15 Janvier 1996

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Lundi 15 janvier 1996

 Il me fallut deux jours presque complets pour retranscrire au mieux les consignes de mon frère, mais sans couleurs, comment trouver ces dernières ?

 Jeffrey me faisait volontairement tourner en bourrique, et puis, il ne me restait que seize jours pour trouver et produire le résultat tant espéré pour la partie de janvier. Cela devenait court, bien trop court pour optimiser mes chances de réussite. Il fallait que je trouve autre chose, que la solution ne me tombe pas subitement du ciel. Irréaliste, n'est-ce pas ? Et pourtant...

 Je me rappelais subitement que l'un de ses bouquins favoris traitait de la signification des couleurs. Une partie de son énigme devait se résoudre grâce à l'aide de ce dernier. Le seul souci ; cette œuvre se trouvait dans sa chambre et je n'étais plus autorisé à y entrer puisque cette pièce y enfermait son intimité conjugale. Il ne me restait plus qu'à le demander à Marina et espérer qu'elle veuille bien me le passer, bien que cet espoir était incontestablement faible, car irait-elle jusqu'à trahir la confiance de mon frère ?

 Décidé, malgré tout, j'entrepris de quitter mon antre pour arpenter les couloirs et ainsi rejoindre celle de mon aîné. Le peu de personne me croisant ignorèrent ce que je cherchais, ce que je prévoyais même de faire, ce qui n'en fut guère rassurant. Après tout était-ce important au final de paraître invisible et inexistant à leurs yeux ?

 Et pour cela, tu devras t'y faire personnellement...

 À la croisée des couloirs, j'entrai en contact visuel avec mon père. Son regard abordait toujours une couleur cobalt ; bien que ce jour-là, ce fut différent à mes yeux. Pour moi, je commençais à devenir un homme. Je ne semblais plus être ce petit gars qui demandait sans cesse à son père de venir jouer.

  • Fils, aurais-tu quelques instants à m'accorder ?
  • Oui, Père !

 Me prenant par les épaules, je consentis à le suivre dans les couloirs de notre demeure. Il semblait étrange et m'écartait en quelques sortes de mon but premier : Le livre des couleurs. Pourtant, une discussion avec lui semblait plus important sur le coup. Après tout, il était mon père.

  • De quoi vouliez-vous discuter avec moi, Père ?
  • De l'avancée de ton rituel ; j'ai entendu de la part de ton frère que tu n'avais point encore trouvé ta véritable requête. Savais-tu que ces journaux ne servent qu'à conseiller au moment le plus opportun ?
  • Là est le problème, Père. Jeffrey a délibérément demandé à ce que je trouve ma mission dans les lignes de son journal. Il m'est donc tout naturellement impossible de ne point parcourir l'entièreté de son récit. Et puis vous connaissez votre fils aîné !
  • Effectivement, si besoin d'aide il y a, fiston, parles-en à ton frère ou à moi-même, nous serons présents pour y répondre. Cependant, n'oublie pas, personne d'autre que le patriarche et le mentor peuvent être au courant de ce qu'il est destiné à l'apprenti.

 Hochement de tête, je compatissais parfaitement avec son dernier mot. Et s'en fut toujours ainsi, Père avait une manière bien à lui de se faire écouter et surtout obéir, il en était injurieux de ne pas aller dans son sens.

  • Justement, Père, j'ai une demande à vous faire...
  • Quelle est-elle, Fils ?
  • J'aimerai être en possession du livre des couleurs de mon frère. J'en aurai particulièrement besoin pour m'aider, bien que je comprendrai parfaitement votre refus.
  • Chris ! Suffis avec tes « bien que ». Je ne peux te permettre de garder ce genre de langage tandis que tu es en passe de devenir un homme. Fais donc des efforts pour que ce trouble du langage te soit disparu avant le sacrement. Cependant, pour ce qui est de ta demande, je vais essayer de t'aider.
  • Merci, Père, bien qu'il aurait été préférable que j'y remédie par mes propres moyens.
  • Chris ! Silence ! J'agirai moi-même ! Laisse-moi maintenant te donner une autre « mission ». Tu ne devras plus parler au sein de cette demeure, et ce, pendant les douze mois qui te sépare de ton prestige.
  • Pourquoi donc, Père ?
  • Il suffit ! Mon fils, cela t'apprendra certainement à améliorer tes compétences linguistiques. Toutefois, ta capacité de langage te sera permise hors du manoir familial puisque je ne peux pas entrer en confrontation avec ton énigme. Me suis-je bien fait comprendre ?

 Je n'arrivais plus à comprendre cette interdiction. Ne plus parler, était-ce admissible ? Je ne pouvais y croire, bien qu'il se devait être légitime de recevoir une telle demande. (Vois-tu, cela n'a guère été utile, car ce « toc » est toujours bien présent. On ne change pas un « trouble » aussi facilement. Alors fuis, si tu ne veux pas changer.)

Cependant, je pouvais être reconnaissant auprès de lui, il solutionnait mes problèmes comme un parent volontaire, bien que cela contrastait avec ses airs de tyran familial.

Il disposa, partant rejoindre, je pus l'espérer, la chambre de mon frère. J'étais donc seul, et que pouvais-je bien faire pour passer le temps ? Regarder les ornements des murs et me dire qu'un jour, j'aurai à mon tour le droit de voir mes résultats y être affichés grâce à l'apparition d'un portrait. Ou pas. Je risquais suite à cet ordre patriarcal de devenir un Wensing : un banni de notre famille, obligé de répondre à tous les ordres de la famille, allant de Père aux autres membres Wenson. Mais qui voyait aussi ses propres enfants mourir de honte face aux insultes et à l'impossibilité de se faire une place en tant qu'homme de la famille. Et cela me faisait horriblement peur. Une peur étrangleuse qui tiraillait mes entrailles à chaque instant. Père devait se dépêcher où je risquais de mourir d'ennuis.

Je dois tout de même t'avouer que cette peur est encore présente aujourd'hui pour beaucoup de jeunes, et j'en ai vu pleurer au fil des années. Ce pourquoi, je te demande encore de fuir nos murs et t'en aller vivre la vie que tu souhaites. Bref, je reprends...

En cet instant, je fus figé sur cette place pendant une bonne trentaine de minutes avant que Père ne revienne... Sans rien. Il n'avait donc pas réussi à obtenir ce que je souhaitais. Enfin, ce fut ce que je crus sur le moment.

  • Jeffrey a besoin d'y réfléchir.

 Réfléchir ? Était-ce une blague ? J'en avais besoin pour rester un Wenson. Je ne pouvais donc pas rester sur la touche de cette manière. Je ne pouvais pas !

  • Cependant, reprit-il, ton frère m'a indiqué le fait que tu débutais sur les chapeaux de roue. Comme quoi, je peux voir et affirmer que mes deux fils ne sont pas des hommes destinés à ne pas devenir des parias comme certains...

Comme certain ? De quoi voulait-il parler cette fois ?

  • Savais-tu que Clément deviendrait, le jour du sacrement, un de ces Wensing ?

À cette nouvelle reprise de sa part, je me permis d'afficher un froncement de sourcils, alors que j'étais destiné à ne plus répondre. Clément, un Wensing ? Lui ? Alors qu'il était certain d'être un homme en devenir. Que s'était-il passé en si peu de temps ? Et surtout, comment faire part de mon questionnement pour en connaître les raisons de ce changement de situation soudain ?

  • Hm ? fut ma seule réponse.
  • Il a avoué t'avoir révélé l'entièreté de sa mission, est-ce vrai ? me questionna-t-il du regard comme s'il attendait un faux pas de ma part. Il s'est auto-condamné en le faisant. Il connaissait les conditions et il l'a fait, soi-disant qu'il n'était pas prêt. Ne t'en fais pas, personne d'autre n'est au courant, juste lui ainsi que nous deux. Mais puisqu'il est venu se déclarer pour cette faute, je me dois de te demander si tu en avais fait de même, ce qui peut-être tout à fait logique et compensatoire, un secret pour un secret. Alors, dis-moi, lui as-tu énoncé ce que tu as reçu ?

Instinctivement et bien que cela fut totalement faux, je secouai la tête.

  • Bien. Retourne à tes quartiers, et n'oublie pas de te présenter au dîner de ce soir.

 Gardant le silence, j'obtempérai. Cette vie en devenait déjà lourde, plus aucun droit de parole et avoir menti pour rester un homme, je venais d'atteindre le niveau maximal de la trahison. Comment en étais-je arrivé là ? En me remémorant mes actes, je rejoignis ma chambre avec pour seule pensée : celle d'être un menteur, un égoïste et qui étrangement était heureux.

 Qu'étais-je donc en train de devenir ?

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