I.

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Avec indolence, le brick se mouvait sur les eaux calmes de l'estuaire mythique du Chaos. Sa poupe d'un noir profond s'enfonçait dans le miroitement des escarpements qui longeaient la rivière, juste avant que les ténèbres n'envahissent les terres émergées. À cet instant, le crépuscule enveloppait le navire pirate de ses feux nacrés et jetait de hautes ombres derrière les mâts, leurs voiles ferlées et les marins cramponnés à la vergue principale. Silencieux, ils attendaient avec fébrilité un signe du capitaine Eyloc dont la silhouette guindée se détachait sur la dunette arrière. Grandi par les rayons rasants qui découvraient les aspérités de la mer et du bois, il empoignait la barre de ses deux mains calleuses. Toute son attitude reflétait une révérence intime face au cours d'eau qui ondulait entre les monts plongés dans la noirceur. Ainsi positionné, presque seul au-devant de l'immensité, le commandant Eyloc évoquait aux yeux d'Aglaz une divinité légendaire. Sa prestance saisissante conférait au groupe de pirates une confiance absolue envers et contre tout les phénomènes qu'envoyaient la nature ; ce qui se révélait particulièrement utile en ce premier jour de l'Echange. Chacun patientait dans l'expectative du chambardement, mû par l'excitation qui précédait les grandes actions.

Seul Aglaz mourait d'effroi.

Le jeune mousse se tenait à cheval sur la vergue, les bras ankylosés par le poids de la grande voile que l'on s'apprêtait à déferler. Ses yeux sautaient tour à tour du capitaine au serpent d'eau qui s'étirait au-delà de sa vision, à la voile qui pesait la charge d'un buffle contre sa poitrine essoufflée, puis sur les falaises accidentées qu'il espérait ne pas taquiner. Son regard parcourut ces étendues rocheuses vertigineuses ornées d'imposants pins qui se dissimulaient volontiers dans la pénombre naissante, comme pour se camoufler face aux vents dominants. Malgré la protection bienfaisante du vaisseau, les conifères évoquèrent au garçon des apparitions maléfiques.

« Il y en a qui disent que ce sont les âmes des marins disparus dans ces eaux-là. » Aglaz sursauta et manqua de lâcher la voile. Tout à ses pensées, il n'avait pas reconnu la voix de l'autre mousse qui s'était approché de son oreille, goguenard. Gendris avait suivi la moue effrayée du garçon et fixait désormais les silhouettes difformes qui surplombaient les roches abruptes. Il se montrait à l'aise dans les gréements et Aglaz enviait la facilité avec laquelle son ami se familiarisait à tout. Lui serrait si fort le morceau de bois qui les soutenait que ses jambes fourmillaient et, dix mètres sous lui, le pont menaçant l'exposait au vertige.

« D'après eux, reprit Gendris sans se préoccuper des reproches silencieux d'Aglaz, durant les tempêtes les plus violentes, les vagues atteignent les sommets escarpés pour y jeter toutes sortes de débris fragiles, des choses que la mer aurait dû déchiqueter, mais qui se déposent en douceur sur les fougères. On dit que sous chaque arbre repose un corps recraché par les flots, comme si la mer offrait une seconde vie aux marins qui lui avaient dédié la leur. »

Quel homme, songea Aglaz, qui avait goûté à l'immensité de l'océan, à cette liberté portée par les vents et les courants, aspirait à l'immobilité ? Il tressaillit à cette idée saugrenue. Lui ne pouvait l'imaginer.

« Comment ça se pourrait ? répondit Aglaz du bout des lèvres. Un homme... arbre ?

— Mon grand-père, enfin l'ami de mon grand-oncle, disait que des poitrines allongées au sommet des escarpements, s'élevaient les arbres les plus spectaculaires ! »

Aglaz le crut sur parole, l'œil anxieux accroché aux profils imprécis qu'il jurait diablement humains. Il s'efforça d'en détacher le regard et le promena sur Gendris qui s'adossait sereinement contre le mât principal, les deux fesses posées sur la vergue. Sans remarquer le trouble de son ami, ce dernier murmura avec confiance :

« Les marins sont les plus forts des hommes. »

Aglaz hésita. Il avait tant entendu d'histoires surnaturelles dans les tavernes des ports traversés qu'il trouvait celles des matelots ennuyantes. Le garçon ne connaissait rien de la terre, mais elle lui apparaissait bien plus inhospitalière que la mer.

« Tu ne trouves pas ça beau ? reprit Gendris sans se départir de son ton railleur. Pour beaucoup de marins, c'est l'une des plus grandes récompenses d'une vie passée sur la mer ! Certains iraient même jusqu'à se laisser mourir dans la baie le jour des tempêtes, dans l'espoir d'une seconde existence. Sédentaire celle-là. En tous les cas, c'est ce que tout le monde dit, rêva-t-il d'un ton manifeste. C'est que ce doit bien être vrai ! »

Aglaz n'en fut pas aussi certain. S'il savait que la mer prenait soin de ses enfants, que les obstacles qu'elle dressait sur leur route n'étaient que des remontrances, il ne croyait pas qu'elle puisse les abandonner en haut d'une falaise venteuse. Tout autant que le mousse se souvienne, il avait vécu sur un navire. Pirate de surcroît. Il pensa que s'il se retrouvait au sommet d'un escarpement, à quelques pas de l'océan, mais sans la possibilité d'y naviguer, il se laisserait mourir de chagrin. Aglaz désirait se réincarner en créature de la mer ; depuis quelque temps, il ne rêvait que d'explorer les eaux noires qui se déployaient dans toute leur immensité sous leur navire. Les membres d'équipage craignaient ce vide qu'ils ne pouvaient saisir, lui souhaitait le parcourir.

« À quoi songes-tu ? Aux mauvaises ombres qui t'observent là-haut ? le taquina Gendris.

— Que ce sont des histoires à dormir debout ! répartit Aglaz en lui jetant un regard qui oscillait entre la vexation et la colère. Qui serait assez fou pour croire ces sornettes ? En arbre ! »

La honte de s'être laissé effrayé, puis prendre, le submergea.

« Je trouvais ça joli, insista Gendris, offensé à son tour. Le marin quitte la mer pour se transformer en pin, son bois devient navire et il s'en retourne à l'eau. »

Aglaz ne répondit rien. Finalement, il aimait bien cette version du récit. Toutefois, il s'abstint de le faire remarquer. Ils se murèrent dans le silence, béats face à l'astre qui s'éteignait derrière les hauteurs, pensifs.

Le brick remonta l'estuaire aussi lentement qu'il y était entré, seulement porté par ses plus petites voilures. Il navigua le Chaos sans se départir de son habit nacré puis longea un coude que dessinait la rive ouest. Là, une dizaine d'autres navires mouillaient déjà dans l'attente. Les matelots s'agitèrent à ce spectacle tandis que le capitaine manœuvrait son bateau au plus proche des dents d'ardoises acérées qui se dissimulaient à contrecœur sous quelques hauteurs d'eau. Dans cette partie de la rivière, les falaises plongeaient profondément et par endroit, remontaient brusquement. Eyloc sillonnait le chenal pour la toute première fois, pourtant il guida sa créature sans accroc. Parvenu à distance des autres concurrents, le commandant positionna son navire de trois quarts et celui-ci s'immobilisa dans cette entente parfaite entre le vent qui secoue les voilures et le courant léchant sa coque immergée.

Aglaz guettait les bâtiments voisins. De ces embarcations, seules deux, peut-être trois, pouvaient égaler le brick en vitesse, mais aucune ne possédaient ni sa maniabilité, ni son équipage. Non, la principale rivale du brick ne se trouvait pas dans ces embarcations là, mais bien en la rivière elle-même.

Le jour de l'Echange, une fois par mois, la marée remontait violemment dans l'estuaire puis se coulait entre les falaises en un chaos légendaire qui déferlait jusque Chaosville. Le premier navire à entrer dans le port gagnait non seulement le respect des habitants, mais surtout le droit de commercer avant quiconque. Eyloc ne laisserait pas cette opportunité lui échapper.

À défaut de voir dans la pénombre installée, Aglaz tendit l'oreille et jura qu'au loin, la mer grondait. Il serra un peu plus fort la vergue.

« Cap'tain ! Cap'tain, hurla un des matelots en pointant du doigt le coude qu'il venait de franchir, elle est là, elle est là ! La vague ! Elle arrive ! »

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