chapitre 5

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Il fait clair maintenant. Comme tous les matins, elle va faire le tour de son jardin au pignon de la maison. Ses fraisiers n’ont rien donné, la terre ne s’y prête pas, elle a déjà décidé de ne pas insister, elle les arrachera tout à l’heure. Tant pis pour eux. Mais pour le reste, elle est très contente. Cette année, tout a réussi. Ses fèves et ses salades vont être superbes, les oignons et l’ail plantés dès l’automne et tous les autres légumes prospèrent merveilleusement. Le feuillage des artichauts fait plaisir à voir. Seulement ils prennent beaucoup de place pour peu de production. Le jardin est trop petit pour son envie de cultiver et surtout pour ses besoins. Elle le sait depuis longtemps.

Elle rentre s’habiller vraiment, range rapidement l’unique pièce de la maison et s’attaque aux fraisiers. Elle aime autant planter qu’arracher les plantes. Elle n’aime pas ce qui ne bouge pas. La marée basse l’ennuierait absolument n’était-ce la certitude de voir bientôt la mer revenir. La marée montante, c’est ce qu’elle préfère. La conquête joyeuse de l’eau salée se glissant sur la vase et dans les failles de granit, son élan victorieux deux fois par jour, élan qui aura une fin, bien sûr, mais qui reviendra. Comme les légumes, comme les fleurs, comme le soleil et le vent, la mer revient, revient, revient toujours.

Elle a arrêté de travailler. Appuyée sur sa bêche, elle regarde au loin si les éclaboussures blanches sont plus grandes et elle voit arriver le vieux Crenn par la gauche. Il habite un peu en retrait de la côte au bout d’un chemin gardé par un chien noir. D’habitude, il passe en lui faisant un vague signe de la tête, mais là il s’arrête sur le sentier et considère le potager sans dire un mot. Puis il s’approche de quelques pas et, en laissant un temps entre chaque phrase, il énonce :
— Elles sont belles, tes salades … et puis tu as mis des fèves…C’est bien …Tu pourrais mettre des carottes aussi… mais tu n’as pas beaucoup de place ici et la terre n’est pas bonne.

Personne n’adresse jamais la parole à Suzanne. Elle reste interdite.

Mais Crenn n’attend pas de réponse. Il laisse encore passer quelques secondes avant de reprendre :

— Si tu veux, tu pourras venir faire des pommes de terre à Roc'h Vras. Moi je vais m’en aller à la fin de l’été. La terre est meilleure là-bas et il ne gèle jamais. Cette année, j’ai eu des patates au premier mai ! Tu n’as qu’à passer voir tout à l’heure, j’y suis toute la matinée.

Ensuite il hoche la tête et s’éloigne un peu avant de revenir et d’ajouter :

— Tu n’auras pas à payer. Sergueï ne me demande rien, il veut juste qu’on entretienne la terre, il reprendra l’île quand il ira en retraite.

Puis il part. Suzanne n’a rien trouvé à lui répondre et elle se remet au travail.

Elle sent les choses plus qu’elle ne les pense et ce qu’elle a ressenti là forme une sorte de paquet qu’elle essaie de démêler. Pourquoi lui a-t-il parlé ainsi ? Elle a souvent entendu dire qu’il avait mauvaise réputation. Des sous-entendus vagues qui lui ont toujours donné envie de le fuir sans même en savoir davantage et elle ne lui a jamais parlé. Mais quelque chose de presque agréable se dégageait de lui aujourd’hui. Une sorte de rude gentillesse, de solidarité peut-être. S’était-il reconnu en la voyant ainsi au travail, seule dans son lopin de terre ? Elle observe encore ce qu’elle éprouve, revoit ses expressions, ses regards vers les légumes et la façon dont il s’est approché tout en restant à distance et elle se décide : elle ira à Roc'h Vras.

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