XXVIII. Verre brisé

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  Elle sentait la chaleur d'une main qui pressait la sienne. Les ténèbres l'enveloppaient pourtant, la confortant dans la certitude que l'au-delà n'était qu'une fable inventée pour effrayer les Hommes et bonifier les croyants. Le son de sanglots, sans cesse refoulés, interrompait le rythme d'une respiration régulière. Elle aussi respirait ; elle éprouvait le gonflement indolent de ses propres poumons, ainsi que la douleur saillante qui irradiait sa gorge. Je suis toujours là.

Désormais consciente d'être revenue d'entre les morts, Cyrille ouvrit timidement les yeux. Elle craignait de laisser de nouveau la lumière pénétrer ses pupilles ; elle redoutait surtout de découvrir à son réveil un monde dont Cassandre ne faisait plus partie. Néanmoins, lorsque ses paupières se soulevèrent et qu'elle se fut habituée à la clarté du jour, c'est le visage criblé de larmes de sa bien-aimée que Cyrille aperçut tout d'abord.

– Bon retour parmi nous, l'accueillit la jolie rousse dans une moue de tendresse.

Cyrille voulut articuler, laisser exploser sa joie en un flot de paroles hasardeuses, mais la blessure de sa trachée la retint et seul un gémissement endolori daigna jaillir de sa bouche empâtée. Fautes de pouvoir prononcer quelque mot, elle resserra sa main sur celle de l'être aimé.

– Shhh, souffla Cassandre. Ne force pas sur ta voix, d'accord ? Je suis là. N'en parlons plus.

Fallait-il en conclure qu'elle avait changé d'avis ? Cyrille s'imaginait mal ne plus jamais ramener le sujet sur le tapis, faire comme si de rien n'était et se contenter d'être heureuse. Elle désirait savoir par quel enchantement Cassandre était réapparue auprès d'elle ; elle redoutait qu'elle l'abandonnât de nouveau. Ainsi, elle se racla la gorge dans un effort considérable.

– Tu es revenue... pour moi ?

– Bien sûr. J'ai négocié avec un dieu des Enfers, je t'ai tirée hors de l'abîme et j'ai bien fait attention de ne pas me retourner.

– Ah bon ?

Cassandre laissa échapper un rire amusé, sans trop savoir s'il fallait imputer cette naïveté à l'épuisement ou si Cyrille avait toujours été quelque peu crédule.

– Non, évidemment. Je m'en allais quand j'ai croisé Paul et Alix au bout de la rue. J'ai eu une petite discussion avec ton cousin, et j'ai réalisé que j'avais été vraiment injuste envers toi. J'allais te laisser payer pour mes erreurs au lieu de les réparer, comme tu t'efforces de le faire. Alors j'ai fait demi-tour. Et c'est en rentrant à l'auberge avec Paul qu'on a trouvé la petite, paniquée. Elle disait que tu étais morte...

– J'étais morte ?

– T'es pas passée loin. Heureusement que Paul se souvenait des gestes de premiers secours...

Les yeux de Cyrille roulèrent lentement pour inspecter les alentours. Elles se trouvaient dans sa chambre, la numéro 101. Elle était étendue sur le lit et on avait rabattu les couvertures sur son buste pour la tenir au chaud ; Cassandre veillait sur elle depuis un fauteuil poussé jusqu'à son chevet.

– Et Alix ? s'inquiéta-t-elle, anticipant déjà sur les reproches dont elle écoperait.

– Rien de trop grave. Elle a eu peur pour toi, mais elle est rassurée. Paul et moi, on a préféré lui dire que c'était un accident. Toi aussi, tu devrais t'en tenir à cette version-là.

Cyrille y consentit d'un simple clignement d'yeux. Ils avaient été sages d'épargner à l'enfant l'idée que sa mère pût vouloir mettre fin à ses jours ; qu'elle la négligeât suffisamment pour se risquer à essayer.

Voyant que sa compagne reprenait des couleurs, Cassandre se glissa sous les draps à ses côtés et colla sa joue tout contre la sienne. Elle leva alors le bras en avant et tendit les doigts de sorte que toutes deux pussent admirer la bague enfilée à son annulaire gauche.

– Tu la portes, finalement ?

– Je l'aime beaucoup. Ça aurait été vraiment dommage de ne pas l'accepter.

Elle tourna vivement la tête vers la convalescente et déposa sur le bord de ses lèvres un baiser furtif. Puis, le sourire de la jolie rousse se tordit dans un gloussement nerveux.

– Quand même, avaler la bague ! Mais à quoi tu pensais ?

– À toi. Je ne pensais qu'à toi, comme les huit dernières années.

– Tu ne devrais pas...

Avant qu'elle n'achevât sa phrase, la langue de Cassandre fut prise d'assaut par celle de Cyrille.

– Je sais, déclara cette dernière en écartant sa bouche humide du visage de sa belle. À partir de maintenant, je penserai aussi à moi. On ne sera pas toujours d'accord, il y aura des compromis. Mais je ne céderai plus à tous tes caprices. Et si on se prend la tête, au moins, on le fera avec honnêteté. Plus de secrets.

– Plus de secrets, acquiesça Cassandre.

Incapables de dire de vive voix leurs sentiments, tant les mots dernièrement avait croulé sous la maladresse ou la déception, elles s'abandonnèrent en silence l'une à l'autre. Les corps s'étreignaient dans une ferveur millénaire, rehaussée par une confiance toute neuve. La main de Cassandre courrait de nouveau sur le crâne de Cyrille, non plus pour la soumettre mais pour atteindre tendrement le cuir chevelu sensible de sa nuque et faire naître sur ses lèvres un sourire béat, aussitôt embrassé dans un élan fougueux. Leurs bouches se cherchaient, s'esquivaient facétieusement puis s'effleuraient sans céder à l'envie de s'unir dans un baiser brûlant. Non pas qu'une quelconque pudeur les retint. A contrario, c'est de connivence qu'elles s'évertuaient à réprimer leurs ardeurs afin d'en décupler la passion.

Lorsque Cassandre ne sut plus s'empêcher de gémir sans raison apparente, la main de Cyrille se faufila sous son chemisier pour gagner sa poitrine et cueillir la pointe de son sein, déjà durcie par le plaisir. À chaque palpation répondaient les tambours battants du cœur qui s'emballait sous ses flancs en sueur, et une respiration appesantie par l'envie. Lovée au creux de ses bras, la jolie rousse lui rendait ses caresses ; lesquelles cédèrent bientôt la place à quelques morsures sensuelles, affectueusement infligées à ses tétons roidis.

Engaillardie par la volupté de telles gâteries, Cyrille se fraya du bout des doigts un passage jusqu'à l'entrecuisse de sa partenaire, brisant non sans peine le sceau sacré de sa braguette. Tandis qu'elle replongeait sereinement dans la tiédeur spongieuse de l'élue de son cœur, il semblait à la jeune femme que toute l'effervescence de ce corps adoré se répandait en elle, comme la chaleur lénifiante d'une source thermale. Seules les stridulations lascives de Cassandre lui rappelaient que sa main immergée n’œuvrait pas uniquement pour son propre plaisir.

Les deux femmes étaient étendues sur le lit, leurs doigts entremêlés. Elles ne disaient mot, ni ne se regardaient : Cassandre contemplait le plafond maculé de taches mystérieuses tandis que Cyrille gardait paisiblement les yeux clos. Leur présence mutuelle et la douce atmosphère qui baignait la chambre suffisaient à attester de leurs dispositions respectives.

Cyrille effleura du pouce le dos de la main de la nymphe dénudée qui se délassait auprès d'elle. Elle l'interrogea alors :

– Si je devais exaucer un seul de tes caprices, avant de me réserver le droit de te refuser ce qui me déplaira, qu'est-ce que tu exigerais de moi ?

Cassandre pivota légèrement, de sorte que le bout busqué de son nez percutât la joue creuse de son amante.

– C'est simple, sourit-elle. Je te demanderais quelque chose que je n'ai même pas osé entreprendre sans ton consentement.

L'idée que la belle eût pu jusqu'alors renoncer à assouvir quelque lubie éveilla aussitôt la curiosité de Cyrille.

– Je peux savoir de quoi il s'agit ?

En tournant la tête et en ouvrant les yeux, elle découvrit les pommettes rougies de Cassandre dont le regard vicieux ne suffisait à toutefois à abolir la gène.

– Même rien qu'une fois, j'aimerais... pouvoir te toucher comme toi tu me touches.

Cyrille renversa, désinvolte, sa tête sur l'oreiller. Elle avait toujours farouchement refusé de laisser ses conquêtes prendre possession de son intimité. Néanmoins, celle en présence de qui elle se trouvait en cet instant n'avait rien d'une aventure passagère ; il s'agissait bel et bien de la femme avec qui elle désirait passer le restant de ses jours, celle qu'elle avait pieusement attendue, jusqu'à ne plus même oser espérer leur rencontre. Si quelqu'un ici-bas devait pénétrer le seuil occulte de son antre secret, ce ne pouvait être que Cassandre.

Après avoir accordé quelques secondes de réflexion à l'éventualité que la belle pût fouler le bassin, chaste depuis des lustres, de sa fertilité, Cyrille opina :

– D'accord, je veux bien que toi, tu me touches où ça te chante. Mais d'abord, enlève la bague. Je ne tiens pas à ce qu'elle aille se coincer dans un autre orifice...

Cassandre pouffa, hilare en imaginant pouvoir égarer le précieux bijou dans les entrailles de son amante. Elle ôta toutefois l'anneau avant de glisser voluptueusement la main le long de la jambe fébrile de sa chère et tendre. Cyrille souffla avec émoi.

– Bon. Va-y doucement.

– Je suis la douceur incarnée !

Cassandre mentait. Elle avait la dextérité d'un pied de biche. Cyrille hurla de douleur ; persuadée qu'on venait de lui perforer les entrailles. Alors que sa compagne se confondait en excuses et entreprenait de rebrousser chemin hors des muqueuses meurtries, elle lui empoigna l'avant-bras et l'enjoignit sans un mot de s'aventurer plus en avant dans l'étroit renfoncement de son bas-ventre. Ainsi, Cassandre persista, confusément assaillie tantôt par la jouissance qui l'emplissait chaque fois qu'elle parvenait à arracher à sa partenaire quelque soupir libidineux, autant que par un embarras tel qu'elle n'en avait éprouvé depuis les lointaines déconvenues de ses premiers ébats.

L'aérocardiogramme de Cyrille déraillait en plein vol. Le cockpit branlant piquait du nez, sans arrêt. En son for intérieur, elle tirait de toutes ses forces sur le manche pour redresser l'appareil, et la tête de l'avion oscillait – poussées d'adrénaline – entre le septième ciel et le profond vertige du crash qui menaçait.

D'épaisses nuées laiteuses avaient envahi l'horizon de ces cieux intestins. En fendant les stries blanches, la verrière se couvrait de dépôts englués. Au loin, l'azur immaculé entamait de virer, passant par la teinte glauque d'un vilain hématome, au rouge incisif d'une lésion coulante. Dès lors, un craquement retentit – un écho surgi du fond de ses boyaux – et de voraces fissures se mirent à grignoter les vitres. Soudain, le cockpit vola en éclats et les fragments de l'avion ainsi aspirés libérèrent dans tout son être leur onde enflammée. Le sang de Cyrille pétillait dans ses veines, ses membres vibraient convulsivement, de même que ses cordes vocales qui, contre son gré, jouaient des notes qu'elle glapissait les unes après les autres, crescendo, jusqu'à l’apothéose. Ultime plainte torturée.

En observant la grimace douloureuse qui tordait le visage de son amante, Cassandre sentit ses viscères se serrer ; angoissée de l'avoir affublée d'une énième blessure. Pourtant, un singulier sentiment d'accomplissement l'emportait lorsqu'elle dégagea sa main courbaturée de la tranchée d'où suintait sans répit un fluide orgasmique.

– Merde. Maintenant c'est moi qui ne vais plus oser te regarder en face...

– Arrête de ruminer, va. Je ne t'ai pas non plus facilité la tâche.

Tandis qu'elle remuait le poignet pour en chasser les crampes, Cyrille lui embrassa joyeusement la joue. Cassandre l'interrogea du regard.

– Tu sais, dit-elle, ça me va, si tu veux recommencer, de temps en temps.

– Tu en es sûre ?

– Je t'aime, Cassie.

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