Chapitre 4: Spectres du passé

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— Et voilà, deux-cents grammes de bœuf de Kagoshima, Soichiro ! Passe le bonjour à Ryoko de ma part ! Et, prends ça aussi, c’est cadeau, de toute façon je n’arriverai pas à vendre le reste avant ce soir, donc autant que ça serve.

Soichiro remercia longuement le boucher, puis barra la dernière ligne de la longue liste de courses que lui avait confiée son mentor. Avec ça, tout était prêt pour le grand jour. Finalement, cela l’arrangeait bien que la gamine soit occupée avec la salle de club et les trois idiots. Au moins, aucun d’entre eux n’allait gâcher la surprise.

L’étudiant s’apprêtait à rentrer lorsqu’une voix surgit dans sa tête.

— Jeune maître. Je viens de détecter une concentration anormale de Kvantiki. C’est tout proche d’ici.

Il s’agissait de Zephyra, l’Izrathienne qui veillait sur lui depuis maintenant plus de dix ans. Pour ses proches —, du moins, ceux qui lui restaient —, il ne s’agissait que d’un ami imaginaire qu’il avait créé suite à un traumatisme d’enfance. Soichiro n’avait que faire des rumeurs sur lui. Zephyra était réelle. Il n’avait pas besoin que les gens le croient pour s’assurer de sa santé mentale.

— Vraiment ? Deux Izrathiens dans un rayon aussi restreint que Kabukicho ? s’étonna le président. Voilà qui n’est pas banal. Est-ce que tu sais de qui ça vient ?

— Kitshono.

Le sang de Soichiro se glaça. Sans perdre une seconde, il ordonna à sa partenaire de le mener à la source de ce pic d’énergie. Il s’attendait déjà au pire, prêt à se battre si besoin, mais ce qu’il découvrit le laissa sans voix. Violette se trouvait là, au chevet d’un Édouard recroquevillé sur lui-même, pâle comme un linge.

— Eh, gamine, qu’est-ce qu’il se passe ? demanda l’étudiant, médusé.

— Soichiro ! On est tombé sur quatre yakuzas, puis…

— Des yakuza ?

Il n’en fallut pas plus pour faire comprendre au jeune homme qye la situation était plus que délicate. Il aurait bien expliqué à sa rivale le pourquoi du comment, mais le temps pressait. C’est pourquoi il se contenta d’asséner un violent coup à la nuque de son ami prostré. Ce dernier perdit aussitôt connaissance, sous le regard interdit de la cadette du groupe.

— Pourquoi tu as fait ça ? s’étrangla-t-elle. Ça va pas bien ! Tu…

— C’est le seul moyen quand ça arrive.

Sans tergiverser davantage, Soichiro s’empara du corps inconscient d’Édouard et ordonna à Violette de retourner à l’université pour prévenir les autres. Lorsque la Française se fut enfin éloignée, le président du club lâcha un soupir.

— Tu sais que tu poses bien des problèmes, abruti. Mais on ne peut pas t’en vouloir. Ce qu’on t’a fait est impardonnable.

**

— Du coup Flore, on a bien dit que quand il pleuvra de la TNT, tu sortiras avec moi ? s’exclama joyeusement Masamune tout en remettant la porte de la salle de club en place.

— Oui. Et j’ai aussi dit que quand tu te suicideras, j’accepterai peut-être de rire à l’une de tes actions, rétorqua sèchement la jumelle.

— Parfait ! Donc, adieu, monde cruel ! Je compte sur toi pour t’occuper d’Ed en mon absence !

La jeune femme ne daigna même pas lancer un regard à son ami et continua à clouer l’écriteau sur le mur.

— C’est ça, à plus. Ça me fera des vacances.

— T’es pas sympa ! T’es censée te jeter sur moi pour m’en empêcher et me déclarer ta flamme à ce moment-là !

— Bonne idée, je vais te brûler vif, comme ça, je n’aurai plus à entendre ta voix ! Passe-moi le briquet !

Masamune déglutit. Il ignorait comme toujours si Flore était sérieuse ou plaisantait. Toutefois, un bruit de broussailles interrompit ces chamailleries. Les deux étudiants tournèrent la tête dans la direction d’où cela provenait. Ils virent alors Violette arriver à grandes enjambées, suant à grosses gouttes, à bout de souffle et rouge comme une pivoine.

— Tiens, encore un élève amoureux que tu essaies de fuir ? Tu es une vraie charmeuse, s’amusa le garçon au bandeau.

Il fallut plusieurs secondes à la blonde pour reprendre sa respiration.

— Vous deux… C’est… C’est Édouard… On est tombé sur des yakuzas… Et puis…

— Des… yakuzas, tu dis ? murmura Flore, livide.

— Oui ! Soichiro l’a emmené à l’hôpital, mais…

Masamune se leva d’un bond et, sans même écouter la suite, se précipita dans le premier ferry. Cependant, à la grande surprise de Violette, Flore ne bougea pas d’un pouce et poursuivit ses activités imperturbablement.

— Ah, je vois. Tant que vous n’êtes pas blessés, c’est le principal.

— Moi, non, mais ton frère a…

— Je sais comment il a réagi. Ou plutôt, je devine. Ne t’inquiète pas, ça lui passera.

La Française resta bouche bée face à l’indifférence de son amie envers son frère. Elle avait compris qu’ils n’étaient pas la fratrie la plus complice qui existe, mais de là à ignorer les problèmes de l’autre…

Face au malaise de sa cadette, Flore reprit la parole, la voix entrecoupée des chocs du marteau sur la planche de bois qu’elle continuait de clouer.

— Ne te méprends pas. Je ne suis pas sans cœur au point de laisser mon abruti de frère seul à l’hôpital s’il était sur le point de mourir. Mais, pour avoir vécu dix-huit ans avec lui, je sais simplement qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter dans le cas présent, voilà tout.

— Que veux-tu dire ?

— Rien de particulier. Tu finiras par t’y habituer, toi aussi.

— Comment ça ? Il était en boule dans la rue ! Je ne peux pas…

— Ça lui passera. Demain, tu verras qu’il aura déjà oublié et que tout sera rentré dans l’ordre. Cet idiot sortira que l’organisation l’a attaqué en traître, recommencera à affirmer que la Terre est plate et que tu es une agente népalaise. Comme à chaque fois.

Flore s’épongea le front d’un revers de la main et se relever pour admirer son œuvre, l’air satisfaite d’elle.

— Bien. Au moins, c’est fait. Ça devrait tenir jusqu’à la fin de la semaine ! Ça m’a ouvert l’appétit, toutes ces bêtises ! On se fait un Ramen, ce soir ?

Le cœur de Violette se serra. Elle voyait bien que, derrière son insouciance apparente, son amie cachait son inquiétude comme elle le pouvait. Pas besoin d’être un génie pour le deviner. Cependant, la scientifique savait également qu’il était inutile de forcer, dans ce genre de situation. Cette histoire la dépassait visiblement, et elle manquait d’éléments pour être certaine de ne pas raviver des douleurs trop pénibles en posant des questions indiscrètes. C’est pourquoi elle se contenta d’accepter l’invitation.

Ainsi, les deux étudiantes passèrent la soirée dans un Izakaya proche de la station de train où elles avaient l’habitude de venir dîner. L’ambiance y était conviviale, le décor à l’ancienne, et, surtout, l’adresse était peu connue des touristes. L’endroit idéal pour se détendre après une longue journée de travail et discuter avec les patrons, un couple de personnes âgées adorables et toujours de bonne humeur. Ils appréciaient beaucoup Violette, car cette dernière leur rappelait leur fille, partie elle aussi à l’étranger pour ses études. De plus, elle était une des rares clientes à ne pas finir saoule, et aidait donc souvent à réparer les dégâts de ses camarades après la fermeture. Il fallait dire que, contrairement à Flore ou Soichiro, elle tenait particulièrement bien l’alcool.

— Du coup, quand est-ce que tu te déclares à Soichiro ? lui demanda la jumelle, en hoquetant à cause du saké qui lui montait à la tête. Tu sais qu’il ne parle que de toi quand tu n’es pas là !

— Très certainement, oui, lui répondit évasivement la blonde, accoudée au comptoir. Moi aussi je parle de lui dans son dos, et pas qu’en bien.

— Mais tu es aveugle, c’est pas possible ! Si tu ne sors pas avec lui, Masamune risque de te le prendre !

Violette Soupira.

— Tu es complètement ivre, ma pauvre. On ferait mieux de rentrer.

Flore éclata de rire tellement bruyamment que les autres clients, à la limite de l’ébriété, se retournèrent vers elle.

— C’est toi qui es bourrée de ne pas voir un truc aussi flagrant ! Je suis certaine que, quand il te demandera en mariage, tu vas juste lui dire que ta thèse ne va pas s’écrire toute seule !

— Le mariage, maintenant ? Qu’est-ce que tu vas chercher…

— Mais tu n’es pas drôle, tu sais ! Je suis sûre que c’est pour ça que tu n’as jamais eu de petit-ami !

— Qui te dit que je n’en ai jamais eu ?

— Parce que madame la Mozart des sciences est sortie avec quelqu’un ? Si c’est vrai, je veux tous les détails !

— Peut-être quand tu seras sobre, et si tu te souviens que je t’ai raconté ça, ce dont je doute.

— Vous êtes vraiment les mêmes, tous les deux.

La scientifique s’excusa auprès des patrons pour le bruit et laissa son amie délirer seule. Elle profita du beau temps de la soirée pour faire un tour sur la plage. En cette fin du mois de novembre, la température était encore propice aux balades nocturnes.

La vue était magnifique. La vaste étendue sombre reflétait comme un miroir les éclairages multicolores des gratte-ciels de la capitale, comme un portail vers un autre monde qui se serait trouvé là, à ses pieds. Quelques bateaux voguaient paisiblement sur les flots calmes et sans remous. Dans le ciel, la pleine Lune, dont la blancheur se fondait dans la neige immaculée, semblait être restée accrochée au sommet du mont Fuji, vénérable montagne veillant sur le pays depuis des temps immémoriaux. Il n’y avait pas un bruit à l’exception du hurlement du vent dans les branches de la forêt et du clapotis de l’eau sur le sable. Dans l’air flottait une agréable odeur de nourriture qui, même si elle sortait de table, faisait saliver d’envie la jeune femme.

Toutefois, son esprit était préoccupé. Assisse sur un des rochers de la grève, Violette repensait aux paroles de Flore. Non pas au sujet de Soichiro — ce n’était qu’un délire, la Française ne le considérait que comme son rival —, mais sur sa vie sentimentale. Tout ce qu’elle savait de l’amour, elle l’avait appris à travers des romans de Balzac ou des pièces de théâtre de Shakespeare. Contrairement à de nombreuses filles de son âge, elle n’avait jamais eu l’occasion de fantasmer sur le capitaine de l’équipe de foot ou le beau ténébreux. Elle avait passé son enfance et son adolescence dans les livres de sciences, coupée du monde, perdue dans son imaginaire parfait.

Même si elle était venue à Rikoukei pour poursuivre ses études, elle espérait au fond d’elle que cette aventure lui permettrait de reprendre pied avec la réalité, loin de tout ce qu’elle avait toujours connu, dans une société en tout point différente avec celle dans laquelle elle avait grandi. Ici, pas d’héritage ni de nom trop lourd à porter. Simplement des camarades de club un peu trop agités et un avenir aux possibilités infinies.

Mais que voulait-elle vraiment ? Dans quel but continuait-elle à étudier la physique ? Désirait-elle devenir chercheuse ? Enseignante ? Ne faisait-elle que satisfaire sa curiosité personnelle ? Elle l’ignorait elle-même. À l’aube de ses seize ans, la jeune scientifique, qui pensait pouvoir enfin voler de ses propres ailes en partant à l’autre bout du monde, avait l’impression d’être plus démunie que jamais face à l’inconnu qui l’attendait au bout du tunnel.

Soudain, Violette sentit la douce texture d’un pull en laine sur ses épaules. Surprise, elle tourna la tête pour se retrouver nez à nez avec Soichiro.

— Ce n’est pas prudent de rester immobile comme ça à l’approche de l’hiver, gamine. Ça serait dommage que tu attrapes un rhume alors que notre thèse n’avance déjà pas.

La Française ne put s’empêcher de sourire devant l’attention que lui portait son ami.

— Si tu es ici, c’est qu’Édouard va mieux, j’imagine ?

— « Je savais que le Népal allait envoyer des agents pour m’éliminer ! Mais essayer de m’empoisonner pour me faire délirer, quelle bassesse ! Ça ne se passera pas comme ça, la prochaine fois, foi d’Édouard Delacour ! », il a dit quand il s’est réveillé à l’hôpital, s’amusa le jeune homme au regard envoûtant.

— Je vois. Alors, comme ça, Flore avait raison. Je suis rassurée, en un sens. Même si ça m’a surpris, cette réaction.

— C’est étonnant, n’est-ce pas ? À ton avis, pourquoi est-ce que j’ai sacrifié l’après-midi d’hier pour lui courir après au lieu de venir travailler sur notre thèse ? Si Édouard est aussi paranoïaque, ce n’est pas parce qu’il est stupide ou qu’il joue à l’idiot. Quelque chose durant son enfance l’a réellement traumatisé. Du moins, c’est ce que Flore m’a révélé, la première fois que c’est arrivé. Du coup, j’essaie de le tenir éloigné de ces histoires, pour son propre bien.

Violette, étonnée, fixa son camarade si longuement que, mal à l’aise, il détourna le regard en s’empourprant légèrement.

— Qu’est-ce qu’il y a ? J’ai une feuille de salade coincée entre les dents ?

— Non… J’étais simplement en train de me dire que tu étais un type bien, en fait, vieux ronchon. Tu as toujours l’air si détaché de la réalité et perdu dans tes formules que je pensais que tu te fichais du monde, mais je me trompais. Tu es plus humain que tu le laisses paraitre.

— Tu parles de toi, là, gamine ?

— Eh ! Je te signale que ce n’est pas moi qui laisse les trois idiots jouer avec du sodium et de l’eau !

— Certes. Mais c’est toi qui te trimbales avec des barres d’uranium dans ton sac et qui les ramènes au labo sans protection.

Exaspérée, Violette se leva d’un bond et jeta son pull à la figure de Soichiro. L’étudiant, surpris par cette réaction, tomba à la renverse dans les broussailles.

— Mais quelle plaie, ce type ! Je t’ai déjà répété cent fois que ce n’était pas ma faute ! Je retire ce que j’ai dit, t’es vraiment le pire !

La Française s’en alla sans se retourner, abandonnant son ami au milieu des ronces. Toutefois, malgré sa colère, elle ne put s’empêcher de pouffer lorsqu’elle fut certaine que Soichiro ne pouvait plus l’entendre.

— Sérieusement, il n’y en a pas un pour rattraper l’autre dans ce club de tarés, s’amusa-t-elle.

Alors que la porte de sa maison était en vue, Violette se figea sur place. Devant l’une de ses fenêtres, cachée à l’ombre d’un buisson, elle discerna la silhouette d’un homme, tout de noir vêtu. Il attendait, accroupi, avec ce qui ressemblait à une matraque dans la main droite.

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