votre production ?

— Bien sûr. J’ai réussi à faire tenir quelques boutures qui se sont bien adaptées.

— Les miennes ont succombé à l’humidité il y a… au moins huit ans. Holà, c’est chargé, quand même, murmure Jean-Loup après avoir tiré une longue bouffée.

— Possible. Je crois que c’est lié à la résistance de mes plants. Mais je ne suis pas un expert.

— Un amateur éclairé. Une des joies que j’attendais de ce festival.

— Merci, vous me faites plaisir. »

Tout en partageant la fumée lourde ils s’abandonnent un moment chacun à des pensées brumeuses, Jean-Loup sentant un fourmillement l’envahir depuis les doigts jusqu’à la pointe des cheveux. Quand la voix de Manoukian résonne par les haut-parleurs de la rame, elle lui semble percer les cloisons cotonneuses d’une chambre sourde.

« Messieurs, et – j'aimerais tant – mesdames, je pense que tous les passagers ont eu le temps de monter à bord. Ceux qui voudraient cuisiner trouveront le nécessaire en voiture 5. Nous allons bientôt partir. Le conducteur ne fermera les portes que quelques minutes après le départ afin de renouveler l’air avant d’enclencher la climatisation si besoin. Vous veillerez à ne pas vous en approcher dès que nous roulerons. Notre heure d’arrivée n’est pas fixée, mais je vous tiendrai régulièrement au courant. Bon voyage… »

À la fin de cette adresse, le passager face à Jean-Loup se met soudain à se tortiller. Il regarde par la fenêtre, puis jette un œil à son sac au-dessus de lui, tire nerveusement sur ce qui reste de pétard, lance une main pour remettre en place une sangle en bout de bretelle, puis finalement se lève. Il tend le mégot fumant à Jean-Loup, d’un air désolé.

« Non, je n’y arrive pas. C’est trop de boulot, partir, revenir… je n’ai pas le courage. Tenez, je vous le laisse. Moi, je rentre. »

Avec un dernier regard triste pour le siège vide de la femme il attrape son sac et va pour se le jeter sur l’épaule lorsqu’il avise le duvet.

« Vous en aurez peut-être besoin, là-bas ? »

Avachi sur son siège, sonné par la force de l’herbe, Jean-Loup n’a pas le temps de répondre avant que la femme remontant le couloir ne réponde à l’offre.

« Merci, je le prends.

— Ah, heu… Je vous en prie, répond l'ex jeune homme en détachant le duvet.

— Oui, je n’y avais pas pensé, mais ça peut être utile. Oh, et puis arrêtez de me regarder comme ça, vos yeux vont tomber...

— Les yeux vont tomber... de sommeil, marmonne Jean-Loup dans le vague. Je veux dire, pfff, je ne sais pas. On va dormir, c’est sûr, mais où ? Bizarre, hein ? M’en inquiéter, ça ne m’est même pas venu à l’idée. Bof… »

Il laisse sa tête retomber en arrière et sent, plus qu’il ne voit, le fuyard se précipiter vers les portes. Son dernier souvenir conscient remonte à un claquement dans les haut-parleurs, probablement suivi par la voix de leur hôte annonçant le départ. La suite n’est qu’une chevauchée molle à travers des couleurs, des éclats bruissants, des parfums et des rêves sans rime ni raison.

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