Pourriture

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L'odeur glaciale et acide des pestiférés s'entassant dans les ruelles était insupportable. Les vivants encore sains s'éloignaient autant que possible de ceux qui ne vivraient plus longtemps, les contemplant avec des yeux emplis de terreur et de compassion. Leurs corps affaiblis s'étendaient dans les ruelles sombres, à l'air libre, et des médecins à la face couverte de bandages de fortune parfumés pour les protéger des miasmes allaient d'un malade à un autre, faisaient boire des potions absurdes à base d'herbes, conseillaient toute sorte de traitement expérimental et se lamentaient car aucune de leurs tentatives ne pouvait guérir cette maladie. Lorsque quelqu'un était atteint, il était condamné à mourir dans des souffrances atroces. Le premier symptôme était une odeur pestilentielle et abjecte qui s'échappait par tous les orifices du corps et tous les pores. Ensuite, la chair et la peau se nécrosaient, les yeux s'emplissaient de pus et devenaient vitreux, puis la suite, la part la plus horrible, était aussi variable qu'imprévisible. Cette peste surnaturelle défiait les lois de la raison, faisant muter la chair des malades comme un maléfice des plus immondes. Les muscles s'écartaient pour former des membres informes et suintants, des excroissances osseuses émergeaient de sous la peau, et les visages se déformaient en des parodies terrifiantes de faciès humains.
On ignorait comment la soigner, mais tous savaient d'où provenait cette maladie. On avait bien trop joué à faire et défaire les voiles de la réalité, à briser les barrières qui protégeaient le monde d'autres dimensions plus terribles. Tel un parasite malin, le maléfice avait profité de l'usage de la magie pour s'infiltrer dans la réalité et se jeter sur les innocents. Simples humains comme sorciers étaient atteints par cette sournoise infection. La vengeance avait déjà commencé, et au milieu des rues, des pylônes de bois craquaient doucement sous les flammes qui finissaient de réduire en cendre des squelettes de sorciers. Heinrich Kramer vit que cela était bien. C'était ce que le Divin avait ordonné.
L'homme en noir se rendit en pressant le pas vers la place centrale de la ville. Là où tous les habitants ou presque, nobles comme roturiers, chevaliers et paysans, priaient autour de l'arbre sacré pour qu'on les sauve en cette période sombre.
Il y en avait un dans chaque ville ou village. Un arbre ancien et immense, soigneusement entretenu par le clergé depuis d'innombrables générations. Ces arbres bénis étaient le symbole du Martyr, fondateur de la vraie foi, esclave sous l'ancien empire qui l'avait châtié pour sa foi en le crucifiant à un arbre. Les textes sacrés décrivent comment son sang coula durant sept jours et sept nuits, et sa chair fusionna avec l'arbre qui devint alors son symbole et celui de sa foi. Maintenant que c'était la seule religion existante, les arbres en général étaient devenus le symbole divin, et c'est devant l'arbre sacré de la ville, immense séquoia aux longues branches s'élevant au dessus des toits de la cité, que des hommes et des femmes étaient réunis en cercle, à genoux, en une foule dense, pour prier. Pauvres et riches, civils et soldats, tous étaient trop effrayés par l'ampleur horrible de l'épidémie pour penser à leurs différences et ils formaient une foule compacte et dévote. Exactement ce que Heinrich cherchait.
Cherchant un piédestal, il trouva une charrette abandonnée. Il monta dessus, se mît debout, dominant la foule qui commençait à s'intéresser à lui. Ces gens l'attendaient, ils attendaient qu'on leur montre la voie et il serait leur guide. C'était là sa sainte mission confiée par le Divin.
- "Fidèles ! Tous ! Écoutez moi !"
Il n'en fallut pas plus pour qu'on l'écoute. Certains étaient curieux, d'autres agacés qu'on les interrompe, mais tous étaient effrayés et en quête d'espoir ou de rédemption. C'est exactement ce qu'il leur offrit.
- "Frères et sœurs ! Vous qui avez été fidèles à la vraie foi, je vous demande: savez vous ce que le Divin demande pour le prix de notre salvation ? Nous ne pouvons pas rester sans agir alors que les nôtres, des innocents et des braves, succombent à la peste démoniaque invoquée par les arts impies des sorciers. N'avez vous pas encore saisi le but de cette terrible épreuve ? Trop longtemps nous avons toléré cette infamie, ces arts occultes qui ne sont que des blasphèmes incarnés. Qui a offensé le Divin ? Qui a eu l'infinie faiblesse et l'impie culpabilité d'avoir légalisé l'usage de la magie ? Ce n'est aucun d'entre vous mes frères. Ce n'est aucun d'entre nous."
Il leva une main vers le ciel en serrant lentement le poing.
- "Vous l'avez ressentie vous aussi, l'infâme magie des sorciers. Ces vents d'énergie corruptrice et perverse qu'ils extraient d'un autre monde fait de maléfices pures et qui ne devrait pas exister. Aujourd'hui, nous recevons le châtiment pour le crime de nos ancêtres qui ont toléré cette ignominie sans faire ce qui aurait dû être fait. Je vous vois malheureux et désemparés, mes frères. Mais ne vous laissez pas abattre par l'ampleur infinie de l'impie, car le Divin est amour, et il nous a laissé la chance de la rédemption !"
Il y avait dans cet homme une forme d'excitation contagieuse. C'était un être svelte et pâle en pourpoint noir avec une cape, des chausses de même couleur et un chapeau haut à larges bords. Son visage glabre paraissait aussi jeune qu'expérimenté, et il y avait dans ses yeux bleus luisants au regard fou quelque chose de transcendant, de surnaturel. Comme si cet homme portait littéralement le ciel dans ses deux yeux. Au fond ses traits étaient ceux de n'importe qui, ni jeune ni vieux, ni beau ni laid, mais habité par une vérité supérieure.
Son propos se fit plus dément, ses gestes plus agités. Il n'essayait pas de manipuler la foule pour la convaincre, il voulait la persuader en exposant ses propres pensées affolées. Il se mît à crier, et il tremblait presque lorsqu'il sortit une enveloppe de sous sa cape:
- "…Nous serons bénis par la rédemption. Vous comprendrez que j'ai été illuminé lorsque vous saurez que j'ai ici une lettre authentique écrite par le Divin à mon adresse ! Il me dit: «bénis soient les vertueux, les fidèles et ceux qui croient en leur rédemption, ceux là je les aime et accorde salut et éternité à leurs âmes. Maudits soient les sorciers et leurs serviteurs, car leur existence m'offense et m'attriste. Puisse cette souillure disparaître à jamais de ma création.» Tels sont les mots du Divin lui même. Il m'appelle à lancer une nouvelle croisade contre la plus infamante hérésie qui ait jamais obscurci la perfection éclairée de sa création: les sorciers ! Il me l'a dit, tous ceux qui tueront ces abominations infâmes gagneront par cet acte l'accès à l'au-delà ! «Pardonnés de leurs péché seront mes vertueux combattants qui en cet armaggedon démontreront leur fidélité en mettant leurs vies et leur courage sur le champs de ma sacrosainte bataille contre le mal.» Ainsi me parle le Divin ! Il n'est rien à gagner dans le fait de se morfondre sans but. Vous avez prié pour avoir une réponse, une rédemption, la voilà ! Le Divin dans sa magnanimité a répondu à vos prières ! Louez son nom et prenez les armes contre l'hérétique sorcellerie ! Que notre armée vengeresse marche sur leurs bastions d'ignominie et leur porte le feu purificateur ! C'est Sa volonté !"
La foule buvait ses paroles, leurs esprits éteints, submergés par un vide: la curiosité. Ils n'étaient pas tout à fait dupes, mais pas tout à fait incrédules. À leurs yeux, la frontière entre le possible et l'inenvisageable était quelque chose de fluctuant, de relatif. Il n'attendaient alors plus qu'une preuve encore, une seule, pour trancher et savoir si Heinrich Kramer était un pauvre fou ou un prophète. Et cette preuve survint sous la forme d'un miracle.
D'abord un cri de femme attira l'attention de la foule, puis tous se tournèrent vers l'arbre sacré qui trônait majestueusement au centre de la place.
L'arbre luisait de rouge dans la lueur de la lune. Des sillons étaient apparus comme des stigmates dans son bois, et de là s'écoulait en un flot affreux un torrent de liquide rouge. Du sang.
À compter de cet instant, sans qu'un mot ait eu besoin d'être échangé, tous reconnurent que Heinrich Kramer était investi d'une mission, et que le Divin avait voulu le leur montrer. Quelques uns, parmi les sceptiques et les érudits, se demandèrent plutôt comment l'homme avait réussi un tel tour de passe passe. Quoi qu'il en soit, les gens voulaient croire à son histoire de lettre et de croisade. Ils n'avaient pas eu besoin de lui pour haïr les sorciers, mais par son action, il les avait convaincus de se lancer dans une chasse en bonne et due forme, de prendre les armes et de former une armée. Exultant, Heinrich leur cria en levant ses mains crochues vers le ciel:
- "Oui ! Le Divin veut du sang ! Abreuvons l'arbre du Martyr avec le sang de ses ennemis ! N'attendez plus, prenons les armes et mettons nous en marche. Il y a dans les montagnes de l'est un repaire de cette fange abjecte que sont les sorciers, allons le raser ! Prenez vos armes et battez vous pour le Divin ! Par Sa grâce, je promets le salut éternel à tous ceux qui marcheront avec moi ! Pour le Divin !
- Pour le Divin !" scanda la foule. Ce fut une illumination macabre, un réveil morbide de la soif de sang qui ne les avait pas quitté depuis le début de cette crise. Heinrich Kramer avait eu l'honneur d'être l'étincelle du départ d'une croisade contre la sorcellerie. Il riait avec joie en voyant que la foule le suivait dans ses pensées. Les pauvres comme les riches, les paysans comme les chevaliers. Même les nobles seigneurs trouveraient profitable de se joindre à sa juste cause. Désormais, il avait son armée.

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