Toujours un train de retard.

8 minutes de lecture

15H36. Le train n°2876 à destination de Strasbourg et en provenance de Paris-Est, arrivée initialement prévue à 15H28, arrivera avec un retard de 20 minutes.

  Mary laissa échapper un soupir de soulagement. Jamais un retard de la SNCF ne l’avait autant arrangée. Elle venait d'entrer dans la gare en courant et avait failli percuter trois personnes avant d'atteindre le quai n°3, à bout de souffle, et d'apprendre qu'elle n'était pas en retard. Enfin techniquement si, mais elle ne le saurait pas, et c'était surtout ça l'important.

  La jeune femme jeta un coup d’œil autour d'elle et constata qu'il y avait peu monde, peut-être une vingtaine de personnes, à peine plus. La plupart semblaient assez agacées par ce retard et arpentaient le quai d'un pas stressé.

  Mary regarda son portable. 15H38. Il lui restait un peu de temps. Suffisamment en tout cas pour se calmer et retrouver un semblant de dignité. Elle repéra rapidement une place libre sur un banc, juste à côté d'une dame d'un certain âge occupée à tricoter. Mary s'assit et commença à farfouiller dans son sac à la recherche de son miroir. Elle avait une mine affreuse. Ses cheveux blonds étaient tout en bataille et quelques mèches s'étaient collées en travers de son front, résultat de sa course effrénée. Qu’allait-elle penser en la voyant comme ça ? Mary esquissa un sourire. Elle l’avait vue dans des états bien pires que celui-ci. Elle l’avait réconfortée quand elle se sentait perdue, elle l’avait consolée quand elle avait pleuré pour des garçons. Elle avait séché ses larmes et avait tenu ses cheveux en soirée.

  A l’époque, Mary arborait une très longue chevelure souvent détachée et rarement domptée, à l’opposé du joli carré souple qu’elle portait aujourd’hui. Est-ce que cela lui plairait ? Soupir. Encore aujourd’hui, alors que cela faisait des années, elle ressentait le besoin d’avoir son approbation, de la rendre fière. Sans ses conseils, elle n’était qu’une petite fille perdue et maladroite. Tout ça lui manquait tellement. Les mercredis passés au café près du lycée à discuter autour de diabolos cerise ou à errer sans but dans la ville, échangeant ragots et secrets. Puis il y avait eu les longues lettres de déprime et les mails sans fin où elles se racontaient leur vie dans les moindres détails. Mary inspira un grand coup. Le manque. L’absence. C’était si douloureux. Mais le pire, c’était sans doute les souvenirs. Il y avait d’abord ceux qui lui rappelaient ce qu’elle avait perdu et la rendaient nostalgique. Et puis il y avait ceux qui lui renvoyaient toute sa responsabilité en pleine figure. Tout était de sa faute. Toutes ces années séparées, sans nouvelles. C’était uniquement de sa faute.

 15H43. Le train n°2876 à destination de Strasbourg et en provenance de Paris-Est, arrivée initialement prévue à 15H28, arrivera avec un retard de 30 minutes.

  L’annonce provoqua un vent de colère sur le quai. Les gens s’agitèrent autour de Mary. Certains, lassés d’attendre, rejoignirent l’intérieur de la gare en grommelant alors que d’autres vociféraient au téléphone contre ce fichu train qui n’arrivait plus.

« Non, Mathilde n’est toujours pas là.»

« Oui, tu as le temps d’aller chercher les enfants à l’école.»

« Et encore dix minutes de retard supplémentaires ! Non mais de qui ils se moquent !»

  Mary quitta son miroir des yeux pour les poser sur sa voisine qui secouait la tête en se plaignant.

  « Si ça continue, j’aurai fini mon tricot avant que le train n’arrive ! »

  Mary lui adressa un sourire timide, ne sachant si ses paroles lui étaient réellement destinées, puis elle retourna à son maquillage, tentant vainement d’arranger ce massacre dégoulinant avec les moyens du bord.

  « J’attends mon petit fils. Et vous ? demanda la vieille dame, s’adressant cette fois-ci visiblement à Mary. Votre fiancé peut-être ?

  • Oh, non. J’attends une amie. Enfin, une ancienne amie. Elle marqua une courte pause. Enfin, une amie.
  • Je vois. Un sourire malicieux se dessina sur les lèvres de sa voisine. Une amie de longue date donc ?
  • Oui, exactement. La jeune femme lui rendit son sourire. Elle doit venir pour mon mariage.
  • Ah les mariages… C’est vrai que c’est souvent l’occasion de grandes retrouvailles. C’est un moment si important dans une vie ! Un moment à partager avec des gens tout aussi importants, sinon, ça ne vaut pas le coup. »

  Mary hocha la tête positivement en signe de réponse. Est-ce qu’elles étaient encore vraiment si importantes l’une pour l’autre ? Pour Mary, il n’y avait pas de doute à avoir, elle était l’une des personnes les plus précieuses qu’elle n’ait jamais eue dans sa vie. Mais pour elle ? Est-ce qu’elle venait parce que cela comptait ? Peut-être qu’elle avait juste eu pitié. Ou pire. Juste envie de voir ce qu’elle devenait.

  La jeune femme secoua la tête et replaça quelques mèches derrière ses oreilles. Il ne fallait pas penser à ça. Son amie venait, et c’était tout. Il ne pouvait en être autrement, elle devait être présente pour le plus beau jour de sa vie. Elles avaient imaginé ce jour ensemble des dizaines de fois. Elles avaient spéculé sur la robe, parié sur les invités et rêvé le moment du discours émouvant qu’elle ferait pour Mary. Pas une fois elles n’avaient pensé que le moment venu, la vie les aurait déjà séparées depuis longtemps. Des années. Des années sans un mot. Cela paraissait impossible à l’époque.

  Mary inspira longuement pour se donner du courage. Elle ne pouvait pas craquer ici, pas maintenant. C’était ridicule. Son stress prenait le dessus et même la sensation de sa bague qui tournait sous ses doigts n’arrivait pas à la calmer.

  « Jolie bague. Silence. Ne soyez pas stressée. Vous savez, si elle a accepté de venir, c’est déjà positif, déclara sa voisine d’une voix rassurante.

  • Sûrement, murmura-t-elle.
  • C’est une histoire de garçon ?
  • Oh non ! Mais je crois que j’aurais préféré. Tout aurait été beaucoup plus simple. »

15H49. Le train TGV n°2876 à destination de Strasbourg et en provenance de Paris Est entrera en gare voie 3 à 16H00.

  Non, le problème n’était pas un garçon, c’était bien pire que ça. C’était elle qui était responsable, de même qu’elle était responsable aujourd’hui du retard de ce train et de la présence de cette grand-mère qui la poussait à parler de cette histoire. La vie. Du moins c’est ce que Mary aimait se dire. La vie les avait séparées. C’était tellement plus facile que de devoir assumer sa culpabilité dans cette affaire. De devoir assumer que c’était elle qui avait choisi de partir loin de tout le monde pour commencer une nouvelle vie. De se rappeler que c’était elle qui n’avait plus pris le temps d’honorer sa promesse d’être toujours là, quoi qu’il arrive, n’importe quand et n’importe où. Le travail avait pris le dessus, les lettres étaient devenues plus rares. Samedi, oui, samedi elle lui écrirait. Non, le suivant. Mais elles se verraient cet été, comme l’été dernier. En fait non, peut-être plus tard ? Trop tard. Mary l’avait laissée filer et s'était effacée, l’abandonnant au moment où elle avait eu le plus besoin de son soutien. Elle ne voulait pas que ça se passe comme ça, elle avait voulu être présente. Vraiment. Mais elle avait loupé le coche. Une fois de trop.

  Tout était fini. Plus rien. Puis Valentin avait fait sa demande. Passé la joie d’épouser l’Homme de sa vie, Mary s’était figée. Elle ne pouvait pas se marier sans elle. Impossible. Inconcevable. Inimaginable. Elle devait réagir. Faire ce qu’elle avait à faire. Ce qu’elle aurait dû faire bien avant. Elle l’avait appelée. La conversation avait été étrange, mais entendre sa voix avait transportée Mary des années en arrière, lui donnant l’espoir de retrouver ce qu’elles avaient eu.

« Je ne sais pas Mary. Enfin, peut-être. En juillet tu dis ? … D’accord. Je viendrai. »

15H59. Le train TGV n°2876 à destination de Strasbourg et en provenance de Paris Est entre en gare voie 3. Voie 3, éloignez-vous de la bordure du quai.

  Le cœur de Mary fit un bond dans sa poitrine. Le moment était venu. Elle allait arriver d’une seconde à l’autre. Elle avait attendu cet instant depuis si longtemps qu’elle avait du mal à croire qu’il arrivait enfin. Elle se répétait en boucle le speech qu’elle avait soigneusement préparé. Elle était désolée, pour tout. Et puis elle avait pensé à elle, tout le temps. À chaque moment crucial de sa vie. Et même des fois dans des moments anodins. À chaque diabolo cerise. Toujours.

  Tout le quai se mit en mouvement. La vieille dame rangea son tricot. Quelques personnes dépassèrent la ligne jaune de sécurité, d’autres se levèrent. Le bruit assourdissant du train freinant sur les rails paralysa la jeune femme. 16H00.

  Mary se leva dans des gestes mécaniques. Elle retenait son souffle tandis que ses yeux scrutaient la foule sans l’y trouver. Son cœur s’emballait. Elle avança plus vite entre les gens, les bousculant sans s’en rendre compte. Elle suffoquait. Elle paniquait. Il y avait trop de monde, partout. Mary allait craquer, commençant à pester à voix haute contre le monde entier, quand le temps s’arrêta. Une main venait de se poser sur son épaule. La jeune femme ferma les yeux alors que la main resserrait son emprise, l’invitant à se retourner. Mary pria en silence pour que ce ne soit pas une erreur et posa le regard sur la personne qui la tenait maintenant fermement.

  C’était elle. En chair et en os. Sa Nath. Son amie. Sa meilleure amie. Son soutien. Son pilier. Elle était là, plantée devant elle, la main sur son épaule, la dévisageant, s’attardant sur ses cheveux. Mary voulu parler, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Elle ne savait pas par où commencer. Soudain, elle repensa à ce que la vieille dame lui avait dit. Si elle avait décidé de venir, c’était déjà positif. Elle n’avait pas pu faire tout ce chemin pour rien.

  Un sourire timide prit alors place sur le visage de Mary qui demanda d’une voix presque inaudible :

« Tu aimes ?

  • C’est très joli. Ça change. »

  Nath sourit à son tour avant de coller son amie dans ses bras. C’était si réconfortant et tellement inespéré. Mary laissa échapper les larmes qu’elle retenait depuis trop longtemps, resserrant son étreinte. Tout n’allait pas se régler ici, avec un câlin. Mais c’était un début. Un bon début que Mary ne voulait pas laisser passer. C’était maintenant qu’elle devait parler. À contrecœur, elle s’éloigna de son amie et lui saisit les mains :

  « Je suis tellement désolée, si tu savais comme…

  • Je suis contente que tu aies appelé Mary, vraiment. »

16H10. Trois petits coups retentissent sur la vieille porte en bois. Mary sursaute et n’a pas le temps de répondre que la porte s’ouvre en grinçant.

« Ma chérie, tu es prête ? Tout le monde t’attend.

  • J’arrive maman. »

  Mary repose son téléphone portable au fond de son sac à main. Si seulement elle avait appelé.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Lily.W ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0