I. Châtaignes

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 Une bourrasque froide balaya le plancher du sous-bois, envoyant voler les feuilles racornies le long du sentier. Lorsque la nuée rougeâtre de cadavres végétaux se faufila entre les jambes de Cassandre, sa botte accrocha une lame morte au passage. Les nervures de la limbe craquèrent sous son talon, comme un petit squelette soudain tout en poussière.

La jeune femme baissa la tête, le nez fourré dans son écharpe. À l'abri dans le haut col de son manteau, ses lèvres esquissèrent un sourire.

– C'était ici. C'était il y a huit ans... L'odeur...

L'odeur n'était plus la même, plus tout à fait. Mais le vent sec charriait toujours cet arôme particulier : l'exhalaison glaçante des châtaigniers. Elle inspira profondément puis, tout aussitôt, se racla la gorge pour chasser le goût âpre du marron tiède. Depuis l'accident, Cassandre n'avait plus toute sa tête. Pas encore toute sa tête, aimait-elle à penser. Des souvenirs flous refaisaient sans cesse surface, par vagues. Ils repartaient à l'instant même, ne laissant derrière eux que l'écume poisseuse d'un passé nébuleux.


Les châtaignes, Cassandre les avait en horreur. Leur goût, leur parfum, leur simple vue même, faisaient naître dans sa gorge un relent imparable. Durant toute la brève fin de son adolescence, elle s'était dit qu'elle n'aimait pas les châtaignes, comme d'autres ne digèrent pas le lait ou ne peuvent déglutir leur chou de Bruxelles sous peine de l'expulser dans la seconde. Il n'y a rien de bien surprenant à avoir une bête noire – un aliment noir : un mets devant lequel notre glotte fait résolument barrage, indépendamment de notre volonté même. À la seule pensée que la substance pourrait entrer en contact avec notre langue, nos papilles frémissent d'horreur et d'instinct l’œsophage simule le vomissement afin de se purger du poison imaginaire, comme un félin sort les griffes dès qu'il soupçonne le danger.

Pourtant, peu à peu, sa mémoire avait commencé à se manifester, par à-coups, frénétiquement. Cassandre avait dans l'idée que, quelque part dans ses méninges, son être passé la suppliait de se remémorer un événement essentiel. Si cet événement venait à sombrer définitivement dans l'oubli, elle avait le sentiment qu'elle n'y survivrait pas. Fait-on seulement autre chose que survivre, lorsque l'on vit chaque jour avec la pesante sensation qu'une partie de nous-même nous a été dérobée en chemin ? Cassandre le savait : elle n'existerait plus, plus vraiment, si elle ne parvenait pas à démêler les méandres de son passé amnésique.

Les châtaignes, Cassandre sentait qu'elles étaient la clé de ce fragment manquant. Alors, elle avait résolu de se forcer. Elle avait ingurgité des sachets de marrons grillés, avalé des litres de soupe, afin de rendre les étincelles de sa mémoire plus vives et plus tenaces. À force de flashs, comme des tableaux peints de plus en plus distinctement par son esprit, elle avait retrouvé ce lieu, ce sous-bois où à l'automne la clarté du jour ne pénétrait que timidement. Ici, il s'était produit quelque chose. Quoi ? Cela demeurait un mystère.


La jeune femme se baissa et ramassa un fruit sec. Du bout des gants, elle écarta la bogue piquante. Alors, le parfum se fit plus intense et le vent sec sembla souffler avec lui les effluves d'une douleur refoulée. La puanteur prégnante de la châtaigne contre son visage. Son visage dans la terre grasse. Le bruit d'une marée de feuilles secouée autour d'elle par une houle de coups. Les rires moqueurs. Le cuir d'une semelle dans les dents. L'humidité boueuse sur ses cuisses dénudées. Ses cheveux tirés en arrière. À nouveau le visage enfoui dans la terre, éraflé par les enveloppes épineuses des châtaignes. Une plainte stridente. Un ultime coup en plein crâne. Tout cela était réel, ou du moins l'avait été. À l'endroit précis du supplice, chacun de ses membres fracassés se souvenait avec une terrifiante exactitude. Pourtant, les visages de ses bourreaux restaient brouillés à son esprit et la chronologie de cette longue journée d'automne n'était qu'une trame vide.


Cassandre soupira et, après avoir enfoui une poignée de châtaignes dans chacune des profondes poches de son manteau, elle reprit sa pénible promenade, le visage à demi drapé dans la chaleur réconfortante de son écharpe. Sa silhouette s'évanouit dans les bois de plus en plus épais, en quête de l'adolescente qui en elle s'était évaporée.

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