L'heure H

6 minutes de lecture

Paris, 1er arrondissement, 22 juilllet 1978, 9h07

Dans son bureau du quai, le Gros Gaston reçut un appel d'une extrême brièveté dont la teneur l'électrisa. : "Sécuria... quartier du Pont aux fruits... quatorze heures." Lookuir reposa l'appareil sur sa clenche en gigotant.

Le volumineux commissaire consulta en hâte le plan de la capitale qui ne quittait jamais son bureau. Pas la peine d'aller s'enquérir de la localisation de l'appel, lequel proviendrait immanquablement d'une cabine publique, et puis, vu la célérité de la communication...

Bin voyons... on n'avait pas renoncé à éliminer le métèque ! L'hypothèse Lara Runnert lui paraissait pourtant de moins en moins plausible. Enfin, peu importait le commanditaire, il n'avait de toute façon pas le droit de négliger le moindre embryon de piste, d'autant qu'hormis l'épisode de la rue Pasquier, son équipe n'avait rien eu à se mettre sous la dent.

Déjà son œil scrutait les différents accès de l'arrondissement, établissait des barrages aux carrefours, postait des hommes sur les toits. Il n'aurait plus manqué que la baderne finisse par se faire fumer quand même, après tous les efforts consentis pour le protéger !

Pas de doute, Gaston Robinson en bavait des ronds de chapeau. Tiquant, suant, secouant sa masse monumentale, fidèle à lui-même... C'est ainsi que Daland et Ginscry le trouvèrent, haletant dans son fauteuil. À son interrogation muette, ils répondirent par un haussement d'épaules que confirma leur air contrit : rien de neuf.

Paris , XIeme arrondissement, 22 juillet 1978, 12h28

Les canalisations ronflèrent avec véhémence dans la chambre vétuste. Autour des tuyaux hoquetants s'entortillaient de hasardeux fils électriques à l'insolence multicolore. Grant prenait une douche, indubitablement.

Ella enfila son tailleur gris avec mille précautions, se déplaçant pieds nus entre la coiffeuse démantibulée et le lit aux draps tourmentés par leurs ébats nocturnes. Sur les oreillers, le costume bleu pétrole de Grant attendait qu'on l'investît. Elle s'en saisit, ouvrit la fenêtre, et le suspendit insidieusement à la bordure. Enchantée de sa trouvaille, elle s'apprêta à quitter les lieux. N'oubliait-elle rien ? Oh, mais si ! Son petit holster était vide ! Mauvais présage... et surtout, quelle négligence invraisemblable !

Elle alla jusqu'au réduit noirâtre qui revendiquait sans pudeur l'appellation de toilettes, plongea la main dans les entrailles de faïence afin d'en extirper une poche étanche et translucide aux lueurs d'acier.

Grant, plaqué contre la porte de la salle d'eau et laissant la douche se déverser à vide, se gaussa d'une telle ingénuité. L' œil rivé à la serrure, il ne perdait pas un fragment de la manoeuvre.

Alors, Ella se chaussa pour bientôt présenter son dos à l'entrebâillement de la porte d'entrée, dont elle actionna ensuite la poignée avec douceur, non sans avoir gratifié la salle d'eau d'un regard désolé qui était un adieu douloureusement susurré.

Paris, rue du Figuier, 22 Juillet 1978, 13h48

Lookuir se faufila dans le bâtiment par la porte de derrière. Son dos parfaitement plat ne fut vite qu'une tache dans la cage d'escaliers. Un ricanement muet bondissait sur ses pommettes nues.

La folie et la haine s'étaient concertées afin de concevoir cet être abominable. De cet accouplement barbare était née une entité hybride, une mécanique de foire, une machine à tuer, et à tuer sans émotion tant il paraissait illusoire qu'elle pût avoir une âme. Même ses congénères ne l'évaluaient pas. Ils s'en moquaient bien, du reste. Et puis, sa démence normalisée les faisait frissonner.

Cependant, par l'accès principal, Ella s'avançait d'une allure décidée, sans soupçonner qu'à deux encablures, au nord de la rue, Grant épiait sa progression.

À l'autre extrémité, Blanie rongeait son frein en maugréant. Les deux adjoints promis par le Gros Gaston n'avaient toujours pas fait leur apparition. Mais pourquoi le dispositif était-il si léger, par ici ? Parce que la rue était courte ?

Toujours point d'adjoints... Peut-être s'était-il déjà passé quelque chose ? Pourtant, aucune clameur, aucun mouvement n'étaient venus perturber l'animation bonhomme de l'endroit.

De fait, Lara et le despote, bien calés dans la berline, poursuivaient leur estivale promenade, encadrés de quatre vrombissantes motos. La CX s'engagea sur le pont de la Tourelle. Ils semblaient sereins, mais l'un des deux savait...

À genoux sous une poutre, Timothy Luck essuya pour la énième fois le viseur de son arme. Cinq minutes plus tard, le convoi défilerait et il ne serait pas question de lambiner. Il orienta son arme, axée sur un trépied, vers l'ouverture nord de la rue.

Évidemment, on lui avait signalé tardivement le changement de programme, évidemment, il aurait aimé avoir plus de recul, mais bon, il était assez pro pour faire avec.

La voiture allait déboucher quasiment en face de lui, disons à onze heures. Il disposerait de trois minutes pour effectuer son carton, plier son matériel, et filer par la cour intérieure qui communiquait avec la rue jumelle par un noir boyau.

Ensuite ? Eh bien, ensuite il ne lui resterait plus qu'à palper la juteuse enveloppe promise. Dans une consigne de gare, ainsi qu'à l'habitude. Comme on le voit, Timothy avait des satisfactions simples.

Blanie avisa les deux collègues qui trottinaient vers lui, penauds et larges.

Timothy ajusta ses gants.

Lara se tourna vers son époux et lui sourit.

Grant pénétra à son tour dans l'édifice.

Le véhicule présidentiel amorça un virage à gauche pour enfiler la rue du Figuier.

Ella montait silencieusement vers son destin. Tapie dans un recoin du quatrième étage, comme une gorgone dans son antre, l'attendait Lookuir.

Ella la vit trop tard, ou plutôt, elle vit sa fin. La créature se rua sur elle et le stylet zébra son front. La jeune femme percuta la rampe avant de basculer dans le vide comme un fruit. Le feulement qu'entendit Grant, il l'identifia comme un cri d'agonie, ignorant que Lookuir venait de libérer sa haine ordinaire.

Une pincée de secondes plus tard, une détonation éclata. Lara Securia fut plaquée sur le cuir par l'impact. Son épaule rougit, puis le siège.

Le doigt de Thimothy se crispait une seconde fois sur la détente pour le tir définitif lorsque le crépitement d'une course précipitée imprégna le plancher jusqu'à la soupente où il avait pris position. La porte pivota sous l'action d'un coup de talon, et le stylet, trajectoire rectiligne, siffla, le renversant alors qu'il tentait de faire volte-face. Lookuir s'approcha, avec une grimace se voulant sourire, afin d'achever sa funeste besogne.

En bas, c'était la panique. Rien de plus stupide que des badauds en proie à l'affolement. Ils couraient dans tous les sens. Les forces de l'ordre avaient extrait les Securia de l'habitacle et les maintenaient au sol. Blanie leva la tête vers la lucarne de laquelle s'était échappée la déflagration.

Lookuir essuya sa lame dans la veste du tireur et regagna les escaliers. Elle franchissait le seuil quand la foudre épousa son menton. Le poing de Grant avait surgi et se déchargeait en cadence.

Il avait vu le corps d'Ella passer devant lui alors qu'il gravissait les marches. La chevelure blonde et le tailleur gris étaient reconnaissables. Une secousse l'avait sauvagement ballotté au point de se cramponner à la rampe. Il était monté quatre à quatre et s'appliquait à détruire Lookuir méticuleusement, de toute l'énergie de ses tripes, comme on élimine un insecte nuisible. Un voile rouge lui était tombé devant les yeux.

La vermine essaya de ramper jusqu'au chambranle. La main d'airain, martela, martela, martela encore. Chaque coup produisait un son étouffé. Très vite, elle ne fut plus qu'un mannequin désarticulé. Grant éradiquait le mal majuscule.

Il ne mit un terme à sa folie meurtrière que lorsque la carapace devint flasque. Hors d'haleine, il examina son ouvrage. La vie avait fui l'enveloppe honnie. L'enfer était promis au hideux animal. Le corps chétif s'était recroquevillé dans la mort comme pour s'excuser d'une existence vouée à la monstruosité. Comment une telle horreur avait-elle pu émaner d'une carcasse aussi malingre ?

Il n'était toutefois pas l'heure pour ces considérations. En un ultime réflexe, il dévala les cinq étages, et disparut par la cour intérieure, s'épargnant le spectacle du cadavre d'Ella baignant dans son sang, à l'instant même où Blanie faisait irruption dans le hall, suivi de ses subordonnés.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Denis Mursault ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0