Chapitre 26 (première partie)

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Château d'Inverie, printemps-été 1736

Alors que mon fils s'endormait, repu, contre mon sein, en cette fin d'après-midi printanière, je fis quelques pas jusqu'à la fenêtre. De là, je pouvais admirer la vue et deviner la plage sur laquelle nous nous étions promenés, Kyrian et moi. Les eaux du loch scintillaient dans la belle lumière de fin de journée. J'aimais ces heures, surtout quand les nuages couraient dans le ciel, portés par un vent soutenu, et que le soleil semblait danser derrière eux.

J'eus une pensée pour mes parents et mon frère, et me souvins de mes dix ans, quand François était absent. A nouveau, je ne fêtais pas une de mes dizaines avec lui, mais cela ne me peina pas comme précédemment. Lui assurait la gestion du domaine de Lures avec notre père et allait bientôt profiter des joies de la paternité. Quant à moi, jour après jour, je prenais la mesure du clan d'Inverie.

Tout en gardant mon fils dans mes bras, j'admirai la bague ancienne qui ornait désormais ma main gauche. Elle était un peu grande, mais je l'aimais beaucoup. Elle était, pour moi, très symbolique de l'Ecosse, mais aussi de l'histoire du clan MacLeod. Et j'étais heureuse qu'elle ait autrefois appartenu à la grand-mère de Kyrian. Il me semblait éprouver alors un lien fort avec cette aïeule qu'il n'avait pas connue, mais qui restait dans la mémoire de tous comme une personne au caractère bien trempé, une femme courageuse et volontaire. J'espérais, en portant cette bague, assumer moi aussi avec autant de courage et de volonté ce que nous aurions à affronter, des petits soucis du quotidien aux grandes vagues de l'Histoire.

Mais, pour l'heure, je songeais simplement que j'avais 20 ans, que j'étais maman d'un petit garçon magnifique, que je vivais dans un pays que j'avais choisi et qui m'enchantait chaque jour un peu plus et que j'étais aimée d'un homme merveilleux. Je tenais le bonheur au creux de mes mains et j'étais bien décidée à ne pas le lâcher.

**

Ce fut au cours de l'été suivant que Jennie nous annonça qu'elle attendait un enfant. Si Kyrian manifesta sa joie avec une certaine mesure, mais en offrant bien vite un bon verre de whisky à Kyle pour marquer l'événement, Jennie et moi-même restâmes un long moment dans les bras l'une de l'autre. J'étais si heureuse pour elle et pour Kyle ! Car non seulement, Jennie allait pouvoir comme moi connaître le bonheur d'être mère, mais cela signifiait aussi que leur mariage avait enfin été consommé et qu'elle avait pu vaincre ses réticences et ses peurs. J'étais heureuse aussi pour Kyle et, une fois de plus, je me félicitai que Kyrian l'ait invité à nous rendre visite à Inverie peu après que nous y étions arrivés. Kyle avait tant apporté à Jennie !

L'agrandissement du château se poursuivit durant tout l'été, mais de même que les ouvriers faisaient relâche le dimanche et qu'ils avaient fait relâche le jour de mes 20 ans, il y eut une autre occasion de faire la fête. Ce furent, vers la fin juillet, les noces de Clarisse et de Lorn, un des jeunes hommes venus travailler sur le chantier. Il était né à Stoul, juste de l'autre côté du loch Nevis, presque en face d'Inverie. Lorn était un garçon discret, mais volontaire, j'allais en avoir maintes fois la preuve au cours des années à venir. Malgré tout, j'avais vite remarqué que son regard s'attardait souvent sur Clarisse quand elle faisait le service. Ce n'était pas tant l'attitude de Lorn qui m'avait frappée, mais celle de Clarisse elle-même. Elle aussi lui jetait des regards en coin et, parfois, rougissait comme une pivoine quand leurs regards se croisaient.

Un soir, alors qu'elle m'aidait à me préparer pour la nuit, comme elle le faisait toujours, que l'on soit à Lures, à Dunvegan ou désormais à Inverie, je décidai de lui parler. Elle avait 18 ans et était bien en âge de se marier si tant était que cela lui faisait envie. Lorn m'apparaissait comme un garçon sérieux, travailleur et peu porté sur la boisson. Contrairement à d'autres de ses compagnons qui ne refusaient jamais une tournée supplémentaire de whisky, lui savait rester sobre. Il était plutôt beau garçon, ce qui ne gâchait rien, et je me disais qu'il ferait certainement de beaux enfants à ma suivante et amie.

- Ha, quelle journée, n'est-ce pas, Clarisse ? soupirai-je. J'ai bien cru qu'avec la pluie de ce matin le chantier n'allait pas pouvoir avancer et que les hommes allaient tourner en rond.

- C'est vrai, Madame, mais le vent a vite chassé les nuages, comme bien souvent par ici.

- Te plais-tu vraiment à Inverie, Clarisse ?

- Oh oui, Madame ! Je suis très heureuse d'y être avec vous, et d'ailleurs, je préfère cet endroit à Dunvegan. Le château était si grand et austère... Ici, tout me semble plus riant et la vue est si belle... Je sais que vous l'appréciez grandement vous aussi.

- Oui, tu as raison. Et je ne m'en lasse pas. As-tu remarqué que l'on distingue très bien les villages en face, quand le temps est clair ? La rive semble alors si proche...

- C'est vrai, Madame.

- Et ils portent de si jolis noms... Vois-tu, Clarisse, j'aime vraiment les sonorités de ce pays, comme de la langue gaëlique. Et je remarque d'ailleurs que tu la parles avec de plus en plus d'aisance.

- Je fais de mon mieux, Madame. Et Madame Lawry m'aide beaucoup aussi. Néanmoins, je n'ai pas votre chance de parler aussi anglais et, parfois, comme personne à part vous et Monsieur Kyrian ne parle français ici, il m'est arrivé de rencontrer quelques difficultés. Mais j'espère qu'elles sont derrière moi, désormais.

- Tu parviens à parler de tout ce que tu souhaites ?

- Oui, Madame.

- Avec qui que ce soit ?

Elle marqua un léger temps de pause, concentrée qu'elle était à tresser mes cheveux pour la nuit.

- Je pense que oui, Madame.

- Bien. Si jamais tu rencontrais des difficultés, n'hésite pas à m'en parler.

- Bien sûr, Madame.

Nous gardâmes un moment le silence. Je suivais tous ses mouvements et observais les expressions de son visage à travers le miroir. Puis je me décidai :

- Clarisse, tu sais que sauf aléa dont nous ignorons tout encore, tu ne reviendras pas vivre en France et moi non plus.

- Oui, je le sais.

- Ton présent est ici, certes, mais ton avenir aussi. Y songes-tu, parfois ?

- Cela m'arrive. Et il me plaît à imaginer voir votre petit Roy grandir, devenir un beau petit garçon et d'autres enfants le suivre. Les vôtres, mais aussi ceux de Lady Jennie.

- Peut-être pourrais-tu imaginer aussi les tiens, Clarisse, non ?

Elle rougit et je sentis ses doigts trembler un instant.

- Peut-être, oui.

- Tu as l'âge d'enfanter, Clarisse. Je ne souhaite pas que tu te prives de ce bonheur sous prétexte que tu veux rester à mon service. Si un jeune homme te plaît... et que c'est un brave garçon...

- Madame...

Elle avait arrêté ses gestes et me fixait maintenant à travers le miroir. Je me tournai lentement vers elle, pour me retrouver face à elle. Elle s'assit sur le lit ou plutôt s'y laissa tomber, car j'avais un peu de mal à l'imaginer se laisser aller sur le lit de ses maîtres. Elle avait la tête baissée, ses pommettes étaient toujours légèrement roses et la veine de son cou battait plus vite.

- Il y a bien... ce jeune homme qui vient de Stoul, m'avoua-t-elle avec simplicité. Lorn. Voyez-vous qui c'est ?

- Oui, c'est un des plus jeunes ouvriers qui est venu travailler pour nous. Ce jeune homme un peu fin et longiligne, aux cheveux qu'aucun peigne ne semble parvenir à discipliner, mais qui ont cette si jolie couleur brune aux reflets dorés.

- Oui. Et qui a de si jolis yeux bleus...

Je souris. Clarisse avait été charmée par le regard de Lorn, comme je l'avais été par le regard de Kyrian. Je posai mes mains sur ses bras et la rapprochai de moi :

- T'a-t-il parlé ?

- Non, Madame. Mais... je crois qu'il aimerait le faire, seulement, il me semble un peu intimidé.

- Demain, je lui demanderai de t'accompagner jusqu'au village. Pour porter les bacs de linge à donner aux lavandières. Avec tout le monde qu'il y a ici, Madame Lawry n'a pas le temps de s'en occuper. S'il se trouve seul avec toi, il sera peut-être un peu moins timide.

Elle releva son visage vers moi. Il était éclairé d'un doux sourire.

- Merci, Madame.

Je la pris alors spontanément dans mes bras et lui dis :

- Va, maintenant. Et dors bien.

Mais, au petit matin, je pus déceler sur son visage quelques cernes. Sans doute avait-elle le cœur battant, aussi, en prenant la route d'Inverie, en tenant d'une main l'anse du baquet de linge alors que Lorn tenait l'autre. Et je fus la seule à remarquer qu'ils avaient pris leur temps pour revenir du village et que si le regard de Lorn était calme, celui de Clarisse était brillant et ses joues encore un peu roses. Mais j'eus la surprise que ce fût lui qui vint me parler, quelques jours plus tard, et me demander la main de Clarisse.

**

Je m'occupais donc de toute l'intendance, de nourrir les ouvriers, de leur hébergement. Cela faisait beaucoup de travail en plus, mais j'y mettais tout son cœur. Kyrian passait toutes ses journées sur le chantier, le soir, il était mort de fatigue. Le chantier avançait à un bon rythme et il pouvait être satisfait : d'ici la fin de l'été, tout serait terminé et Jennie et Kyle pourraient emménager dans une nouvelle aile qui serait vraiment à eux.

La noce de Clarisse et de Lorn avait donné lieu à une belle fête, sa famille ayant traversé le loch pour y assister. Il était le troisième fils d'une famille de paysans et ses bras ne manqueraient pas trop à son père et à sa mère. Pour ma part, je n'étais pas mécontente de l'arrangement que Kyrian avait pu trouver en l'employant au château comme palefrenier. Le vieux Ron qui avait été embauché par Alex dès que ce dernier avait pris à sa charge l'intendance d'Inverie, avait connu Roy et Soa, même s'il n'avait pas été à leur service. Il vivait au village quand Luxley était venu commettre ses méfaits. Il avait beau être un serviteur fidèle, il n'en était pas moins que l'âge se faisait sentir pour lui et qu'il avait de plus en plus de mal à se baisser pour ramasser la paille. Plus d'une fois, au cours des derniers mois, Kyrian avait pu constater que la tenue des écuries laissait à désirer, mais il n'avait pas le cœur à se passer du vieil homme. Ron était un des derniers à avoir connu son père et sa mère et il lui était arrivé, une fois, de me raconter l'arrivée de Soa à Inverie, ce qui n'avait pas été sans me rappeler ma propre arrivée ici. J'avais moi aussi beaucoup d'affection pour lui, mais je comprenais Kyrian : il allait être temps pour Ron d'avoir de l'aide et la venue de Lorn tombait à pic. Kyrian laissa d'ailleurs le choix à Ron de rester au château ou de retourner au village, chez sa fille qui y vivait toujours et élevait ses trois petits-enfants. Il décida de rester avec nous, mais il descendait presque tous les jours les voir, disant que cela lui faisait une agréable promenade pour ses vieilles jambes.

Ainsi donc, alors que Clarisse fraîchement mariée partageait désormais sa chambre avec Lorn, que Jennie et Kyle s'installaient dans leurs propres appartements, l'automne s'avança-t-il sur les Highlands et avec lui, une nouvelle collecte des fermages, mais, aussi, le règlement de la taxe à la Couronne. Ce fut, comme les autres années, Alex qui s'en chargea, une fois les fermages collectés. Il se rendit lui-même à Fort William, comme il le faisait chaque année. Kyrian et lui en avaient ainsi convenu, car Kyrian ne souhaitait guère voir des Anglais venir jusqu'ici. Même si Luxley avait pris du grade et n'assurait plus les collectes, il voulait éviter toute nouvelle intrusion anglaise sur nos terres.

Pour la collecte, Kyrian avait fait cette année-là la tournée des terres au sud du loch, l'intendant celle des terres au nord, terres voisines des Campbell et des MacKenzie. Ils alternaient ainsi, une année sur deux, ce qui permettait à Kyrian de visiter régulièrement tout le clan sur deux années. J'étais demeurée au château, avec Kyle, et assurais ainsi toute la tenue quotidienne de la maisonnée, ayant parfois à prendre des décisions en l'absence de Kyrian. Quand les choses me paraissaient trop sérieuses, je demandais leur avis à Jennie et à Kyle, et, parfois, je différais ma décision pour m'en remettre à Kyrian, notamment quand il fallait rendre justice. Si je pouvais régler quelques petits différends de voisinage ou menues affaires de famille, il en allait tout autrement pour des conflits plus marqués ou plus graves, ayant pu entraîner des blessures ou des pertes de récolte par exemple. Car il n'était pas que mon mari ou mon beau-frère à posséder un tempérament fougueux. Bien des gens du clan l'étaient aussi et s'emportaient aisément. Mais j'avais constaté aussi que la colère retombait parfois aussi vite qu'une averse pouvait cesser et que la bonne humeur revenait avec le premier rayon du soleil.

Cet automne m'apporta aussi une lettre de François dans laquelle il m'annonçait la naissance de son premier enfant, un garçon lui aussi, qu'ils avaient prénommé Jean, prénom de notre grand-père paternel. Cette nouvelle m'enchanta, et elle fit aussi plaisir à Kyle et à Kyrian. La famille, même en France, s'agrandissait et nous voyions arriver la nouvelle génération.

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