Chapitre 20 (première partie)

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Château de Dunvegan, décembre 1734

Il était des choses dans sa vie qu'un homme ne pouvait maîtriser. Il lui fallait apprendre à accepter ce fait, à faire au mieux. Et, bien souvent, s'en remettre à Dieu pour l'inexplicable. Dans notre monde, les fées, les lutins, les sorcières, les fantômes, jouaient un rôle tout aussi important que Dieu. Certains diraient même plus... Pour ma part, jusqu'à présent, j'avais surtout refusé de m'en remettre à Dieu pour tout ce qui touchait à ma vie, à mes décisions, à mes choix. Je me sentais responsable de moi-même, des miens.

Mais il me fallait bien reconnaître que, ce soir-là, alors que je lui tenais une main fiévreuse et que mon regard ne quittait pas son visage tordu de douleur, il me sembla bien que seul Dieu allait pouvoir faire quelque chose pour moi, et surtout, pour Héloïse.

Bien entendu, je m'en voudrais toujours de ne pas avoir pris la décision de rejoindre Inverie avant la fin de l'année. Ma tante Elisabeth avait un peu insisté pour que nous passions la Noël tous ensemble et, de plus, le temps n'était plus aux voyages : la neige recouvrait tout et les bourrasques de vent se succédaient. Voyager dans ces conditions aurait pu être fatal. Alors, finalement, la perspective de demeurer encore un peu à Dunvegan nous rendait heureux. J'envisageais cependant de gagner Inverie dès que ce serait possible, au début de la nouvelle année. Je voulais y voir le printemps arriver. Néanmoins, si j'avais su ce qui nous attendait, j'aurais certainement pris la décision de partir, malgré tout.

Ce jour-là, Caleb m'avait demandé de l'accompagner jusqu'au village de Talisker. Il devait régler un litige entre deux hommes. Passer un moment au grand air avec mon cousin, même si le vent était froid, n'était pas pour me déplaire. Je quittais mon Héloïse, toute pimpante, installée dans un petit salon avec ma tante Elisabeth, Iona, Ana, Jennie et Abigail. J'étais heureux de voir l'accueil qui lui avait été réservé et la complicité qui avait spontanément jailli entre elle et Jennie notamment. C'était vraiment très important pour moi que ma sœur et ma femme s'entendissent bien.

Héloïse commençait à prendre des formes, tout doucement. Chaque soir, je prenais plaisir à caresser son ventre doux, à y poser ma tête alors qu'elle glissait ses doigts entre mes boucles rousses. J'aimais y déposer de longs baisers et il m'arrivait aussi d'avoir envie de dire tant de choses au petit être qui s'y trouvait à l'abri ! Héloïse se portait très bien. Elle était même radieuse ! Si j'avais craint certains aléas dont j'avais ouï dire concernant une grossesse, je pouvais assurer que, pour elle, tout allait pour le mieux. J'avais aussi le sentiment qu'elle était encore plus amoureuse et, finalement, moi aussi. Nos nuits étaient très tendres et son désir de faire l'amour toujours très fort.

De ce que m'en rapporterait Jennie plus tard, quand je serais enfin en mesure d'entendre quelque chose de manière un tant soit peu raisonnable, c'était qu'elles avaient passé une matinée très agréable. Au repas du midi, tout s'était déroulé normalement. Elles avaient ensuite gagné un des salons du château, assez petit, mais bien chauffé. Là, elles avaient brodé, cousu. Ma tante Elisabeth avait commencé à raconter quelques belles histoires et, visiblement, Héloïse y avait porté grande attention, s'enthousiasmant pour les exploits de Rob Roy, vibrant au merveilleux des fées des eaux, riant des facéties des petits lutins de la lande.

Ce fut en milieu d'après-midi qu'elle commença à se sentir fatiguée. Avec bienveillance, ma tante lui conseilla de s'allonger un peu, ce qu'elle fit volontiers. Moins d'un quart d'heure plus tard, une Clarisse affolée arrivait dans le petit salon. Elisabeth et Jennie s'empressèrent auprès d'Héloïse. Elle était terriblement fiévreuse et agitée, tenait déjà des propos incohérents, en français. Les seuls mots que Jennie put distinguer furent mon prénom et celui de François.

Caleb et moi rentrions tranquillement, les pans de nos tartans soigneusement repliés autour de nos épaules, une longue cape sur le dos, pour nous protéger du vent piquant qui s'était levé. Le château nous était apparu dans une sorte de brume blanche, causée par les flocons de neige qui s'étaient mis à tournoyer alors que nous n'étions plus très loin. Poussant nos chevaux, peut-être mus déjà par un sourd sentiment d'inquiétude, nous parcourûmes la dernière lieue avec la neige dans les yeux et les mains presque gelées. Dans la cour du château, personne ne nous attendait, mais un palefrenier s'empressa auprès de nos montures. Alors que nous entamions la montée de l'escalier, impatients de réchauffer nos membres engourdis au coin du feu, Jennie nous apparut. Son visage pâle, son souffle court m'alertèrent aussitôt, avant même qu'elle ait eu le temps de me dire :

- Dépêche-toi, Kyrian ! Héloïse ne va pas bien...

Mon sang ne fit qu'un tour, j'enfilai les volées de marches les unes après les autres avant d'ouvrir d'un grand battement la porte de notre chambre. Je ne vis rien d'autre qu'Héloïse, étendue sur le lit, brûlante de fièvre. Le contraste entre sa peau si chaude et mes mains si froides fut violent, mais moi seul le perçus. Elle n'avait déjà plus conscience de ce qui se passait autour d'elle. Je la fixais, incrédule, bouleversé. Je l'avais quittée si joyeuse au petit matin et là... Qu'était-il donc arrivé ?

Ce fut la voix d'Elisabeth qui me sortit de mes premières émotions.

- Kyrian... Elle fait une mauvaise fièvre. Madame Barach'n va lui préparer des infusions. Il faut la rafraîchir, constamment.

Elle me tendit alors un linge humide et légèrement parfumé, que je m'empressai de poser sur son front. Héloïse n'ouvrit pas les yeux, mais s'agita un peu. Je finis par réussir à articuler :

- Qu'est-ce qu'elle a ?

Ma tante répéta :

- Une mauvaise fièvre. Mais on ne sait pas pourquoi.

Elle tenta alors quelques explications que je ne pus saisir. Le linge que j'avais déposé sur le front d'Héloïse était déjà chaud dans ma main. Je le retirai et, comme par miracle, un récipient de la même eau fraîche et parfumée passa son mon nez. J'y plongeai le linge, l'essorai sommairement et le redéposai sur le front d'Héloïse.

Durant combien de temps fis-je ces gestes ? Aidé par ma sœur et ma tante qui bassinaient aussi le corps brûlant de ma femme ? Je ne saurais dire si cela avait duré quelques minutes ou des heures. L'angoisse me serrait le cœur, me broyait les tripes. Héloïse ne réagissait à rien, ni aux linges humides, ni au son de ma voix. Elle ne parvenait pas, non plus, à avaler la moindre préparation de Madame Barach'n.

**

- Mère...

La petite voix bouleversée d'Iona traversa soudain le silence comme une flèche lancée à pleine force fendrait l'air.

Le soir était tombé. Je n'avais plus aucune notion du temps. Mon regard ne quittait pas le visage d'Héloïse et je n'eus pas le temps de me tourner vers Iona que déjà Elisabeth réagissait promptement.

- Kyrian, sors tout de suite ! On va s'occuper d'elle !

- Mais... dis-je en relevant la tête et en cherchant ma tante du regard.

Ce fut à cet instant seulement que je vis le visage très pâle d'Iona et que je croisai le regard encore plus inquiet de Jennie, assise de l'autre côté d'Héloïse. La main d'Iona était tendue vers le lit et je baissai alors les yeux. Je dus devenir aussi pâle qu'elle en voyant les draps rougis de sang. Ma tante répéta son ordre :

- Sors, Kyrian ! Ne reste pas là !

- Non ! hurlai-je. Non ! Je reste là, je reste avec elle !

Ma tante comprit que tenter de me ramener à un semblant de raison serait impossible, le temps pressait. Elle lança un autre ordre à destination de je ne sais qui.

- Ramène Caleb ! Et Hugues ! Dis-leur de venir le chercher ! Tout de suite !

Je restai tétanisé à fixer le lit. Héloïse était quasiment découverte, car elle avait si chaud que ma tante avait préconisé de retirer toutes les couvertures. Seul un drap la recouvrait. Et ce drap devenait de plus en plus rouge. Se vidait-elle de son sang ? Y avait-il un problème avec le bébé ? Je crus devenir fou.

La porte se rouvrit bien vite et je sentis quatre mains puissantes me saisir sous les épaules. Je me débattis comme un furieux, criant et pleurant à la fois, donnant de rudes coups d'épaules et de jambes. Ils parvinrent à me traîner sur quelques mètres, quand j'entendis à travers une brume la voix d'Hugues dire :

- Ed ! Malcom ! A l'aide ! Vite !

Quelques secondes plus tard, j'étais ceinturé et je me retrouvais dans le couloir. La porte de notre chambre avait été refermée à peine nous en avions franchi le seuil. Je continuais à crier, mais mes amis et mon cousin m'entraînaient déjà vers l'escalier. Comment étions-nous parvenus jusqu'en bas sans tomber ? Je serais incapable de le dire. Mais la rage, la peur, l'inquiétude décuplaient mes forces. Je battais toujours furieusement des membres, cognant à droite, à gauche, autant que je le pouvais. Nous parvînmes finalement dans la grande salle. Là, mon oncle et Manfred, inquiets, attendaient.

A peine mes amis m'avaient-ils assis - ou plutôt laissé tomber sur le premier banc venu - que je me relevai et tentai de revenir en arrière. Hugues avait prévu le coup et ils me ceinturèrent à nouveau fortement. Il tentait de saisir mon regard.

- Kyrian ! Ecoute-moi ! Kyrian ! Tu ne peux rien faire pour l'instant ! Laisse les femmes s'en occuper ! Laisse-les faire ! Elles savent ce qu'il faut faire ! Calme-toi ! C'est ainsi que tu pourras aider Héloïse ! Nom de Dieu, calme-toi !

La mention d'Héloïse parvint à mon cerveau embrumé par une rage rouge. Cela me calma un peu et je cessai de me débattre. Néanmoins, je sentais toujours autour de mes épaules les poignes puissantes de Caleb et de Malcom. Hugues était face à moi. Son regard était calme, mais très déterminé.

- Tant que tu ne m'auras pas juré de rester calme, on te tiendra. S'il le faut, on t'attache. Alors ?

- Ca... Ca va... aller, finis-je par lâcher en un souffle.

Hugues fit un signe aux deux autres et je sentis leurs bras s'écarter. Néanmoins, j'avais conscience qu'ils étaient tout près, très vigilants, et qu'ils pouvaient m'entraver à nouveau au moindre geste.

Mon oncle s'approcha alors et se tint aux côtés d'Hugues.

- Hugues a raison, mon garçon. Laissons faire les femmes. Assieds-toi et viens boire un verre. Cela te fera du bien.

**

Je me laissai tomber dans un fauteuil, la tête entre les mains, fourrageant dans ma crinière rousse. Le souffle court, le corps vidé, je ne voyais qu'Héloïse. La voix de mon oncle me fit ouvrir les yeux. Mon regard se posa sur le verre de whisky qu'il me tendait :

- Bois.

Je pris le verre et le vidai d'un coup. L'alcool me brûla la gorge, des larmes de rage me montèrent à nouveau aux yeux. Je me rejetai en arrière, le regard perdu dans les poutres du plafond. Mon oncle me reprit le verre des mains, le remplit et me le redonna, mais je n'y touchai pas. J'étais ailleurs.

Je revoyais Héloïse ce matin, blottie entre mes bras. J'avais posé ma main sur son ventre à peine arrondi. J'étais heureux, ce matin. Je la caressais doucement. Je me revoyais lui faisant l'amour, lentement et longuement, avec cette infinie tendresse dont j'usais désormais pour ne pas la blesser, ni blesser l'enfant. C'était une de mes sourdes craintes. Avais-je été trop fougueux ? Non, pourtant... Non... Je ressentais encore contre ma peau sa peau à elle, si douce et fine. Et la caresse de ses aréoles devenues si sensibles contre mon torse. Je voyais ses yeux changer de couleur alors que le plaisir l'envahissait. Je voyais sa bouche s'ouvrir dans un cri de jouissance.

Et maintenant... Maintenant ? Où était-elle ? Allait-elle mourir ? Perdre le bébé ?

Ce fut un craquement de bûches dans le feu, s'effondrant sur les braises en un bouquet d'étincelles, qui me fit sursauter et me ramena un peu au présent. Mon regard erra sur les visages assemblés autour de moi. Hugues d'abord, assis presque en face de moi. Mon oncle à sa gauche. Puis mes deux cousins, Caleb qui fixait le feu, Manfred, les mains croisées sur les genoux, comme en prière. Ed, Malcolm, Dougal Gordon. Ils étaient assez nombreux pour me retenir. Mais je n'étais plus capable de me lever, de bouger.

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