IV. Champagne

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– De la soupe de châtaignes, tu dis ? Oui, je suppose que je peux te dégoter ça.

Cyrille rajusta avec pudeur le col de sa robe de chambre. Elle sondait discrètement l'attitude de Cassandre, ses faits et gestes, la moindre émotion au fond de ses yeux. Elle cherchait en la présente femme la jeune fille dont elle avait été amoureuse, dix ans auparavant.

Cassandre avait changé. L'once de crainte qui jadis flottait dans ses yeux pâles n'était plus. Son regard, quoiqu'il ne débordât d'aucune émotion particulière, n'avait rien du vide profond que l'on croirait déceler dans les pupilles d'une amnésique. Bien au contraire, l'intensité avec laquelle ses iris clairs jaugeaient Cyrille irradiait la pièce d'une sorte de courant électrique. Il aurait suffi qu'une goutte d'eau fuît du plafond pour que toutes deux subissent instantanément une décharge fatale.

Cyrille aussi avait grandi. Elle n'avait plus rien de l'adolescente impressionnable qui peinait à dissimuler ses intentions, même lorsque l'enjeu était aussi dérisoire qu'une partie de cartes. Elle refusait de perdre pied devant Cassandre, pas après avoir tant espéré le jour de leurs retrouvailles.

Elle attrapa une pince, releva ses longs cheveux et se pencha sur le mini-bar pour en ouvrir la porte. Suite à son éprouvante sieste, Cyrille avait eu l'envie de noyer son chagrin dans la boisson. Désormais, d'autres possibles alcoolisés se présentaient à elle.

– J'allais boire un verre, toute seule. Tu veux te joindre à moi ? J'imagine qu'on devrait sabrer le champagne, histoire de fêter ça.

– Alors, on se connaît ? demanda Cassandre.

– Cyrille, ça te dit quelque chose ?

– Depuis mon accident, j'ai perdu la mémoire.

– Ton accident... Oui, on me l'avait dit. Il paraît que ça revient, parfois. Je pensais que, peut-être...

Elle se tût, consciente de remuer le couteau dans la plaie.

– On se connaissait bien ? insista Cassandre.

– Pas vraiment. On a été à la même école.

Cyrille avait beau conserver une totale maîtrise d'elle-même, Cassandre sentait qu'elles partageaient un lien profond. Elle ne pouvait évidement présager de la nature de leur relation, mais l'instinct lui soufflait que côtoyer Cyrille permettrait d'éclairer les événements troubles de son passé. En outre, une potentielle amitié avec une personne de son âge lui parut de loin plus tolérable qu'un régime de châtaignes prolongé.

– Pourquoi pas, céda-t-elle. Trinquons ! Au bon vieux temps !

– Bon... C'était une autre époque. Meilleure ? Sans doute pas.

Cassandre posa le drap sale sur un guéridon. Elle l'avait gardé dans les bras jusqu'alors sans oser le retourner à sa propriétaire. Elle prit place dans l'un des deux fauteuils qui meublaient un coin de la pièce tandis que Cyrille décrochait une fine épée du mur. Quel ne fut pas l'étonnement de Cassandre en constatant que son hôte ne plaisantait pas en parlant de sabrer le champagne.

À l'instant où sa lame fendait le col de la bouteille, Cyrille tranchait d'abord les tiges invasives du passé : autant de ronces saillantes dont les épines campaient chaque petit bonheur naissant avant qu'il n'eût achevé de gonfler.

Le bouchon sauta en emportant la bague et la fusée de liège éclaboussa la tapisserie d'un violent jet mousseux. Cassandre laissa échapper un rire. En lui tendant sa coupe pleine, Cyrille fut frappée par l'éclat de son sourire, plus large qu'autrefois. Ses fines lèvres, alors entrouvertes, laissaient deviner le brillant des dents en or et le muscle rose de sa langue. À leur vue, la jeune femme négligée roula des yeux, croyant ainsi refouler ses désirs impropres. Pourtant, alors qu'elle se détachait de la bouche désirable de Cassandre, la vue d'ensemble qu'elle acquit lui rappela que chaque parcelle de son être éveillait en elle une semblable passion. Elle brûlait d'envie d'enfouir son visage dans sa chevelure de braise pour en humer la fragrance ; de plonger en apnée, le souffle suspendu, dans le puits abyssal de ses yeux ; de retracer du bout du nez les ailes busquées du sien ; de raviver d'un baiser chacune des taches de rousseur qui constellaient ses joues ; de suçoter son cou de porcelaine jusqu'à y peindre du bout de la langue quelque motif vermeil ; d'arracher sa chemise pour presser de toutes ses forces ses petits seins ou se jeter à corps perdu dans les tréfonds de son bassin.

Les jambes frêles de Cassandre s'effleuraient dessous sa jupe et Cyrille sentit qu'elle ne pourrait contenir ses ardeurs sans le soutien précieux de l'ivresse pétillante. Elle avala d'une traite le contenu de sa coupe et, aussitôt, s'en offrit une seconde.

Alors qu'elle sirotait le breuvage d'un cinquième verre et que la silhouette tant convoitée de Cassandre se métamorphosait progressivement en un adorable kaléidoscope, Cyrille, rendue fébrile par l'ébriété, atteignit soudain une conscience aiguë de son corps, complètement nu sous la soierie légère de sa robe de chambre. L'embarras transmua d'emblée en une hilarité nerveuse.

– Quelle histoire ! Si j'avais su que tu toquerais à ma porte, je n'aurais pas ouvert dans cette tenue ! Paul aurait pu me prévenir...

– On ne se connaissait pas très bien, tu dis ?

– Pas tant que ça. Disons qu'on s'est vite perdues de vue.

L'alcool déliait sa langue juste suffisamment pour ne pas trop en dire.

– Pourquoi ?

– Nos familles... Ça ne collait pas.

– Paul, c'est ton mari ?

– Non.

– C'est le père d'Alix ?

– Non, c'est mon cousin.

– Mais Alix est ta fille ?

– S'il y avait eu autre chose que des cintres en plastique à la maison, ça ne serait pas le cas.

Le commun eût été choqué de pareils propos. Cassandre, bien sûr, saisit l'allusion, mais elle ne put blâmer la jeune mère pour n'être capable d'endosser un rôle qu'elle-même n'aurait pour rien au monde voulu tenir.

– Où est son père ?

– Il n'existe pas. Pas de père, pas de mère non plus d'ailleurs. Seulement deux géniteurs qui ont merdé, une seule fois. Ce mec... J'essayais juste d'être comme tout le monde, au fond. Et quand je l'ai dit à ma mère, tout ce que je voulais, c'était qu'on me fasse avorter. Mais on a rarement ce qu'on veut dans la vie.

Cassandre éprouvait une compassion sincère pour cette vieille mé-connaissance à nouveau rencontrée. Elle se demanda si elle avait nourri pour elle la même sympathie, par le passé. Elle s'interrogea même sur les raisons de cette empathie puisque, à dire vrai, la dénommée Cyrille manquait cruellement de manières et d'aménité.

Dans un élan éméché, elle reposa brutalement sa coupe vide sur la table et se leva.

– J'ai envie de prendre l'air. Tu m'accompagnes ?

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