Chapitre 27 (première partie)

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Château de Dunvegan, mai 1738

Nous avancions à travers le bois entourant les terres de Dunvegan. Nous formions une petite troupe à cheval, menée par deux fiers cavaliers, l'un portant les couleurs du clan, l'autre portant celle des MacKintosh. Quatre hommes et deux femmes nous accompagnaient. En ce début d'après-midi, l'air était doux, le ciel d'un bleu profond où couraient quelques nuages blancs, signes de beau temps.

Nous avions quitté Inverie trois jours plus tôt et avions voyagé d'un pas tranquille, en partie à cause des deux jeunes garçons qui se trouvaient avec nous, dans une carriole. Pour l'heure, les deux garçonnets s'étaient endormis, un plaid jeté sur leurs genoux. Le plus âgé, tout juste deux ans, marchait aisément et portait déjà un petit kilt. L'autre suçait son pouce, les paupières fermées sur des rêves d'enfant. Depuis peu, il était capable de suivre son cousin en trottant derrière lui.

Au fil de notre chevauchée, nous avions croisé de nombreux groupes se dirigeant eux aussi vers le château des lairds du clan MacLeod de Skye. De partout arrivaient des hommes, des femmes, des enfants, en grand nombre. C'était un des rassemblements du clan les plus importants depuis des lustres : mon oncle, le laird Craig MacLeod, avait décidé de ne plus assumer sa charge et de la transmettre. Tous les hommes du clan, même les plus âgés, même les plus jeunes, même les malades, se devaient d'être là pour désigner le nouveau laird. Depuis cette annonce, les conversations allaient bon train dans les familles, les villages, les hameaux. Chacun se demandait qui de Caleb ou de Manfred allait être désigné. Ce serait de toute façon un changement important pour le clan, comme à chaque fois qu'un nouveau laird était choisi. Une page de l'histoire du clan allait se tourner, une autre s'ouvrir. L'avenir était des plus incertains, avec la pression anglaise toujours plus forte aux portes des Highlands. Et cette présence s'imposait durablement dans les Lowlands et à Edimbourg. Parmi les chefs de clans des Highlands, beaucoup avaient déjà compris qu'ils ne pourraient rester isolés bien longtemps et qu'ils n'auraient désormais plus d'autre choix que résister ou accepter la domination anglaise.

Lorsque Craig MacLeod avait succédé à mon grand-père Dungan, la situation n'était pourtant pas plus sûre que maintenant : la bataille de Sheriffmuir avait laissé des traces profondes, anéantissant pour de longues années tout espoir de voir un Stuart restauré sur le trône et un nouvel équilibre se mettre en place entre l'Ecosse et l'Angleterre. L'Acte d'Union avait achevé les maigres espérances qui subsistaient et apporté beaucoup de changements dans la vie quotidienne de mes compatriotes. Ces derniers se sentaient de plus en plus pieds et poings liés face à l'Angleterre, sans savoir encore que bien des drames allaient survenir et enfoncer dans l'oubli un monde ancien qui avait jusque-là perduré.

Kyle MacKintosh et moi-même avions bien cela en tête en nous rendant à Dunvegan. L'un comme l'autre savions combien le choix du clan, frère du clan d'Inverie, allait se révéler crucial. Mais au-delà de ce choix, tous ceux qui chevauchaient avec nous étaient aussi heureux de revenir à Dunvegan et de retrouver des amis et des proches.

J'étais retourné une seule fois à Dunvegan depuis notre installation à Inverie, l'été précédent, à la demande de mon oncle. Il m'avait longuement entretenu de sa décision. Comme toujours, j'avais pu percevoir en lui son souci des siens, mais aussi sa capacité à mûrir un choix, à prendre des avis, à réfléchir à toutes les implications que cela allait entraîner. A mes yeux, il avait toujours les capacités de mener un clan, mais lui se sentait faiblir. En tant que laird d'un clan voisin, même si nous étions deux branches cousines, je n'avais pas à prendre parti ni à participer au serment. Quel qu'il serait, de toute façon, j'apporterais mon soutien à Caleb comme à Manfred et je respecterais le choix des hommes de Skye. Je l'avais dit à mon oncle, je l'avais fait savoir à mes cousins. Mais je n'ignorais pas non plus que ma présence inquiétait certains : je pouvais, moi aussi, légitimement, revendiquer le titre de laird du clan et réunir ainsi les deux entités en une seule. Et je savais que quelques hommes parmi les hauts dignitaires du clan étaient favorables à cette hypothèse. Néanmoins, elle ne m'enthousiasmait guère : j'estimais avoir bien assez à faire à Inverie pour ne pas avoir à m'occuper des terres de Skye. Et, de plus, je tenais à respecter l'accord que mon oncle et mon père, en leur temps, avaient forgé : un clan, deux branches. Pour plus de lisibilité pour ceux qui doutaient encore de mes intentions, j'avais fait entreprendre à mon retour de Dunvegan, quelques mois plus tôt, un petit changement dans nos couleurs : désormais, le tartan des hommes d'Inverie serait légèrement différent de celui des hommes de Skye.

Héloïse et Jennie se trouvaient donc avec nous, ainsi que nos premiers garçons. Héloïse était à nouveau enceinte et j'étais un peu inquiet pour elle pour ce voyage : elle était un peu plus fatiguée que pour sa grossesse précédente et je craignais les souvenirs liés à notre séjour à Dunvegan. Même si Abigail n'était plus, son ombre planerait encore au-dessus de nous, tel un fantôme rôdant toujours pour saisir sa proie et l'entraîner dans les enfers.

Lors de notre arrivée sur Skye, une petite pluie fine tombait, mais le ciel s'était vite dégagé, comme bien souvent en cette saison, et le soleil dardait ses rayons au-dessus des montagnes escarpées, caressant les bruyères et les ajoncs en fleurs. Les arbres avaient aussi revêtu leur feuillage printanier et le spectacle était somptueux. Un regard échangé avec mon aimée, alors que je me retournais pour voir si tout se passait bien derrière, me fit comprendre qu'elle appréciait tout autant que moi les paysages qui se déroulaient devant nos yeux. Son visage était éclairé d'un doux sourire et son regard brillait. Elle s'emplissait les yeux, redécouvrant l'île qu'elle n'avait pas eu l'occasion de parcourir en cette saison puisque nous l'avions quittée beaucoup plus tôt lors de notre voyage pour Inverie.

- Nous ne sommes plus très loin, dis-je à l'intention de Kyle qui chevauchait à mes côtés. Le château se trouve derrière ce bois.

- Hum, fit-il simplement.

Et imperceptiblement, il fit ralentir sa monture afin de me laisser seul à l'avant. Héloïse me rejoignit et nous parcourûmes la dernière lieue côte à côte, comme il seyait à un couple de lairds d'un clan voisin et ami d'arriver. Elle montait toujours "à la française", le dos bien droit, mais avec souplesse, les pans de sa longue jupe couvraient les flancs de son cheval. Ce n'était pas, cependant, un de ces alezans que l'on trouvait dans les écuries de France, mais un de ces chevaux un peu larges d'encolure, aux pattes costaudes et aux solides sabots, habitués à notre climat et à nos chemins ardus. Je lui avais choisi ce cheval l'année passée, quand il nous avait fallu nous résoudre à ne plus utiliser sa précédente monture que pour les travaux des champs. Ce nouveau cheval, une jument, était d'un caractère placide, mais elle savait être vive quand Héloïse lui donnait un ordre. Elle répondait bien, avait le pied sûr, et c'était aussi pour cela que je l'avais choisie.

Les hautes cheminées du château de Dunvegan apparurent soudain à nos yeux, au-dessus des arbres. On devinait également le lieu à la rumeur qui nous parvenait : le rassemblement du clan réunissait déjà une foule importante. Nous le constatâmes en approchant, traversant la prairie qui s'étendait jusqu'à la mer. Là, ce n'était plus que campement, tentes dressées, feux allumés autour desquels se pressaient des femmes qui ne cessaient de cuisiner, à toute heure du jour et presque de la nuit, tant il y avait d'hommes à nourrir. Des enfants couraient et jouaient sans écouter les rappels de leurs mères, faisant sourire avec indulgence des pères qui avaient bien autre chose à faire que veiller sur leur progéniture. J'eus moi-même un petit sourire, me rappelant de précédents rassemblements auxquels j'avais assisté, enfant, et qui étaient pour moi, mes cousins et les autres garnements du château, moments propices à l'aventure et à la joie. Nous avions alors nombre de camarades pour constituer des armées de petits soldats, toujours vainqueurs face à l'armée anglaise, aventuriers intrépides le long de la grève, pirates aux refuges cachés dans les falaises. J'imaginais déjà que Roy et Gowan s'en donneraient tout autant à coeur joie quand viendrait le tour d'un nouveau rassemblement à Inverie, peut-être pas l'an prochain, car ils seraient encore petits, mais d'ici cinq ans.

La voix d'Héloïse me tira de mes rêveries :

- Je suis impressionnée, me dit-elle, par tout ce monde. Je n'aurais jamais imaginé cela... Et pourtant, nous avons eu un rassemblement à Inverie, mais c'est comme s'il n'y avait personne à côté d'ici...

- Le clan de Skye est plus important aussi que le nôtre, ma chérie, expliquai-je. Mais il y a aussi plus de monde que pour une simple reconduction du laird. Beaucoup de ceux qui sont là le sont aussi pour rendre un dernier salut à mon oncle. Ils ne viendront peut-être pas la prochaine fois... du moins, pour les plus âgés et les plus malades. A partir du moment où un représentant par famille sera là, ce sera suffisant.

Elle hocha la tête.

- Est-ce à dire que notre prochain rassemblement comptera moins de monde qu'il y a trois ans ?

- Très certainement. Mais cela ne veut pas dire que nous aurons moins de travail !

Tout en devisant, nous avions franchi le petit pont et arrivions dans la cour. Je reconnus sans peine la haute stature de Caleb qui s'avança aussitôt vers nous et aida Héloïse à descendre de cheval, alors que je faisais de même. Nous nous étreignîmes avec joie.

- Heureux de te voir, Kyrian ! me dit-il en s'écartant de moi, alors que nous nous tenions encore par l'épaule.

- Moi aussi, Caleb.

- Le voyage s'est bien passé ?

- Oui, mais nous avons cheminé lentement. Héloïse... attend un autre bébé et nous avons deux petites canailles dans le chariot qui nous ont aussi obligés à faire des étapes plus courtes.

- Je suis bien heureux de cette nouvelle, Héloïse, dit Caleb en lui prenant à nouveau les mains.

Derrière nous, toute notre petite troupe avait aussi mis pied à terre, et Kyle s'avançait à son tour.

- Heureux de te revoir aussi Kyle, dit Caleb. Viens-tu prêter serment au futur laird de Skye ?

- Ce serait un honneur, répondit Kyle. Mais mon devoir va à demeurer à Inverie. Néanmoins, mon bras sera toujours là pour aider les hommes de Skye si le besoin s'en faisait sentir.

Caleb sourit.

- Merci, ami. Je n'en attendais pas moins de toi.

Puis il se tourna vers Jennie :

- Jennie ! Tu es rayonnante ! Iona et Ana seront heureuses de te revoir. Elles vous attendent toutes deux avec impatience, et seront ravies de faire connaissance avec les garçons.

- Pour l'heure, ils dorment... répondit Jennie en saluant notre cousin.

Mais un cri, provenant de la carriole, la fit aussitôt mentir :

- Maman ! On est arrivé ?

C'était Roy, réveillé par l'arrêt du balancement de son lit de fortune. Son cousin dormait encore, mais le cri de Roy ne tarda pas à le faire sortir lui aussi du sommeil, et il se redressa de même, sa tignasse brune tranchant nettement avec la rousse de mon fils.

- Oui, Roy, nous sommes arrivés, dit Héloïse. Viens saluer Caleb.

J'aidai Roy à descendre de la carriole et, le tenant par la main, je le menai jusqu'à mon cousin. Roy lui tendit une petite main ferme que Caleb saisit avec plaisir. Puis il lui posa la main sur l'épaule et dit, d'une voix admirative :

- Alors, petit laird ! Tu portes déjà le tartan ?

- Oui ! Je suis un homme du clan des MacLeod d'Inverie ! Je suis Roy, fils de Kyrian et de Lady Héloïse, ajouta-t-il avec une certaine prestance.

Caleb éclata de rire et dit :

- C'est bien, mon garçon, d'être fier de son clan ! Tu es un vrai Highlander ! Mais allons, mes parents sont impatients de vous voir. Venez !

Et nous nous dirigeâmes vers le château. L'escalier était toujours aussi sombre, mais les couloirs bruissaient d'une agitation au moins aussi intense que celle qui régnait au-dehors et nous croisâmes de nombreuses personnes portant plats, petits tonneaux, vaisselle, entre la grande salle et les cuisines.

**

Mon oncle Craig et ma tante Elisabeth se trouvaient dans la grande salle, où les tables avaient été dressées et où les convives s'attablaient à longueur de journée ou presque. Nous arrivions tout juste à la fin du repas de midi et après les avoir salués, mon oncle nous convia à prendre place à notre tour et à nous restaurer.

- Alors, Kyrian, avez-vous fait bon voyage ?

- Oui, mon oncle, tout s'est bien passé. Je suis heureux de vous revoir et, sans mentir, il en est de même pour nous tous ici.

- Tout va bien à Inverie ?

- Oui. J'ai laissé les rênes du domaine à Alex, le temps de notre absence. Les paysans ont commencé à semer.

- Que donne cette nouvelle culture dans laquelle tu t'es lancé ?

- De bons résultats, ma foi. Mais nous devons choisir la terre avec soin. Elle ne doit pas être trop lourde, aussi, certains champs en bordure des lochs conviennent mieux, car la terre y est un peu sableuse. Mais depuis deux ans, nous avons pu renouveler les semences tout en produisant suffisamment pour nourrir toute la population autour du loch Nevis, en plus des céréales. J'ai fait défricher plusieurs parcelles. La pomme de terre offre un bon complément au gruau d'avoine et elle se conserve bien. De plus, les rongeurs ne l'aiment pas trop, c'est un avantage.

- Hum, hum, bien, dit mon oncle. Il faudrait songer à essayer cette culture ici.

- J'ai apporté un sac de semences, mon oncle. Il sera possible d'en planter dès ce printemps.

- Nous tenterons donc l'expérience... Enfin, le prochain laird pourra toujours la tenter, ajouta-t-il avec un petit sourire malicieux.

- En effet, répondis-je en souriant de même.

Nous poursuivîmes le repas tout en devisant. Elisabeth parla un moment avec Jennie et Héloïse, puis mon oncle me demanda de l'accompagner jusqu'à son bureau, pendant qu'Héloïse et Jennie s'installaient dans leurs chambres. Il voulait m'entretenir en privé du déroulement du serment.

- Je vois que ton tartan est un peu différent du nôtre, me dit mon oncle en prenant place dans son fauteuil, près de la cheminée et en m'invitant d'un geste de la main à m'asseoir en face de lui.

- Oui, dis-je. J'ai pris cette décision à l'automne, après être venu vous voir. J'ai pensé... que les choses seraient plus claires ainsi. Un clan, deux branches.

- Tu n'as donc pas l'intention de revendiquer mon titre ?

- Non. Pas plus aujourd'hui que l'été dernier. Ma position n'a pas changé. Et j'apporterai mon soutien à celui qui sera désigné.

- Certains, pourtant, vont te demander de te porter candidat. Même parmi mes hommes.

Je levai un sourcil d'étonnement. Il poursuivit :

- Oui, je te le dis car ils viendront certainement vers toi.

- Cela ne changera rien, même si je peux comprendre leurs arguments. Que le clan possède deux branches n'empêche pas de se porter assistance si nécessaire.

- Je partage ton avis, et je sais que Caleb et Manfred pensent ainsi également. Mais les temps à venir vous obligeront peut-être à revenir sur cet accord.

- Nous aviserons alors en temps voulu, mon oncle.

Il sourit doucement, puis me dit :

- Tiens, prends donc derrière toi, dans le petit meuble. Il y a un whisky que j'aimerais déguster avec toi.

Je me levai et trouvai sans peine la bouteille en question ainsi que des verres. J'en pris deux, fis le service et revins vers mon oncle en lui tendant le sien.

- C'est ton père qui l'avait ramené. Je n'en bois qu'en de rares occasions, et pour me souvenir de lui.

- Mes propres souvenirs sont rares, dis-je.

- Mais tu as choisi de prénommer ton fils comme lui.

- C'est Héloïse qui l'avait proposé. J'en suis heureux. Très heureux.

- Moi aussi, répondit-il en souriant.

Et mon oncle leva lentement son verre en ma direction avant de déguster sa première gorgée. Je l'accompagnai de même, avec une certaine émotion, car c'était une façon pour lui de sceller l'avenir.

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