Chapitre 23 (deuxième partie)

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A peine revenus de la collecte, je me rendis jusqu'à Sandaig. Kyle m'accompagna. J'étais heureux de pouvoir passer une journée avec lui, juste entre hommes. J'avais confiance en Jennie pour avoir mené le domaine, mais je voulais connaître les impressions de Kyle à ce sujet. Alors que nous n'étions plus très loin, il me proposa de nous arrêter un moment. Nous avions pris par le chemin côtier, et nous nous trouvions près d'une petite grève, face au couchant. Mais le soleil était encore bien haut dans le ciel.

- Kyrian, me dit-il d'emblée, j'attendais une occasion pour te parler d'homme à homme. J'ai quelque chose d'important à te demander.

- Je t'écoute.

- C'est au sujet de Jennie. Est-ce que tu voudrais bien me donner sa main ?

Je m'attendais à tout, sauf à cela. Kyle savait bien dissimuler ses sentiments, et je n'avais rien remarqué de différent dans l'attitude de ma sœur.

- Tu lui as parlé ?

- Non. Pas encore, me répondit-il.

Je poussai un long soupir. Puis je dis :

- Si les choses ne tenaient qu'à moi et que Jennie éprouvait des sentiments pour toi, je t'accorderais sa main sans difficulté, Kyle. Mais... Mais ce n'est pas à moi qu'il faut la demander.

- A ton oncle, alors ? demanda-t-il avec étonnement.

- Non. Même pas. C'est à elle qu'il faut la demander.

L'étonnement se lisait encore plus nettement sur son visage.

- Kyle, ma sœur ne s'est jamais mariée. Elle n'a jamais eu d'amoureux, de prétendant. Elle a refusé tous ceux que mon oncle lui a proposés, et c'étaient tous des hommes valeureux, honnêtes, dignes de confiance.

- Pourquoi ?

Je demeurai silencieux un moment. Puis, fixant la mer, je dis :

- Tu te souviens de notre traversée, n'est-ce pas ?

- Bien entendu.

Sa voix reflétait toujours sa surprise, il ne voyait vraiment pas où je voulais en venir.

- Je t'ai raconté presque tout, cette nuit-là. Tout ce qui était important. Mais pas... une chose très importante. Qui concerne Jennie. Qui la touche... très personnellement. Intimement. Elle...

J'hésitai encore, puis je me dis que je devais la vérité à Kyle. Il pourrait ainsi comprendre la distance, voire le refus de Jennie. Je finis par lâcher d'une voix rauque :

- Elle a été violée. Par Luxley.

Je me tournai alors vers Kyle. Son visage était devenu blanc et ses yeux bleus lançaient des menaces. Je vis ses poing se serrer convulsivement, plusieurs fois, avant qu'il ne dise, d'une voix que je ne lui avais jamais entendu :

- Il paiera.

**

Nous n'avions pas reparlé de tout cela de la journée, mais en rentrant, alors que les murs du château se dessinaient devant nous, Kyle me dit :

- Tu acceptes que je parle à Jennie ?

- Oui, bien sûr. Mais...

- Ne t'inquiète pas de moi, sourit-il en m'envoyant un coup de poing dans le côté.

Je souris simplement et, au cours du repas et de la soirée, j'observai discrètement ma sœur. Elle me semblait se comporter avec Kyle comme je l'avais vue se comporter avec les hommes de Dunvegan. En marquant toujours cette distance un peu froide, cette forme de protection qu'elle s'était construite au fil des ans. Kyle était plus jeune qu'elle, de six années. Avec sa fière allure, sa carrure, son visage souriant, ses yeux clairs, il aurait pu séduire plus d'une jeune fille de notre âge. Mais quelque chose chez Jennie lui plaisait et l'attirait, c'était indéniable.

J'avouai ne pas savoir exactement quoi faire et comment me comporter, aussi décidai-je de parler de tout cela avec Héloïse. Peut-être que Jennie lui avait fait ou lui ferait des confidences : je préférais donc qu'elle soit au courant de la demande de Kyle. Je décidai de le faire le soir-même quand, une fois couchés, je la tins entre mes bras, ma main posée sur son ventre.

- Ma douce, j'ai besoin de ton avis.

- Ah ? me demanda-t-elle en levant son joli visage vers moi.

- Oui. Kyle m'a parlé tantôt. C'est quelque chose à quoi je ne m'attendais pas.

- Il t'a parlé de Jennie ?

Je la lâchai et la regardai, interloqué.

- Oui, mais...

- Comment suis-je au courant ? Ah, les hommes... Vous pensez pouvoir dissimuler vos sentiments, mais il y a des choses que les femmes savent, sentent, devinent, sans que vous ayez besoin de parler. Et, parfois, parce que vous ne parlez pas, justement.

- Que sais-tu exactement ?

- Que ta sœur plaît à Kyle. C'est déjà beaucoup, non ?

- Est-ce tout ? Jennie t'a-t-elle fait des confidences ?

- Non, soupira-t-elle d'un ton un peu triste.

Je savais que, comme moi, elle espérait que ma sœur pourrait un jour trouver un compagnon.

- Je n'en suis pas étonné, dis-je en me rallongeant à ses côtés. Jennie est très secrète pour cela. C'est... comme un coffre verrouillé depuis longtemps. Parfois, je doute qu'elle en possède encore la clé.

- Peut-être que Kyle trouvera la clé.

- Cela me plairait assez, je dois l'avouer.

- A moi aussi. C'est un homme bien.

- Il n'a pas été le seul homme bien dont elle ait croisé la route. Mais voudra-t-elle de lui ou fera-t-elle comme avec les autres ?

- Elle seule a la réponse.

- C'est ce que j'ai dit à Kyle.

- Que t'a-t-il dit exactement ?

- Il m'a demandé la main de Jennie. Et je lui ai dit que c'était à elle qu'il devait la demander. Pas à moi, ni à mon oncle. Elle seule peut décider.

- Oui, soupira Héloïse. Que veux-tu que je fasse ?

- Reste à l'écoute pour Jennie. Et même... peut-être pour Kyle. Peut-être qu'il viendra te parler.

- D'accord. C'était déjà bien dans mes intentions.

Je souris. Et poussai un long soupir.

- Tu sais que tu es la femme la plus merveilleuse que je connaisse ?

- Ah oui ?

- Oui. J'aime tant ta générosité... Et c'est une qualité que nous, Highlanders, apprécions particulièrement. Elle est ton meilleur atout pour être reconnue et respectée, ici, par les miens. Et pas seulement parce que tu es ma femme. Cela seul suffit à ce que tu obtiennes la reconnaissance des gens, mais ta générosité... efface la barrière que nous dressons systématiquement entre nous et le monde extérieur. Les Highlands ont été coupés du monde durant des siècles, nous vivons loin des progrès et des affaires du monde. Mais nous sommes farouchement attachés à nos terres et à nos traditions. Les choses sont en train de changer. L'Angleterre a des visées expansionnistes dont nous serons les premiers à faire les frais. Nous allons résister, mais...

- Mais nous aurons besoin du soutien extérieur, et notamment français.

- Oui.

- Alors une Française, ici, peut être un atout.

- Exactement. Et je veux que mes hommes aient confiance en toi comme ils ont confiance en moi. Un jour, tu devras peut-être t'appuyer sur eux tous. Je ne serai peut-être pas là pour te protéger, vous protéger. La trahison pourrait alors causer notre perte. A tous. Et pas seulement à ma famille et à mon clan. A tous.

Elle me regarda avec douceur et sérieux à la fois. Je la trouvais à la fois si belle, si fragile et si forte à la fois. Je voulais tant la protéger ! Elle et l'enfant... Elle me sourit, comme pour me rassurer.

- Je saurai bien déterminer en qui je peux ou pas avoir confiance, mon aimé. Ne sois pas inquiet. Je suis heureuse ici. Pas seulement parce que je suis ta femme, que je partage ton quotidien et que tu partages le mien, pas seulement parce que je porte notre enfant. Mais aussi parce que ce pays est mon pays. Je le sais. Je le sens. Je le ressens ainsi.

Alors je resserrai mon étreinte autour de ses épaules, j'enfouis ma tête dans son cou, laissant ses longues mèches me caresser les joues, et je lui fis longuement l'amour.

**

Pour une fois, cependant, ce ne fut pas Héloïse qui me surprit le plus, mais Jennie. Et, d'une certaine façon, Kyle aussi. Quelques jours après cette demande de mon ami, ma sœur vint me trouver alors que je finissais les comptes et quelques courriers, dans le bureau. Elle s'assit, le dos bien droit, dans une des chaises à haut dossier, près de la fenêtre, et me fixa alors que je terminais le courrier en cours. Quand elle me vit apposer le sceau, elle prit la parole :

- Kyrian, j'ai décidé d'épouser Kyle.

Elle y était allée sans détours, ce qui m'étonna un peu, même si j'étais habitué à cela avec elle.

- Hé bien...

- Il m'a dit qu'il t'avait parlé. Que tu lui avais dit que c'était à moi de décider.

- Oui, répondis-je en faisant un vague signe de la main. Il me semble que je n'avais pas mon mot à dire... et que toi seule pouvais accepter un tel engagement. Ou le refuser.

- Il a posé ses conditions.

Je levai un sourcil étonné. J'aurais plutôt pensé que ce serait Jennie qui aurait posé les siennes... comme des limites à ne pas franchir.

- Oui. Et je les ai acceptées.

- Et, heu...

- Elles ne concernent que lui et moi. Cela n'a rien à voir avec toi, le clan, etc...

- Bien, bien.

Je n'étais nullement inquiet d'une quelconque revendication de la part de Jennie et encore moins de Kyle. Je demandai simplement :

- Est-ce que vous voulez rester vivre ici ?

- Si tu l'acceptes, oui. C'était cela que je voulais te demander.

J'eus un franc sourire. Laisser partir ma sœur avec Kyle n'aurait pas été un problème et sans doute leur aurais-je alors tenu les mêmes propos que ceux que François avait prononcés lorsque nous avions quitté Lures, Héloïse et moi, mais le fait qu'ils veuillent demeurer ici me réjouissait : même si, désormais, ce serait à Kyle de veiller sur Jennie, je n'étais pas mécontent de pouvoir toujours le faire. Ce qui me liait à elle était plus fort qu'un simple amour fraternel. Elle avait aussi remplacé notre mère. Et nous avions un drame en commun. Et personne d'autre ne le partageait comme nous le partagions. Pas même Héloïse, fort heureusement.

**

Ce qui avait fait accepter le mariage à Jennie, j'allais sans doute être un des derniers à le comprendre et à le découvrir vraiment. La noce eut lieu fin octobre, juste avant la fête de Samhuinn. Elle fut simple et dépouillée, comme l'avait voulu Jennie. Nous étions loin de notre propre mariage, à Héloïse et moi-même. Cette dernière avait veillé à quelques préparatifs qui me touchèrent beaucoup et touchèrent aussi Jennie. Le repas de noces en particulier fut très soigné, avec des tourtes, des omelettes de champignons, de grandes tartes aux pommes et aux noisettes pilées. Elle avait entrepris, avec Madame Lawry et Clarisse, de décorer la grande salle, ainsi que la chambre de Jennie. Elle avait aussi confié la réalisation de la robe de mariée à une couturière des environs qui avait séjourné deux bonnes semaines parmi nous. Bien entendu, seules Jennie, Héloïse et cette dame, avaient pu voir la robe jusqu'au dernier moment.

Le mariage eut lieu à l'église du village, nous n'avions pas de chapelle privée à Inverie comme c'était le cas à Lures. Tous les habitants des alentours assistèrent à la noce. J'avais informé mon oncle, ma tante et mes cousins, de la nouvelle et ces deux derniers ainsi que leurs épouses avaient fait le déplacement pour y assister. Hugues et moi-même fûmes les témoins de Kyle, Héloïse et Iona ceux de Jennie. Revoir nos cousins nous avait fait très plaisir à tous et j'étais heureux de constater que Kyle leur avait plu spontanément. C'était important, à mon avis, qu'ils rapportent à notre oncle et notre tante un avis positif sur lui. Craig avait d'ailleurs rédigé une lettre à l'intention de Jennie et moi-même, dans laquelle il se disait heureux de la décision de sa nièce et qu'il lui apportait sa bénédiction.

Même si la noce était un moment de réjouissances et de retrouvailles, je saisis cependant la lueur de tristesse qui s'alluma un instant dans les yeux d'Iona quand, à leur arrivée, elle comprit qu'Héloïse était enceinte. Je me demandais si le poison qu'elle-même avait absorbé, quelques années plus tôt, avait été plus fort ou si elle en avait subi plus de traumatismes physiques qu'Héloïse pour ne plus pouvoir enfanter. J'en étais triste pour elle et pour Caleb. Mon cousin eut l'occasion, un soir, de me faire quelques confidences à ce sujet et je compris que même si cela l'obligeait à renoncer au titre de laird, jamais il ne répudierait Iona. Je lui apportai à cette occasion tout le soutien dont j'étais capable, car je savais que si Héloïse s'était retrouvée stérile elle aussi, j'aurais été incapable de l'abandonner. Je devinai cependant qu'en me parlant de cela, Caleb voulait aussi plus ou moins m'éviter certaine surprise quand, d'ici peu, mon oncle remettrait en jeu son titre de laird. L'âge se faisait sentir pour lui et je pensais bien qu'il allait confier cette charge à l'un de ses fils. Si Iona ne donnait pas d'héritier à Caleb d'ici là, il lui serait difficile de prétendre au titre. Manfred deviendrait alors plus naturellement le futur laird des MacLeod de Skye, puisqu'il était déjà père et qu'Ana attendait un autre enfant.

Cette discussion avec mon cousin fut pratiquement la seule sérieuse et grave que nous eûmes durant leur séjour. Et je n'y pensais guère alors que le prêtre mariait ma sœur à l'un de mes meilleurs amis. Jennie était tout aussi ravissante que l'avait été Héloïse, dans une belle robe blanche. Cette robe était cependant plus épaisse et plus chaude que celle que mon aimée avait portée, et lui couvrait bien les épaules. Elle ne portait qu'un léger voile dans ses cheveux, agrémenté de quelques fleurs, et était aussi couverte d'un grand châle blanc que Madame Lawry avait brodé à ses heures perdues depuis l'annonce du mariage. Je me demandais d'ailleurs à quel moment elle avait pu avoir des heures perdues tant elle avait œuvré pour cette journée. Il me semblait que la réussir était au moins aussi important à ses yeux qu'à ceux d'Héloïse et de moi-même.

Kyle avait revêtu le tartan de son clan et je ne fus pas sans remarquer quelques regards appréciateurs de la part de jeunes villageoises. Sa haute et large carrure, son port altier, ses cheveux tombant assez bas sur ses épaules, bien qu'il les ait attachés, son regard bleu qui se détachait sur son visage franc et ouvert, sa barbe soigneusement peignée, lui donnaient fière allure. A ses côtés, Jennie paraissait si menue et si fragile... mais son regard était plein d'assurance et de confiance quand elle prononça ses vœux et elle ne trembla pas lorsque je pris sa main, ouvris la peau de son poignet pour le coller au poignet de Kyle que je venais d'ouvrir de même. A cet instant, je ressentis une bouffée d'admiration pour elle, et je fus vraiment certain de son choix.

J'avais prévenu Héloïse, avant la cérémonie, de ce que j'aurais à faire et que cela serait un peu différent de notre propre mariage et surtout, de l'échange de nos vœux. Elle avait été surprise de cette pratique et m'avait demandé si cela était grave que nous ne nous y soyons pas pliés. Je l'avais rassurée en lui disant que même si nous n'avions pas échangé nos sangs, j'étais lié à elle et elle à moi avec tout autant de force que si nous l'avions fait. Je dus la rassurer plus longuement que je ne le pensais et cela m'inquiéta un peu, mais je fus bien vite plus serein : Héloïse en était approximativement à la moitié de sa grossesse et cela jouait parfois sur son humeur, d'autant qu'elle se donnait beaucoup pour réussir le mariage de Jennie.

La noce dura plusieurs jours, jusqu'au départ de nos cousins. Puis la vie reprit tranquillement son cours. Jour après jour, nous nous enfoncions vers l'hiver et, avant la mi-novembre, ce fut sans surprise que je vis apparaître les premières neiges sur les sommets, au nord et à l'est. Nous nous installâmes alors pour ces longues journées, bien à l'abri des murs épais du château.

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