Alone in the darkness

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Il fait nuit noire désormais. Les lampadaires de la rue sont trop faiblards et lointains pour amener leur lumière tremblante jusque dans la chambre. Son corps se découpe à peine dans l'obscurité pesante des lieux. Une silhouette aux épaules affaissées, la tête basse, penchée vers le sol. Immobile.
Le craquement d'une allumette et voici la lumière qui pénètre dans la pièce, l'enveloppant d'un halo orangé chaleureux. Presque accueillant.
Il n'y a plus d'électricité dans cette maison depuis bien longtemps. Tout a été abandonné par la famille qui vivait là. Sa famille. La bâtisse a sombré dans une lente déliquescence, laissant ses murs se ronger d'humidité et de vermines, le papier peint se décolle en lambeaux étalés mollement sur le sol. La moisissure court sur le plâtre et les coins du plafond dont les peintures se sont écaillées au point de tomber par terre, en pluie chargée de plomb et de vestige d'anciens pigments. La poussière a élu domicile en d'épaisses couches qui emmèneraient un allergique immédiatement à l'hôpital à peine le hall d'entrée franchit. L'imposant escalier de marbre blan, autrefois la fierté architecturale des lieux, est terne et crasseux. Des feuilles mortes ont même réussi à s'échouer sur ses marches parfois fendues et abîmées, à la faveur d'un courant d'air au travers d'une vitre brisée. Quelques petits malins n'ont pas pu s'empêcher de lancer quelques caillasses en trouvant ça drôle, jusqu'à vite se lasser. Sans compter toutes les histoires et légendes urbaines que cette maison a pu faire naître dans leur esprit imaginatif.

La chambre dans laquelle il se recueille est en complet décalage avec cette atmosphère décatie et lugubre. L'endroit est peint avec goût. Décoré avec soin. Vivant. Le lit est fait, avec des draps et des oreillers propres. Le parquet est neuf, lustré et ne grince pas d'un poil sous ses pas. Quelques tableaux ornent les murs, des peintures amateures mais exécutés avec une habileté et une sensibilité certaine. Des paysages côtiers surtout, ceux qui bordent Istarios en faisant une bonne heure de marche. Les couleurs étaient encore vives, chatoyantes et douce voire même, apaisantes. Pourtant, il leur tournent le dos. Son regard est absorbé par une petite photo dans un cadre qui n'a pas souffert, lui aussi, du temps. Un homme d'une bonne trentaine d'année en apparence serre dans ses bras une femme rayonnante, tout sourire. Leurs mains se joignent alors sur son ventre rond. Le genre de cliché que certains couples aiment faire pour se souvenir de cette période si particulière d'une vie commune. Si belle. Son coeur se serre, ses yeux se détournent pour se baisser vers ses paumes qu'il tient tendes vers le ciel, entre ses genoux.

Habituellement toujours dissimulées sous des gants de cuir noir, ces mains sont marquées. Comme une brûlure au fer rouge, le tissu cicatriciel forme à l'intérieur de chacune d'entre elles une étoile à huit branches. Le sceau de puissance offert par son maître. La marque honnie de sa nouvelle allégeance. Du pouce, il en dessine le contour, songeur et silencieux comme depuis qu'il est entré dans ce mausolée à la gloire d'une vie perdue. Ses pensées ressassent la discusion qu'il a eut quelques temps plus tôt avec son « invitée ». La simple évocation de son fils dans la bouche d'une étrangère a fait naître en lui une colère sourde, froide et irrationnelle. Pourtant, il jurerait avoir ressenti une anomalie dans les battements de coeur de la demoiselle. S'y est-elle attaché ? L'aime-t-elle ? Cela fait naître dans son propre coeur, des émotions contradictoires. D'un côté, il est heureux que son fils ait pu trouver une famille, des gens capables de l'aider, de l'aimer. D'une autre, il y a de la jalousie. Ils ne sont rien pour Callahan, lui seul était de son sang. Au milieu, les regrets d'un choix aux propensions Faustiennes qui la conduit à franchir une frontière interdite.

Les deux prunelles sombres remontent à nouveau vers la photo pour se concentrer sur le visage féminin. Une femme d'une beauté naturelle, les traits fins. Des cheveux longs, blonds comme les blés, attachés en tresses où elle avait glissé des fleurs champêtres. Le coquelicot qu'elle portait derrière l'oreille lui donnait un petit air de Persephone moderne. Une déesse printanière, la plus belle femme qu'il ait vu de sa vie. Qu'il lui a été permit d'aimer. Il se penche légèrement en avant pour caresser du pouce le verre du cadre devant lequel est déposé un lys blanc encore frais. Son coeur se soulève de nouveau quand l'autre main se serre en un poing rageur. Tremblant.

— Ai-je eu raison de l'écarter de cette voie ? demande-t-il d'une voix enrouée d'avoir si peu parlé.

Un chuchotement rauque et quelques mots qui s'écorchèrent un peu dans sa gorge.
Ses iris glissent sur le cliché pour s’observer, les mains posées sur le ventre rond. Protecteur et doux. Il était comme ça, avant.

— Ce n'était qu'une enfant. Il était trop jeune, trop faible. Il n'aurait pas supporté ce voyage.

— Tu voulais le protéger, tout simplement, répond alors une voix féminine, suave et doucereuse, presque murmurée au creux de son oreille.

Hank ne répond pas tout de suite. Un frisson désagréable lui remonte le long de l'échine pour venir faire dresser les poils de sa nuque. Une sensation d'inconfort le prend tandis qu'il redresse la tête vers une ombre diffuse se tenant sur le pas de la porte. Pour celui qui n'a pas une perception aussi aiguisée que celle d'un mage, il sentirait simplement un froid mordant qui n'a rien de réel. Une impression qui pousserait son instinct de survie à s'éveiller pour lui faire quitter les lieux sans même se retourner. Pour Henry Brythes, c'est tout autre chose qui s'empare de son être. Il se lève du lit qui n'émet aucun son son, puis fait quelques pas en direction de l'apparition éthérée. Pour lui, elle est claire et parfaitement visible bien qu'intangible.

— Dis-moi Sylvia, qu'aurais-tu fais à ma place ? ose-t-il demander.

— Cette question, tu n'as pas le droit de me la poser Henry. Je n'entendais rien à tout ces histoires. Tout ce que je sais, c'est que j'aurais protégé mon fils. Notre fils, à n'importe quel prix. Sur ce point, nous concordons tu ne penses pas ?

La voix n'est qu'un écho dans cette réalité. Un murmure fugace qui peine à s'imposer. Comme si deux correspondants se parlaient au travers d'une ligne de téléphone brouillée, éloignés l'un de l'autre par des milliers de kilomètres. Pourtant, le mage noir ressent une certaine joie que de pouvoir lui parler. De pouvoir la "voir", même dans cet état. Cependant, la réponse que sa défunte épouse lui apporte n'est pas celle qu'il s'attend à entendre. À l'évocation même de leur fils, en utilsant « notre » il se crispe. Elle le remarque mais ne préfère pas continuer. Pas encore.

— Il demande comment avancent les préparatifs ? murmure-t-elle.

Hank enfonça ses mains nues dans les poches de son pantalon puis fait quelques pas distraits à travers la chambre.

— Le Temple est neutralisé pour le moment. La ville est exposée et affaiblie. La Sorcière est arrivée il y a quelques heures et nous la gardons bien précieusement à l'oeil. Le rituel suit son cours. Tout sera prêt pour la nuit des Panathénéés.
— Et nous pourrons nous revoir. Nous serons bientôt réunis. Toi, moi et Callahan.

Il croit voir sur le visage du spectre ténébreux, une esquisse de sourire à la douce idée d'une famille réunie. Un mirage auquel il s'accroche depuis la mort de son épouse tout comme il le réfute pour une tout autre raison. Une dualité dont il ne sait plus quoi faire et qui le tiraille de plus en plus au point de le faire douter de ses propres choix passés. Parfois. Des tourments qui rend son maître prudent, au point d'envoyer Sylvia en guise de messager histoire de lui rappeler la teneur de leur contrat. Teneur que la défunte rappelle, elle aussi.

— Callahan a une famille maintenant, tu sais. Cette fille, je crois qu'elle l'aime bien. Et puis, il y a les Danekis...

Ce nom est prononcé comme s'il lui brûle la langue et les lèvres. Persifflé avec mépris, avec haine même.

Le spectre prend cette fois, une forme plus nette. Sylvia se présente à lui comme sur cette photo religieusement posée sur la table de chevet, avec ce même coquelicot à l'oreille. Sauf que les pétales ne sont plus d'un rouge sang mais d'un violet sombre aux reflets d'onyx.

— Ne vas-tu jamais me le pardonner ? Je pensais qu'avec tout cela, tu avais pu au moins apaiser ta colère à mon égard. Il n'est pas de ton sang, peut-être mais il est dans ton coeur, je peux le sentir.

Elle posa la main sur l'épaule du mage noir. Un nouveau frisson s'empare de lui sans crier gare. Hank baisse la tête.

— Je reconnais mes propres erreurs et je peux te comprendre avec le recul. J'ai été aveugle sur ce point, je me suis senti salit et humilié mais j'avais ma part de responsabilité. J'aurais voulu réparer tout ça avant...

— Que je ne meurs ? Sylvia finit sa phrase.

Il hoche la tête. Incapable même après toute ces années, de le prononcer tant la plaie est encore béante.

— Nous avons une nouvelle chance, je ne peux me permettre de la gâcher. Nous passerons au dessus de ça car tout ce que je souhaite c'est de retrouver, t'avoir à mes côtés. Mon pardon t'es tout acquis. Ce n'est pas le cas de tous les autres...

Le regard azur, certes terne, de l'apparition brille d'une lueur étrange. Sombre. Cette expression fugace constraste parfaitement avec son sourire tendre. Henry se tient face à celle qu'il aime malgré tout, malgré la mort. Sylvia pose la main sur la joue de son époux, penchant légèrement la tête sur le côté, le contemplant en silence avant de reprendre la parole.

— Ne perds plus de temps dans ce cas. Les Panathénées approchent.

Elle dépose ses lèvres sur celles du mage noir. Le contact l'électrise aussitôt. Quand il ouvre les yeux, elle a disparu, rejoignant les Enfers dans lesquelles elle est prisonnière. A cet instant, Brythes ressent un terrible vide dans son âme. Ce sentiment qui le pousse chaque jour à vouloir le combler dans le sang et la mort des Sorciers du Cercle qu'il traque tels de vulgaires gibiers. Ce vide terrible qui le ronge, lui broie le coeur et parfois l'esprit. Qui le terrifie plus qu'il n'osait l'admettre.

Le silence retombe dans la pièce.
Le mage noir reste encore quelques longues secondes près du lit, posant la main sur le pied de bois sculpté. Il ferme les yeux en chassant les sombres pensées et les doutes encore bien trop présents ce soir. La preuve qu'il n'est pas encore définitivement sous la coupe de son maître qui veut en faire une arme parfaite à sa reconquête. Ce n'est qu'une question de temps, cela dit.

— Corvus, le nom claque dans l'air comme un coup de fouet.

Durant tout ce temps, son disciple se tenait derrière la porte. Il a tout entendu de l'échange et n'émet aucune question, ni même remarque. Le Corbeau est docile, loyal aussi. Il ne lui vient aucunement à l'esprit à discuter la véritable allégeance de Henry Brythe car la sienne lui était toute acquise. Il pourrait le suivre à travers les neufs cercles de l'Enfer si le Serpent le lui demandait.
La porte s'ouvre donc, laissant apparaitre sa grande silhouette filiforme et famélique, son visage aquilin aux orbites creuses et le crâne glabre.

— Comment va la Sorcière ? demande le Serpent qui remet ses gants avec une certaine habitude dans les gestes.

— Elle s'est endormie. Je lui ai lancé un sort de somnolence. Elle ne devrait plus poser de problêmes jusqu'à demain matin au moins.

— Bien. Tant mieux. Je ne veux pas qu'on lui fasse du mal outre mesure ou que ses émotions ne viennent perturber ses dons déjà bien trop versatiles. Elle aura besoin de ce repos.

Corvus opine du chef.

— Les autres sont arrivés il y a peu. Ils restent cachés en ville et attendent votre message pour le où, et le quand.

— Les anciens abattoirs du quartier seront le lieu. C'est là que se trouvent les ruines de son ancien et unique temple, ici. Le quand... dans quatre jours.

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