Échanges

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Le jardinier réapparaît, porteur de deux bocaux pleins de billes jaunâtres flottant dans une eau trouble. Il lance une forme d'excuse :

« Je ne sais pas si j’ai bien mené la cuisson…

— Ce sera parfait. Déjà, un plaisir pour les yeux. »

Jean-Loup décide soudain de parler sans forcer la voix, d’avoir confiance dans l’audition de son interlocuteur. Et il a raison : Étienne hoche la tête et une lueur de fierté passe dans son regard hésitant. Il a bien compris et apprécie d'être apprécié.

Le sac et la guitare pèsent. Le voyageur s’en débarrasse en gestes laborieux, le passage des bandoulières fait choir son chapeau. Il se penche, exagère les douleurs de son dos pour le ramasser, se relève avec un rictus d’autodérision. Le jardinier cuisinier sourit. Cédant à une impulsion, Jean-Loup lui pose une main douce sur l’épaule. À ce contact, il sent une sorte d’onde frissonnante rayonner dans le corps de son hôte. Se toucher et être touché reste un luxe quand on ne se croise plus que par hasard.

Ils s’installent de part et d’autre d’un bar de mélaminé blanc, probablement récupéré d’un mobilier de cuisine à bas prix. Bien qu’hétéroclite l'aménagement de la pièce affiche une harmonie douce. Une fois l’éblouissement passé, la blancheur se nuance d’un camaïeu allant du gris aux beiges. Comme le négatif d’un tableau de Soulage qui s’enrichirait à chaque regard posé. Vivre ici doit être confortable et doux, se dit le visiteur. Il resterait bien un peu, mais Étienne semble ne pas apprécier le silence.

« Vous allez loin ?

— Aujourd’hui à Paris, seulement. Ce soir ou demain, le Sud...

— Ah oui, bien sûr. Le Festival.

— Le Festival. J’espère que nous pourrons partir. »

Le jardinier laisse échapper son regard dans le vague d’une rêverie lointaine avant de le rapatrier sur le joint caoutchouc du bocal qui résiste à sa traction.

« Ah… J’y serais bien allé aussi. Mais, à quoi bon… Je ne sais rien faire de beau et je n’y entends plus. »

Il l’a déjà dit. Peut-être un peu de dégénérescence. Jean-Loup refuse de s’inquiéter.

« On perd l’habitude d’écouter, répond-il doucement.

— Il faut avoir de quoi. Je veux dire, à part les oiseaux, hein ?

— C’est pourtant passant, ici.

— Oui, quelques convois. Ils ne s’arrêtent pas. Et des grapilleurs parfois, mais ils m’évitent.

— Pourtant, votre jardin est tentant.

— Je ne sais pas… Ils ont peut-être peur de demander, ou d'être pris pour des voleurs. Parfois, je laisse un panier de récolte sur le muret. Le lendemain matin, il est tout juste picoré par les moineaux.

— Je ne sais pas si c’est triste, ou s’il faut saluer cette nouvelle forme de respect.

— Nous changeons… mais c'est bien tard. »

Une larme se précipite sur la joue du jardinier et vient mourir dans sa moustache. Jean-Loup sent une onde d’empathie l’atteindre, le pénétrer, lui étreindre le diaphragme et lui serrer le cœur. Ce n’est pas de l’affliction, non, plutôt une sorte de nostalgie heureuse, une émotion désolée, un peu douloureuse mais accompagnée du bonheur de ressentir encore des émotions. Ils se sourient.

« Ah, on a l’air de quoi, hein ? À pleurer comme ça.

— On a l’air vivant. C’est bon de pouvoir s’abandonner sans s’apitoyer, non ?

— En tout cas, ça faisait longtemps, merci.

— Ce serait tellement plus beau si je pouvais le dire à quelqu’un.

— Pardon ?

— Oh, rien, une citation. Vous connaissez Samivel ?

— Non. Un type à manivelle ? »

Le jardinier glousse de sa blague tout en s’excusant pour sa piètre qualité, mais on est entre nous, n’est-ce pas ? Jean-Loup ne se souvient pas s’il lui avait déjà parlé de l’auteur savoyard du siècle précédent. Alors il lui explique les dessins fabuleux de douceur du grand aquarelliste, leur ironie parfois poignante, comme celle de ce grimpeur solitaire qui voit le soleil se coucher merveilleusement derrière les sommets et se désole de n’avoir personne avec qui partager cette beauté. Ou ce guide qui répond à l’interminable question de sa cliente parisienne lui demandant au fil d’une logorrhée sans fin ce qu’il y a de plus beau dans la montagne : « Le silence, Madame ! »

« Samivel, c’est la vision juste de l’homme dans son environnement, et le talent rare de restituer cette vision dans une beauté qui n’ôte rien à son mordant. Enfin, je crois.

— Suis pas sûr de comprendre, mais je pense que j’aurais aimé.

— Allez voir, si le cœur vous en dit. Ses ouvrages sont en bonne place dans ma bibliothèque. Vous connaissez le chemin ? Au sommet de l’Allée Eugénie. Vous nourrirez mon chat.

— Il aime les petits pois ? »

Les deux hommes s’esclaffent. Le joint du couvercle a enfin cédé dans un bruit de succion qui ramène chacun vers son enfance, des souvenirs de grand-mère, des parfums de pêches ou de cerises au sirop, de clafoutis sorti chaud du four. Le jardinier pioche deux cuillères dans un tiroir et ils attaquent directement dans le bocal avec des airs de critiques gastronomiques ou de taste-vin.

« Ils ne sont pas terribles, hein ?

— Bah, c’est offert de bon cœur…

— J’ai sorti un deuxième pot, pour emporter. Mais vous n’êtes pas obligé de vous encombrer.

— De bon cœur, je vous dis : ça ne se refuse pas.

— Vous savez quoi ? Vous me faites plaisir.

— Ah bon ?

— Oui : vous ne m’avez rien proposé en échange. C’est bon de se comprendre.

— Certes. Et puis, nous l’avons eu, l’échange. Non ?

— Pas complètement. »

Avec un clin d’œil, le jardinier sort une photo de la poche poitrine de sa salopette blanche tachée. On y voit une femme brune, plutôt petite, jeune et souriante comme on l’est parfois lors des poses un peu longues exigées par le photographe. Jean-Loup prend le cliché avec précautions et le regarde attentivement, plein de respect. C’est la première fois qu’Étienne lui montre sa femme. Un sujet qu’on évite.

« Elle s'est soignée à Bichat ? » demande-t-il. Le jardinier étouffe un hoquet, secoue la tête, reprend la photo et s’abîme un moment dans sa contemplation.

« Non. Elle a préféré mourir ici. On a longtemps cru qu’elle ne serait pas atteinte. Ou alors… elle me l’a laissé croire.

— Vous avez vécu d’espoir. C’était généreux de sa part.

— Oui, mais le souvenir… »

Jean-Loup se penche vers lui. Sa main se pose de nouveau sur l’épaule maintenant secouée de sanglots. Il se sent paternel. La différence d’âge permet cette impression. Étienne pourrait être son fils, même s’il s’est toujours imaginé celui qu’il aurait eu comme un garçonnet courant en culottes courtes. Mais les garçonnets grandissent, se laissent pousser la moustache, perdent leur femme et passent tout seuls les cinquante ans… Cependant, il faut toujours les consoler. Ressentir leur détresse, aussi forte que lorsqu’ils se sont écorché le genou en tombant de vélo ou quand leur poisson rouge est mort un été de canicule. Laisser la douleur pénétrer sans la juger, la sentir traverser en s’accrochant aux épines de sa propre tristesse. Samivel n’y avait pas songé : ce serait encore plus triste si je pouvais le dire à quelqu’un. Avoir ce sentiment de se vider, l’émotion en vases communicants, pour enfin en toucher le fond et pouvoir repartir. Ce qu’il nous reste à partager.

« Merci. De me l’avoir montrée. Et… tout le reste.

— Hein ? Oh, ça m’a fait du bien. C’est un peu mon festival à moi.

— Oui, oui, c’est ça, c’est l’idée.

— Je me demande… Vous ne resteriez pas ? Un peu ? »

Jean-Loup ne s’y attendait pas. Il y a pensé certes, mais pour lui-même, et l’idée à peine évoquée par l'autre le remplit complètement. Se poser là, pas loin de chez lui, avec cette impression de disposer d’une base arrière, sans grand désert à traverser, au cas où. Ce serait un peu comme la vie d’avant, avoir quelqu’un à qui parler le matin. Ne plus devoir espérer les passants. Ne plus avoir à regretter leur départ, ou simplement leur manque d’intérêt. Et puis, le jardin donne bien… Mais il n’est encore qu’à cinq ou six kilomètres de sa maison, à peine en bordure du grand océan terrestre.

« C’est tentant, merci. Après le festival, peut-être. Oui, sûrement. Là, j’ai envie de foule et de sons, vous savez ? Retrouver, je ne sais pas, la sensation d’appartenir à un troupeau nombreux. C’est bête, mais je crois qu’il me faut plus que l’odeur de ma propre sueur. Vous comprenez ?

— Je comprends, oui. J’en aurais bien besoin aussi, mais… »

Le jardinier désigne son oreille d’un geste avorté. Il y a autre chose.

« Je crois que j’ai pris racine. Je ne vais plus bouger beaucoup. M’occuper du jardin, tout ça…

— Normal... écoutez, Étienne : j’y vais, je reviens et je vous raconte. Je raconte bien, vous le savez. J’ai lu beaucoup… »

Sa phrase meurt sur ses lèvres. Est-ce que lire c’est vivre ? À qui Jean-Loup a-t-il raconté quoi que ce soit pour la dernière fois ? Quelque chose de lui, qu’il aurait vécu, quelque chose d’intense. Il ne sait plus et cela l’inquiète d’un coup. Le passé ne se revisite plus. Il faut bouger pour ne pas s’enkyster. Il se penche vers son sac.

« Tu ne veux pas qu’on se fasse une petite pipe, avant que tu partes ? »

Jean-Loup hésite. Ce n’est pas la chose elle-même qui le rebute. C’est peut-être le tutoiement soudain. Trop de distance, trop longtemps, et là, d'un coup, trop vite brisée. Il ne peut plus, même s’il est tentant de sauter les barrières une dernière fois. Il prend son sac en secouant doucement la tête, passe la sangle en faisant attention au chapeau, ensuite la guitare. L’autre se méprend sur son silence.

« Excuse-moi, j’avais pensé… Tu m’en veux pas ? Excuse-moi.

— Ce n’est pas ça, ce n’est rien. Attendez-moi, je repasserai.

— Ceux qui disent ça… Je les attends encore. Je pense même que je pourrais te retenir de force. J’y aurais intérêt, hein ? D’un certain point de vue, j’y aurais intérêt. Et pourtant… C’est peut-être ce point de vue qu’on a perdu. On accepte des choses, la solitude, la fin. On se sent bien sans rien. »

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