chapitre 31

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Crenn s’est levé de bonne heure pour faire ce qu’il veut faire avant que le temps se gâte. C’est toujours un moment important pour lui que celui où il récolte les premières pommes de terre. Il monte d’un pas lourd le chemin qui traverse l’îlot et va poser son seau en haut de la parcelle. Puis il empoigne un plant particulièrement feuillu et tire. La plante se laisse arracher sans faire d’histoire. Et elles sont là, les pommes de terre, d’un jaune tendre, douces au toucher, acceptant d’être arrachées à la nuit de leur terre natale et exposées à une lumière qu’elles n’ont jamais vue. Elles restent accrochées aux radicelles et Crenn se réjouit de sentir leur poids. Il les détache une à une puis fouille des deux mains la terre meuble pour retrouver les plus belles qui sont encore enfouies. Il aime sentir la richesse de la terre sous ses doigts, riche de tout ce qu’il y a mis depuis des années. Ce seul plant lui a déjà donné deux kilos de tubercules. Longuement cuites dans du beurre salé, elles seront délicieuses. Il recommence et emplit son seau aux trois-quarts et puis il repart sur la grève. Sa récolte n’est pas pour lui. C’est à Sergueï qu’il va l’apporter quand il ira cet après-midi le remercier de lui avoir prêté Roc’h Vras pendant tout ce temps.

Il atteint la presqu’île et longe la grève qui la borde au nord. En bas de la pente de sable rose et froid, la mer attend son heure. Le seau est lourd. Crenn s’arrête régulièrement en se disant qu’il est bien temps qu’il cesse de se fatiguer comme ça. Finalement, il s’assoit même sur la banquette d’herbe qui borde la plage. Ce n’est pas une chose qu’il fait facilement, il ne l’a même jamais faite. Il n’aime pas qu’on voie qu’il est vieux. Et il regarde la plage où s’étendront tout l’été des corps presque nus. Lui, il ne va jamais sur le sable sauf pour ramasser des algues. Ce n’est pas son élément. Il est comme les chats. On n’a jamais vu de chat sur une plage.

Mais il tarde à repartir. Son coeur ne le souhaite pas. Il est si fatigué. C’est comme un fourmillement général qui l’envahit. Ce n’est pas désagréable. Et voilà que, sans qu’il comprenne comment c’est arrivé, une touffe d’herbe est à la hauteur de son visage et sa tête est posée sur quelque chose de dur qui pique un peu. Derrière les brins d’herbe, une mouette blanche monte et descend sur la crête des vagues que le vent ébouriffe. Et c’est comme si lui, la mer et la mouette étaient faits d’une même matière. Il pense à Ki Du qui l’a regardé partir tout à l’heure et aux pommes de terre qui vont verdir si on ne les protège pas de la lumière. Il devrait peut-être prier, penser à Dieu mais il ne le peut pas. Tout ça ne compte plus du tout. Il sent quelque chose de grand qui n’a pas de nom et puis il ne sent plus rien et l’herbe continue à frissonner, seule à côté du seau de pommes de terre nouvelles.

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