Chapitre 10 :

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Angelo DeNil :

Cela fait plusieurs heures que nous marchons, avec la même sensation de tourner en rond. Tout est semblables, mêmes arbres, mêmes buissons remplis de baies rouges et noires. Nous avons délaissé le van lorsque le soleil s'est mis à briller. Cela ne m'a pas enchanté, j'étais encore dans un état second et n'aurais pas dit non à quelques heures de repos supplémentaires.

Je suis déjà épuisé, lessivé d'errer tel un spectre entre les troncs. Mon estomac crie famine, j'ai besoin de me nourrir mais nous n'avons rien à manger de plus que les dernières fraises sauvages de la veille. Je lève la tête, regarde ce qu'il se passe devant moi puis finis par me focaliser uniquement sur le dos de Marx.

Il n'était plus là lorsque j'ai ouvert les yeux ce matin. J'ai paniqué un court instant en ne sentant plus son corps contre le mien pour finalement soupirer de frustration en songeant que j'aurais préféré me réveiller et le découvrir à mes côtés. Sa présence m'aurait probablement apaisé autant qu'elle m'aurait agacé. Il n'était pas bien loin finalement, je l'ai aperçu à travers les carreaux fumés du véhicule. J'ignore ce qu'il faisait mais ne lui ai pas posé de questions. Je me suis contenté de bougonner un bonjour approximatif lorsqu'il s'est décidé à rejoindre le van. Il n'a pas parlé plus que moi, son visage est resté fermé pendant un très long moment. C'est silencieusement que nous nous sommes mis d'accord pour reprendre la route, par quelques soupirs désespérés et de regards un peu gênés.

J'ai bien dormi cette nuit. Ce n'était pas parfait, pas si confortable qu'un lit, bien que le mien ne le soit pas plus finalement, mais la présence de Will m'a offert ce que je ne trouve jamais. La securité.

Sa proximité ne m'a pas parue étrange, j'étais même plutôt satisfait qu'il vienne vers moi. C'est probablement la première fois que cela ne me dérange pas, moi qui habituellement rejette quiconque qui s'approche. J'ai enlacé sa main pour ne pas avoir à parler, dans le but de lui faire comprendre que je déposais les armes pour une nuit, mettant de côté ma colère pour accepter sa présence. Maintenant, je me sens idiot de l'avoir fait, et lui plus encore si je me réfère à ses traits tirés et ses sourcils froncés. Dans le fond, je le comprends. Il a passé la nuit collé à une autre personne que sa petite-ami, et le problème vient sûrement du fait qu'il a aimé cela autant que moi.

Je soupire en remarquant que l'écart entre nous se creuse. Je suis à la traîne, je n'en peux plus d'avancer en évitant les trous, les racines et les branches, de plus, mes membres sont encore douloureux.

Fraise est à parfaite distance entre Marx et moi. Parfois, il vient me voir comme pour m'encourager à aller plus vite, par moments il accélère et à sa façon il intime à Will de ralentir. Puis, comme c'est le cas dans l'immédiat, il est au milieu et avance en balançant la queue de droite à gauche. Je ne comprends toujours pas pour quelle raison ce louveteau s'évertue à nous suivre partout où nous allons mais je m'habitue au fait qu'il soit là. Cela devient presque rassurant.

Je râle en ralentissant davantage, à deux doigts de me laisser tomber pour attendre patiemment l'heure de ma mort. L'air est frais, le ciel est nuageux et tous les bruits environnants me donnent mal à la tête.

— DeNil, t'es lent là, grogne Will en s'immobilisant plusieurs mètres devant moi.

— Je vais crever de faim, bougonné-je en entendant mon ventre crier famine.

J'ai l'habitude de peu me nourrir, de manger des cochonneries plus que de vrais repas mais mon estomac se contracte violemment, réclamant d'être rempli.

Will soupire en avançant dans ma direction. Sa pommette est bleue et enflée. Je me sens coupable de l'avoir blessé alors que j'étais en pleine crise hallucinatoire. La marque qu'a laissé mon pied sur son visage semble douloureuse, pourtant il ne se plaint pas.

— Moi aussi j'ai faim. J'ai envie d'une douche et d'un café chaud, mais on n'a pas toujours ce qu'on veut dans la vie.

— Ouais, c'est certain que si j'avais eu le choix ce ne serait pas avec toi que je serais, Marx.

Il fronce les sourcils, un peu pris au dépourvu par la véhémence de mes mots.

Et oui, ce n'est pas parce qu'il a flanché cette nuit qu'il va se mettre à genoux devant toi, susurre Ombre.

— Tu aurais préféré être avec Judas ou Brandon ?

— C'est vrai que je porte Bloom dans mon cœur, tu ne peux même pas imaginer.

Une bourrasque de vent nous surprend, je grimace en serrant les dents.

— Tu as senti ? s'exclame-t-il.

— Ouais, il caille.

— Pas ça, crétin. Ça sent l'humidité.

— Sans blague ? Tu as vu le ciel comme il est vachement bleu ? On se demande pourquoi c'est humide dit donc.

— Arrête ton sarcasme DeNil, t'es lourd. Il doit y avoir un plan d'eau pas très loin.

— Alléluia, on est sauvé. Ça va nous avancer à quoi, au juste ?

Il râle et passe ses longs doigts dans ses mèches brunes, frotte son visage et quand il retire sa main je peux apercevoir ses traits se tordre de douleur. L'hématome est assez conséquent. Je l'envie soudainement. J'ai besoin de ressentir autre chose que la fatigue, la souffrance a toujours été mon réconfort, mon échappatoire.

— Si c'est une rivière, la suivre nous mènera sûrement quelque part. Ça nous permettra également de nous débarbouiller et peut-être même boire.

— Tu crois que je vais faire trempette ? Il fait moins dix degrés.

— Tu n'exagères pas un peu ?

— Seulement un chouïa, mais ton histoire de baignade est probablement la seule excuse que tu as trouvé pour que je t'aide à te réchauffer.

J'ignore pourquoi j'ai dis ça, je regrette mes mots dans l'instant mais ne le laisse pas paraître. Les joues de Will rougissent brusquement alors qu'il me fusille du regard avant de se détourner pour ne plus me faire face.

— T'es vraiment un connard, DeNil.

Il a raison, ce mot clignote dans ma tête en lettres majuscules tandis qu'Ombre ricane. J'aimerais cesser d'être un idiot parfois, malheureusement, c'est l'unique chose que je sais faire parfaitement.

— Pourtant ça ne t'as pas empêché de te collé contre mon cul toute la nuit, dis-je acerbe.

Il se tend, son corps entier est crispé. Ses poings sont refermés, ses ongles plantés dans la paume de ses mains, je l'entends éructer des injures entre ses dents serrées. Il fait volte-face et en une enjambée il me surplombe de toute sa hauteur, m'oblige à relever la tête pour le défier du regard. Ses traits sont tirés et le bleu de ses yeux est aussi sombre qu'une nuit d'hiver. J'aime bien le mettre dans tous ses états, mais son expression enragé me fait déglutir.

— Ne me pousse pas à bout, DeNil, parce que la prochaine fois que tu dérailles et que t'es à moitié inconscient, je te laisse agoniser avec tes petites hallucinations et tes médicaments.

Ouille, le coup bas. Ses propos me blessent mais je ne lui donne pas la satisfaction de s'en apercevoir. Je ravale la boule qui obstrue ma gorge en tentant de paraître impassible.

— Je ne t'ai rien... commencé-je.

— Ouais, tu ne m'as rien demandé, me coupe-t-il sèchement. Je commence à le comprendre, mais réfrène ton ardeur et arrête de me prendre pour un punching-ball parce que si tu continues sur cette lancées je risque fortement de te faire avaler tes pilules une par une jusqu'à ce que tu vomisses à cause du surdosage.

Je frissonne, il est presque effrayant lorsqu'il est en colère, pourtant, ça me plait.

— Quoi ? Ne sois pas relou et accepte la vérité telle qu'elle est, Chaton.

Je vais trop loin, je le ressens quand son souffle s'écrase sur mon visage et crispe ma mâchoire. Si ses yeux pouvaient tuer, je serais gisant dans un flaque de sang. J'apprécie le voir danser sur du charbon ardent, oscillant entre l'envie d'exploser et la retenue qu'il peine à garder. Jai parfaitement conscience de dépasser les bornes, mais mon cœur étouffe, je dois le laisser hurler pour respirer. J'ai besoin d'évacuer toute cette animosité, toute cette rage qui m'empêche d'avancer. C'est une chose que je m'interdis de faire lorsque je suis chez moi, Will est ma seule issue, le seul qui pourrait me permettre de soulager mon âme brisée. Je me moque de le blesser, d'être mauvais, si cela m'apaise, si sa colère efface la mienne.

Il faut que je ressente une autre émotion que la peine qui me submerge quand je pense à Loli, la mélancolie lorsque mon père s'immisce dans mon esprit. Mais par dessus tout, j'ai besoin de calmer cette fichue rage qui me détruit lorsque je visualise ma mère en train de se tuer, de nous assassiner Loli et moi.

J'ai besoin d'une sensation suffisamment puissante pour me faire oublier le reste, pour me sentir vivant. Une émotion semblable à celle que j'ai ressenti la nuit dernière lorsqu'il me procurait sa chaleur, que je sentais les courbes de son corps, sa main dans la mienne, son souffle contre ma joue. Je n'avais plus rien en tête sauf sa présence. J'ai besoin d'oublier, mais plus de cette manière. Ce n'est pas possible, je ne peux me laisser envahir par ce genre de sentiments stupides. Je veux oublier parce que sa haine à lui aura tout détruit en moi. Je veux qu'il me ravage.

Ravage-moi, putain de William Marx. Bousille-moi avec tes yeux océan, avec tes lèvres charnues qui m'insultent et me maltraitent.

Je n'ai pas besoin qu'il me calme quand je crise, me rassure quand j'ai peur ou allège ma douleur. Non, je veux qu'il la décuple, qu'il la fasse renaître d'une autre manière. Je veux le détester davantage, pour moins me haïr.

— Elle est comment ta vérité ? peste-t-il en s'inclinant vers mon visage.

— La vérité c'est que t'as bandé pour quelqu'un d'autre que ta petite Marianna. T'as bandé pour moi, un mec, un connard. C'est ça...

Je laisse ma phrase en suspens pour analyser sa réaction. Il est rouge de colère, sûrement de honte aussi. Ses lèvres ne sont plus qu'une ligne sans courbes tellement elles sont pincées.

— ... la vérité.

C'est faux.

Son corps n'a pas réagi, si ce n'est qu'il s'est réchauffé contre moi. Par contre, le mien l'a fait. C'est probablement pour cette seule raison que je me comporte ainsi, parce que mon membre pulsait entre mes cuisses alors qu'il me tenait dans ses bras. Je peux affirmer que c'est la première fois que ça arrive, et je ne l'accepte pas.

— J'ai fait quoi ? crache-t-il en s'approchant encore.

— T'étais excité, William, carrément excité.

Il secoue la tête et ricane bruyamment. J'ignore à quoi il pense mais il a l'air d'un psychopathe en cavale, évadé d'un asile pour détraqués.

Fais-moi ressentir ta haine, Willy !

— T'es pathétique, DeNil, vraiment pathétique.

Il fait quelques pas en arrière et finit par se détourner.

Quoi ? C'est tout ? Putain, il est sérieux ? Pourquoi ne me hurle-t-il pas dessus ? Pourquoi ne me cogne-t-il pas ? C'est pourtant ce que je mérite après les paroles déplacées que je lui ai lancé au visage.

Je le regarde s'éloigner, me sentant soudainement délaissé. Ce n'est pas ce à quoi je m'attendais. Je souhaitais ressentir quelque chose de plus violent que cette deception qui s'installe en moi, qui plante ses griffes dans ma chair et me brûle l'âme.

— C'est tout, William ?

Il m'ignore, continue d'avancer sans même un regard en arrière. Je suis à deux doigts d'exploser, de tout casser, bien qu'il n'y ait pas grand-chose à foutre en l'air finalement. Sauf lui. Et moi.

— T'as pas de couilles, Marx, hurlé-je encore.

Il est désormais à plusieurs mètres, toujours aussi crispé, toujours aussi silencieux et hors de lui.

Je me remets à avancer sans pour autant me précipiter. Je dois parvenir à le faire réagir alors je me baisse pour attraper un caillou. Je le soupèse rapidement, il n'est pas très lourd. Je lève le bras et lance mon projectile vers ma cible. Le caillou finit son trajet sur le haut de son crâne. Il s'immobilise enfin. À mesure que j'approche, je perçois sa respiration semblable à celle d'un taureau près à charger.

— Vraiment pas de couilles, répété-je plus doucement lorsque je m'arrête à quelques centimètres de son corps massif.

Il pivote lentement, me scrute avec animosité, dédain et colère.

— T'attends quoi, Angelo ?

Sa voix me fait frissonner, elle est froide, distante, presque inexistante.

— Que tu réagisses ! Bouge-toi le cul, William, et fais moi part de ce qu'il se passe dans ta tête. Montre-moi à quel point t'as envie de me buter.

Il soupire, passe ses doigts crispés dans ses cheveux puis ses yeux foudroyants me toisent. Ce n'est pas ce regard mauvais que je veux voir, mais c'est le seul que je m'autorise à recevoir, voilà pourquoi je persiste à être stupide. Je me damnerais pour qu'il m'observe comme il l'a fait dans la van la nuit dernière, juste avant qu'il me masse pour la deuxième fois. Ces grands yeux bleus, bordés de longs et épais cils noirs qui me détaillaient comme si j'étais une œuvre d'art sortie d'une autre dimension.

Je le détestais pour n'être qu'un type prétentieux, footballeur talentueux, sûrement gendre idéal et fils prodigue. Désormais, je le hais car cette nuit il m'a fait ressentir en un seul regard ce que je n'avais encore jamais connu, parce qu'il m'a apaisé, aidé à me sentir mieux. Je le déteste parce qu'il a éveillé mon désir, parce que j'ai eu une érection pour son visage trop beau pour être honnête. Il s'intéresse à moi uniquement parce que nous sommes perdus ensemble, qu'il n'a pas d'autre choix. Je le déteste parce qu'il ne me portait aucune attention quand nous arpentions les mêmes couloirs ; moi, mais aussi les autres journalistes pour ne pas perdre sa place au sein de l'élite du bahut.

Mais finalement, je me fous bien de tout ça, je ne veux ni de sa pitié ni de sa sympathie, je refuse de l'apprécier ou le désirer. Je veux juste oublier et ressentir un truc si puissant qu'il anéantira tout sur son passage, même si ça ne dure que deux minutes.

— Je n'ai pas envie de te buter, répond-il après ce qui me semble être une éternité.

— Alors quoi ? Cogne-moi, Marx, fais-moi ravaler mes paroles déplacées et exécrables.

— Je ne te toucherais pas non plus, crache-t-il en faisant un pas vers moi.

— Frappe-moi.

Il secoue négativement la tête et paraît exaspéré.

— Frappe-moi, répété-je avec plus de force.

— Non.

— Alors quoi ?

— Je n'ai pas envie de te frapper, encore moins de te buter.

Sa voix est cassante, mais cache une vérité que je souhaite entendre.

— T'as envie de quoi, Will ? soufflé-je en faisant un pas également.

Tout se mélange dans ma tête. Sur son visage tout part en vrille, la colère se dissipe, laisse place au trouble, puis le chamboulement, l'effondrement.

— Je n'en sais rien, crache-t-il plein de mépris.

Il tente de s'échapper, veut pour s'éloigner mais j'attrape son poignet pour le faire revenir vers moi. C'est tendu, électrique. Il grogne lorsqu'il me fait à nouveau face et j'explose.

— Fais-moi ressentir quelque chose, putain de merde ! Fais quelque chose ! hurlé-je si fort que ma voix résonne entre les arbres.

Il fronce les sourcils, son corps se tend puis se penche dangereusement vers moi. C'est grisant, pénétrant, de sentir son souffle sur mon visage, sa chaleur émaner sur ma peau. Il s'approche davantage. Millimètres par millimètres, son visage vient vers le mien. Nos respirations se rencontrent, se mêlent, se caressent. Ses lèvres s'approchent des miennes, me narguent, me toisent.

Je veux mourir maintenant, succomber à la douleur qui martèle mon cœur alors qu'il vient à moi. Je veux ressentir une nouvelle émotion, soit sa rage quand il me frappera, soit un truc énorme et dévastateur quand il écrasera cette putain de bouche sur la mienne.

Un millimètre, un second, encore un, il les brûle à une lenteur démente, affreusement délirante. Mon cerveau s'échauffe, part en vrille. Je veux me sentir vivant et le haïr davantage après ça, je veux qu'il se déteste également.

— Va te faire foutre, Angelo, crache-t-il contre ma bouche avant de se détourner en jurant.

Non !

Tout s'effondre. Mon envie de sensations, mon besoin de ressentir et d'oublier disparaissent pour laisser place aux habituels et perpétuels sentiments que je voudrais enterrer. Ceux que je combats à longueur de temps, que je paralyse en me bourrant de cachetons, en saignant. Putain de mal-être !

Je reste immobile, le regarde se dérober, les larmes aux yeux. Rageusement, je récupère mes médicaments, en avale deux en effaçant cette unique larme de détresse qui s'échappe.

Tout revient, mes terreurs et ma tristesse, ma colère et toute cette haine, ce besoin incessant de plus que ça, mon manque de ce petit truc en plus, celui qui me ferait vibrer. Loli, Bérénice, papa, Rose. Mes démons, mon Ombre, mes pires cauchemars.

Connard de Marx !

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