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Fusillé?

Jérôme posa sa main sur les épaules de sa femme.

— Croyez bien que nous sommes désolés, reconnut le maire. Les recherches effectuées sur le corps du soldat révèlent bien ce que je viens de vous annoncer. Un des archéologues a observé une perforation à l’arrière du crâne, provoquée vraisemblablement par une balle tirée dans la nuque, qui est ressortie à l’avant du visage en emportant une partie de l’os. Tenez, voici pour preuve le procès-verbal de la découverte.

Isabelle saisit le document avec stupeur; elle n’était cependant guère étonnée de voir la Grande Guerre ressurgir car dans l’Aisne, des découvertes semblables étaient courantes.

— Des boutons d’uniforme ont été retrouvés près du corps, des souliers en cuir également, ainsi qu’une boucle de ceinturon, précisa le gendarme présent.

— Avait-il des effets personnels? s’enquit Jérôme.

— Outre les affaires militaires, intervint à son tour un délégué des anciens combattants, les archéologues nous ont parlé d’un portefeuille en cuir avec quelques pièces et d’un couteau dont le manche en bois porte deux mots gravés, À Suzanne.

Les époux se regardèrent, troublés.

— Suzanne était le prénom de ma grand-mère, affirma enfin Isabelle.

Un fusillé dans la famille? Ce n’était pas l’héritage dont celle-ci pouvait rêver, même après un siècle et malgré les réhabilitations connues.

Les visiteurs quittèrent la maisonnée.

— Je ne peux pas lui dire ça! paniquait Isabelle. Avec son infarctus?

— Détends-toi, ajouta son mari. Il devra pourtant savoir...

Charles descendit de sa chambre.

— Qu’as-tu ma fille? demanda le vieillard.

Il posa lentement sa canne sur un fauteuil avant de la rejoindre; Jérôme les laissa seuls.

— Papa, commença Isabelle, un événement s’est produit. Vincent Augain vient d’être exhumé par des archéologues lors de fouilles. Le maire, un gendarme et un membre des Anciens Combattants sont venus cet après-midi nous faire part de cette nouvelle.

Charles resta figé.

— Ils pensent qu’il a été fusillé, ajouta Isabelle. Tu le savais?

Toute sa vie, Charles avait attendu son père; il s’était toujours demandé s’il n’avait pas disparu. Était-il parti en Allemagne comme prisonnier? Avait-il perdu la raison comme tant d’autres? Longtemps après la mort de Suzanne, il n’avait cessé de l’imaginer. Quel homme était-il? Pourquoi sa mère l’avait-elle aimé?

— Elle paraissait toujours triste quand j’essayais de lui parler de lui. J’ai fini par ne plus poser de questions. Quand elle s’est remariée, il ne me restait plus que ce portrait en tenue de soldat qu’elle cachait parmi ses affaires. Avant de mourir, elle m’a donné tout ce qu’il lui restait de lui, sa médaille militaire, son anneau de mariage... Elle regrettait infiniment d’avoir jeté ses lettres pour essayer de l’oublier. Pourtant, même sur son lit de défunte, elle n’y était pas parvenue.

Le procès-verbal déclarait, qu’en vertu de la législation, l’exhumation du corps de Vincent révélait bien son identité et la nature des restes mortels découverts; l’un des archéologues témoins de la scène avait signé le document officiel confirmant que le défunt et son mobilier avaient enfin été placés dans un cercueil numéroté et conservé provisoirement par les autorités.

— Il a été transporté à la gendarmerie, précisa Isabelle.

— Demain, j’irai le voir! affirma Charles.

— Nous irons tous.

Le vieillard dut attendre plusieurs jours avant de voir les restes de son père exhumés par les archéologues. Ce matin-là, il repartit lentement avec une forte émotion sur le visage, sans parvenir à chasser l’image funeste. Comment croire que le squelette découvert sous ses yeux fut le corps d’un homme de chair, son propre père, sans l’avoir connu? Le soir même, il écrivit la nouvelle à son unique sœur. Retraitée comme lui, elle vivait à une centaine de kilomètres. Tous deux n’avaient jamais réellement réussi à se comprendre. Armelle, de quatre ans sa cadette après le second mariage de Suzanne, avait surpris un soir l’une des nombreuses disputes qu’il avait eues avec son beau-père. Charles avait fugué durant plusieurs jours sous l’emprise de la colère. Son absence avait profondément inquiété sa mère. Chez un ami qui avait promis de garder le secret, le fugueur avait pris lui-même la peine d’écrire. L’aventure avait été plutôt heureuse. Après plusieurs semaines d’errance, le garçon avait téléphoné à sa mère dont la voix avait résonné dans la nuit. C’était le soulagement d’une femme très éprouvée qui s’élevait. Charles ne lui avait jamais pardonné d’avoir épousé un autre homme que son père, d’autant plus qu’il le détestait.

— Je te rappellerai quand IL ne sera pas là, avait-il affirmé avant de raccrocher.

A l’autre bout du fil, l’adolescent avait ignoré les soupirs de sa mère.

— C’est elle sur la photo? demanda Ludivine.

— Oui, répondit Charles d’une voix douce, sur le ton de la confidence, en regardant attentivement l’image sépia. Elle devait avoir perdu mon père. Je ne me souviens pas de la voir endeuillée. Quand elle s’est remariée, j’étais encore un gosse.

Toujours, l’histoire de ses parents échappait à Charles qui essayait de la lire sur les photographies dont il avait modestement hérité.

— Regarde Pépé! l'interpella Guillaume. C’est sûrement sa maison.

— Ma grand-tante m’a raconté qu’elles avaient dû être évacuées vers un village à quelques kilomètres à l’arrière. Notre commune avait été reconstruite après l’Armistice, grâce au parrainage d’une autre ville située loin du front. La guerre avait sans doute écœuré ma mère de lui avoir volé son amant...

Douze hommes s'étaient postés face à lui, armés d’un fusil. Ils tirèrent; Vincent tomba, mort.

Brusquement, Charles eut le souvenir vivace d’une exécution sommaire à laquelle lui-même avait assisté depuis la porte de son baraquement au stalag VI-D. Depuis le perron de ce qui n’avait jamais été qu’une cabane délabrée, un rassemblement d’hommes l’avaient alerté. Le soleil se levait à peine et d’ordinaire, les travaux du camp de Dortmund n’occupaient personne avant que de vils individus viennent réveiller les captifs à coups de botte. Charles ne parvenait pas à oublier les fortes détonations qui l’avaient saisi. Au loin, dans un recoin isolé, il avait vu tomber un homme, les yeux bandés et les mains attachées dans le dos, puis le bruit des fusils se mettant au repos. Charles avait porté les armes à vingt-deux ans contre les Allemands, ennemis héréditaires, lorsque la Grande Guerre eut sa revanche. Offensives, défensives, neuf mois de guerre suffirent à le transformer. Un homme n’est plus un homme après avoir tué. Malgré le temps écoulé depuis 1918 et les désastres occasionnés, la haine des peuples ne s’était point tarie. Par un mystère, Charles fut fait prisonnier en juin 1940. Interné à Dortmund, au nord de Cologne, le soldat avait d’abord dormi sur de la paille. Après un rapport de la Croix-Rouge, il fut installé avec ses camarades dans un vélodrome dont le toit de verre était brisé par endroits. Sur son lit de copeaux de bois, il se mit à dessiner ses pairs pour passer le temps. Certains captifs tentèrent l’évasion, en vain.

Cinq années de souffrance en firent des loques humaines, à peine distinguables des vagabonds.

Non chauffées malgré le froid hivernal, des baraques furent construites à leur intention, au gré des rapports d’inspection effectués par des instances soucieuses du respect des conventions internationales que les Allemands bafouaient sournoisement. Charles souffrit de multiples maux, sans gravité; d’autres prisonniers trouvèrent la mort. A plusieurs reprises, des raids aériens menés par les Alliés bombardèrent le camp, mais les captifs ne purent s’abriter dans les souterrains de la ville, condamnés à rester sous les décombres de leur pitoyable tombeau. Un autre stalag accueillit les survivants jusqu’à ce qu’enfin, ils puissent revoir leur cher pays.

Charles ne rentra chez lui que cinq ans plus tard, amaigri et fatigué. Il ne reconnut pas son épouse, elle non plus; ils divorcèrent.

Les combats dans l’Aisne paraissaient si accessibles avec leurs traces laissées dans le sol que Charles n’avait jamais cherché à se renseigner sur une Allemagne lointaine, figurée par de ténébreux wagons qui l’y avaient emprisonné. Arpenter le sol picard à la recherche de marques susceptibles de l’éclairer sur Vincent n’étaient en réalité que des prétextes pour fuir son propre passé; sa collection l’avait leurré, malgré lui. Ne s'était-il approché de l'absent tout en oubliant sa propre guerre? Il lui semblait davantage possible d’évoquer celle qu’il n’avait pas faite. Quelquefois, un prénommé Philippe le joignait au téléphone. De ses promenades en solitaire dans la forêt avoisinante, il revenait parfois l’air guilleret, comme satisfait de lui-même. Personne n’osait lui demander ce qui le rendait aussi joyeux.

Charles avait autrefois trouvé le bonheur avec Marthe et leur fille unique.

Pour la faire rire, comme il aimait se complaire en grimaces de tous genres, Charles bougeait adroitement son oreille et sa moustache. Isabelle éprouvait beaucoup de peine à rester sérieuse; les facéties de son père la faisaient bien vite sourire. Elle se rappelait encore les clowneries qui l’amusaient tant autrefois, lorsqu’elle était encore une fillette. Derrière la maison aux briques rouges qu’elle n'habitait plus, Charles n’avait jamais été en panne d’inspiration pour occuper ses petits-enfants. Bien qu’il eût toujours des barres de chocolat cachées dans un placard secret, Ludivine préférait la compagnie de sa grand-mère qui savait la gâter de pâtisseries; Guillaume, lui, suivait son aïeul dans la cabane du jardin qui abritait des fabrications farfelues. Le jeune homme lui ressemblait énormément: il avait hérité de ses cheveux blonds et de ses yeux bleus. Son père étant régulièrement parti sur les routes, Guillaume était souvent le seul homme au foyer. Jamais le vieillard ne chercha à s’immiscer dans la vie de sa fille et de son gendre et se tenait toujours prêt à donner un coup de main. Il apprit même à son petit-fils à jouer aux échecs. De longues soirées et des après-midis pluvieux virent se déplacer sur les cases noires et blanches de l’échiquier en bois des pions hauts comme son pouce. Charles savait s’amuser de tout. Il avait le plaisir des mots et le sens de la réplique, ce qui rendait les repas hautement intéressants. Ludivine fut ravie de constater qu’en plus de l’aider à ses devoirs, celui-ci venait la chercher tous les midis à l’école pour déjeuner. Le menu était généralement composé de pâtes, de riz ou de pommes de terre, frites ou cuites à la vapeur de l’eau du puits qui arrivait directement à la cuisine par un robinet que Jérôme avait installé. Tout ce que le grand-père préparait ravissait la fillette; en vérité, il ne pouvait faire autrement que la chérir: il savait gâter les plus jeunes en sa compagnie. Des premières lueurs du jour jusqu’au crépuscule, malgré le froid, l’octogénaire fuyait pourtant la promiscuité de sa nouvelle demeure : il n’appréciait guère rester entre quatre murs. Toujours vêtu de sa salopette bleue, il semblait constamment occupé, flânant dans le jardin de ses hôtes. Isabelle le surprenait à labourer le potager, à arracher les herbes malvenues parmi les plantations ou en train de réparer un vélo laissé à l’abandon au garage. Charles était un éternel invité dans la maison de sa fille. Sa chambre donnait sur le même palier que celle de Guillaume. Les premiers temps de son installation, il se déplaça une fois pour dire à son petit-fils de baisser un peu, si cela ne le dérangeait pas, le son de sa musique. Dès lors, le mélomane veilla toujours à ne pas importuner Charles qui prenait souvent plaisir à écouter du rock, du jazz ou de la musique classique à travers la fine cloison; les goûts du jeune homme l’amusaient.

Son histoire tint en quelques lignes.

— Bonsoir, monsieur! Vous êtes Charles Montciet, je présume? Romain Lourens pour le journal Aisne matin. C’est bien aimable à vous de me recevoir!

Cet homme voulait tout savoir sur la découverte inopinée du corps de Vincent; heureusement, il ne savait rien de son exécution et ne posa pas de question sur ce sujet. La trentaine assurée, le journaliste affichait un calme confiant. Sa barbe était rasée de près et ses yeux bruns formaient avec sa courte chevelure un visage respectable. Le regard ému, il s'intéressa aux images étalées sur la table basse près de la cheminée lorsqu'Isabelle apporta thé, café et chocolat chauds sur un plateau débordant de tasses. Ludivine préparait une audition de violoncelle et Guillaume était au téléphone avec l’un de ses amis.

— Vous trouvez que c’est important que les enfants participent au devoir de mémoire? lui avait enfin demandé l'inconnu.

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