Institoris

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Une fois que les croisés furent loin, la sorcière aux cheveux rouges retourna dans ses appartements se reposer. Elle avait fait usage d'une magie terriblement puissante, et cela non seulement l'avait épuisée mais l'avait même exposée à divers maléfices. Lorsqu'elle se regarda dans un miroir, elle observa plusieurs nouveaux stigmates définitifs marqués sur son visage par ses propres sortilèges. Elle en avait l'habitude, aussi ne s'en préoccupa-t-elle pas.
Elle s'assit lourdement sur une chaise et commença à retirer son armure. Sans doute cette cuirasse ensorcelée lui avait sauvé la vie. Désormais, puisqu'elle était encore en vie, il lui fallait planifier la suite des événements. Si l'Institoris avait survécu, ou même s'il était mort. Une autre armée plus grande encore et plus puissante viendrait probablement très vite terminer le travail. Tant qu'il y aurait des sorciers, les simples humains voudraient se venger. Elle réfléchit un instant à la meilleure chose à faire, lorsque l'un de ses collègues entra dans la salle.
- "Madame. Je viens vous demander ce que l'on doit faire des derniers soldats restants. Certains veulent dévorer leurs âmes pour récupérer. D'autres sont d'avis qu'il faut les mettre au travail pour débarrasser ces milliers de cadavres de la montagne avant que ça ne devienne un sanctuaire à maladies et infections.
- "Des milliers de cadavres." dit Franziska, comme si elle ne l'avait pas écouté. "Comment n'y avais-je pas pensé."
Sans rien dire de plus et sous le regard interrogateur de son sous-fifre qui n'osait rien dire de plus, elle se leva et se dirigea vers une de ses bibliothèques. Elle fouilla un instant et en tira un grand livre noir, dont la reliure semblait faite en écailles d'un animal inconnu.
- "Nous allons sans problème pouvoir nous constituer une armée, maintenant que nous avons gagné le temps nécessaire. Une armée fidèle et obéissante. Par les temps qui courent, la seule denrée dont on ne sera jamais à court, ce seront les cadavres humains. Il nous suffira pour cela de briser la deuxième règle des universités de magie.
- Madame… vous savez bien que les universités n'existent plus. Vous êtes la seule à pouvoir décider des règles.
- Je le sais très bien. C'est pourquoi je vais de ce pas me lancer dans l'étude de cet ouvrage." elle ajouta avec un sourire cruel: "La guerre ne fait que commencer."

Les grands chevaliers, les évêques croisés et ceux qui l'avaient connu depuis le début. En tout ils étaient une trentaine dans cette pièce. Ils avaient dû se retirer vers la plus proche ville, pour qu'il ait droit aux soins nécessaires, mais même ainsi sa blessure était mortelle. Ses entrailles et son estomac avaient été lacérés, perforés. Du sang avait coulé sans discontinuer sous ses vêtements jusqu'à ce qu'on lui fasse des bandages. Derrière une porte qui ne masquait absolument pas le bruit, ils l'entendaient gémir dans son agonie. L'Institoris. Le prophète de la Fin des Temps. Tout semblait s'être figé pour eux. L'honneur de la croisade, leur juste vengeance envers les sorciers, leur rédemption. Tout ne pouvait pas ainsi disparaître. Patiemment, tremblants, les larmes aux yeux, ils attendaient que survienne un miracle.
Et il survint.
Les portes de sa chambre de malade s'ouvrirent avec fracas sans que personne à l'intérieur ou à l'extérieur n'ait eu à les toucher. Tous, ils retinrent leur souffle alors qu'une radiante lumière, comme dans un rêve, jaillissait de cette pièce.
Il leur apparut en volant. Heinrich Kramer, changé pour eux en ange.
Vêtu de la tunique blanche des malades dont les tâches de sang et de vomi étaient occultées par l'aveuglante lumière, il apparut devant ses fidèles suivants tout ébahis, flottant au dessus du sol comme un spectre de lumière. Il resplendissait. Il leur souriait.
- "Je vous félicite mes frères et sœurs, car malgré ces épreuves vous avez gardé la foi. C'est le Divin qui a décidé de vous mettre à l'épreuve. Sachez que vous n'avez pas à souffrir de ce que ce corps meure. Il a été transpercé par l'ennemi, c'est un fait. Mais j'ai parlé au Divin. Il a encore des tâches nombreuses à me confier. L'heure pour moi de prendre mon repos éternel n'est pas encore venue, car je suis le berger qui doit mener le troupeau de l'humanité vers la salvation dans les tourments de la Fin des Temps. Le Divin ne me laissera pas mourir ainsi. Mais ce corps a été transpercé, alors je vous apparaitrai dans un autre.
Mes frères, ce corps va périr, mais ne vous inquiétez pas car dans quelques instants je franchirais à nouveau la porte de ce bâtiment. Un homme entrera ici, et ce ne sera personne d'autre que moi, l'Institoris, car le Divin m'aura redonné corps. Si vous devez avoir une preuve pour y croire, souvenez vous de ces simples mots: Summis desiderantes affectibus . C'est la phrase que je dirai en entrant dans cette pièce dans quelques instants."
Son sourire ne se dissipait pas, mais la lumière décrut progressivement, diminuant avec elle l'irréel de la scène. Quand l'éclat surnaturel eut disparu, le corps sans vie de Heinrich Kramer reposait sur le sol. Tous se demandèrent s'ils avaient rêvé. Certains hommes se mirent à pleurer.

Quelques ruelles plus loin, Jacob Sprenger était occupé à pleurer pour d'autres que l'Institoris. Le jeune garçon avait voulu se joindre à la croisade lors de son premier passage par la ville, mais son père avait refusé. Il fallait au moins un homme qui reste à la maison pour le cas où sa mère guérirait. Maintenant Jacob était seul et déchiré. Déchiré entre la honte de ne pas s'être trouvé sur le terrain pour mourir avec son père et ses trois frères et la joie d'être toujours vivant quand il aurait si facilement ou tout perdre. Empli de tristesse, il déambulait sans but dans les ruelles sans vie de sa ville, cherchant un réconfort en s'adonnant à ce qui depuis l'enfance avait toujours été son jeu préféré. Il lui suffisait de voir quelqu'un pour deviner son nom, c'était son don personnel. Aujourd'hui, en se promenant dans les rues, il voyait nombre de nouveaux noms, et il ressentait aussi leurs pensées. Les croisés étaient revenus, et il y avait ceux qui avaient peur de devoir retourner affronter les sorciers, ceux qui voulaient leur revanche, ceux qui s'inquiétaient pour leur chef, et ceux qui le soupçonnaient d'être un charlatan depuis le début. Au final, aucune pensée ne pouvait remonter le moral du garçon. Maintenant il était seul. Y avait-il même encore quelqu'un de vivant qui se souvienne de son nom à lui ?
Un flottement étrange le fit arrêter sa marche alors qu'il arrivait dans une ruelle déserte. Il ressentait quelque chose. Tout ce qu'il sut dire sur cette chose, c'est qu'elle était invisible. C'était la première fois qu'il sentait ça. C'était comme si un nom était là, mais sans personne derrière. Il se mît à tourner la tête dans toutes les directions pour observer ce qui se passait, mais il ne voyait rien et se trouva vite ridicule. Il s'arrêta, ferma les yeux, et reprit doucement son souffle. Il était parvenu à se faire peur avec quelque chose qui n'existait pas. Il leva les yeux vers le ciel, cherchant quelque réconfort dans les astres.
Et il le vit. Quelque chose qui n'existait pas. Ça n'était pas réel. Ça n'était pas tangible. Ça n'était pas visible. Pourtant il le voyait c'était sûr.
La chose spectrale fondit sur lui en un ricanement macabre, le foudroya et s'empara de lui. Son corps fut soulevé dans les airs, il sentit des serres glaciales enserrer son esprit, puis dans un sommet de panique inégalable il trouva la mort la plus instantanée qui soit.
Le corps de Jacob Sprenger se modifia de lui même. Ses cheveux blonds pâles et très longs devinrent noir et se raccourcirent, ses yeux verts devinrent d'un bleu profond et brillants, ses os s'agrandirent, ses muscles se développèrent, son faciès s'allongea et se couvrit des marques d'un âge un peu plus avancé. Puis il retomba au sol, transfiguré.

Il fit irruption dans la pièce, les bras écartés comme un crucifié. Les fidèles qui avaient encore le cadavre de Heinrich à leurs pieds n'en crurent pas leurs yeux lorsqu'ils virent un homme exactement semblable à l'Institoris entrer dans la salle.
- "Summis desiderantes affectibus mes frères. Je suis Jacob Sprenger, mais Heinrich Kramer ou Jacob Sprenger, cela importe peu. Je suis l'Institoris, le seul et l'unique choisi par le Divin. Je suis et serai tant que ma tâche n'aura pas été accomplie et le Divin m'accordera le salut lorsque conformément à ses désirs j'aurai purifié le monde de tous les sorciers."

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