chapitre 20

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Pas beaucoup plus de mots sur l’amour physique. C’est tellement interdit que l’on n’en parle pas même pour dire que c’est interdit. Mais quand il a quitté la maison pour la première fois, sa mère lui a dit en le regardant bien en face :

— Souviens-toi, Fabrice, Feiz Christi ! la foi du christ !

Formule qui en ne disant rien, voulait tout dire, il l’a compris. Et puis cette autre phrase, à propos d’un couple de jeunes mariés :

— Ils se sont respectés jusqu’au mariage...

Une phrase importante tous les cinq ans à peu près et aucune occasion d’y revenir. Phrases fatales, terrifiantes et infiniment culpabilisantes pour son âme confiante, terrain vierge, préparé pour qu’y croissent vigoureusement le remords, la haine du plaisir et même du désir, la conscience des fautes ineffaçables qui interdisent à jamais la paix de l’âme. Sa mère a essayé de verrouiller de son mieux la porte du bonheur et il a fallu à Fabrice un courage immense, quelques copains que le hasard a mis sur sa route et l’effronterie de deux ou trois filles pour oser quand même vivre un peu sa vie. Alors il cache aux autres sa pudeur, sa tendresse et son angoisse permanente. Il se les cache à lui-même. Il ne doit pas prendre le risque de se sentir vulnérable, cela l’affaiblirait. Il semble inaccessible. Et il l’est ou presque.

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Le long de la route qui mène à la chapelle, un ruisseau file vers la mer. C’est un tout petit fleuve trop court pour porter un nom. Il est bordé de jeunes plantes vivaces dont certaines tremblent dans le courant et de fleurs jaunes, des iris. Suzanne cueille ceux qu’elle peut atteindre et en fait un bouquet. Puis elle repart dans le soleil. Ce serait bien d'avoir un vélo un matin comme celui-là. Mais pas question, d’en acheter un, c’est bien trop cher et d’ailleurs elle ne sait pas en faire. Elle se contente d’y rêver, cela lui suffit presque.

Bientôt la route débouche sur la nationale et elle en est à quelques mètres quand, à gauche, une voiture débouche du virage. Aussitôt elle sait que c’est lui… Il l’aperçoit de loin : cette deuxième rencontre l’agace. Quelle place donner en soi aux gens avec qui on n’a rien à faire ? Qui risquent juste d’encombrer sa trajectoire ? Que faire de ceux dont on sait d’avance qu’ils n’arriveront jamais à rien ? Il la dépasse sans un regard puis il file comme le vent en se concentrant sur la couleur de sa future écharpe. Noire ? Bleu marine ? D’une couleur unie en tout cas, pour ne pas détourner l’attention du visage. A plus tard les bigarrures et les imprimés colorés. Mais il n’a pas de temps à perdre : en revenant de la ville, il récupérera ses enceintes chez son père.

Le chemin qui continue de l’autre côté de la nationale et les tourbillons clairs du ruisseau semblent soudain enchantés à Suzanne, elle regarde la voiture disparaître au tournant puis elle poursuit sa route.

Elle arrive vers midi à la chapelle dont l’enclos est cerné de troènes en fleur qui vibrent d’abeilles. À la ferme voisine, on lui donne la clé sans poser de questions : on l’a souvent vue à la messe du bourg. Elle se glisse à l’intérieur de la petite nef vide où chacun de ses pas résonne. Quelques tiges séchées dans un vase très simple ornent l’autel. Elle sort les jeter et s’approche de la fontaine au pied du talus. Elle se lave les mains, se les passe sur le visage puis elle rince le vase, l’emplit et rêve un instant : des mousses vert vif se mirent dans l’eau où tombent de temps à autre des gouttes froides. En elle aussi une source noire s’écoule sans fin depuis des années. Elle retourne à la chapelle, y dispose les iris et les contemple. C’est très joli.

Derrière elle, la porte est restée entrouverte, un rayon de soleil tiédit le seuil de granit, des moineaux piaillent. Elle se signe, se met à genoux à même les dalles puisque les chaises ont été empilées dans un coin et se met à prier la Vierge. Elle n’a pas de chapelet mais elle dévide infiniment des « Je vous salue Marie », et ajoute une fois dans un murmure : « Délivrez-moi de ça ! » sans savoir ce qu’elle veut dire par là. Comme il fait un peu froid, elle se lève et fait le tour des lieux. La chapelle n’est ouverte que pour le pardon, tout le reste de l’année, elle est abandonnée à la poussière et à la solitude. Au fond, une petite sacristie. De grands placards couvrent les murs. Elle en ouvre un : quelques vieux vêtements de cérémonie, un énorme livre en latin, une pile de journaux... Une vaste étagère est vide. Obéissant à une impulsion soudaine et comme si elle était encore une petite fille, elle se glisse dans le meuble, tire sur elle les portes de bois et reste là, blottie dans le noir, silencieuse comme un animal sauvage. C’est dans le ventre de la Vierge qu’elle voudrait être ou au moins dans le ventre de sa mère. Il n’y a que là qu’elle n’a pas été seule.

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