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Les cheveux aux allures de blés de juillet animés sous le souffle du vent, Guillaume avait atteint l’âge où les adolescents sont considérés comme des hommes. Depuis longtemps, sa mère devait lever les yeux vers les siens; à seize ans, il dépassait son père. Après son baccalauréat, il était entré dans le monde du travail, bénéficiant d’un contrat professionnalisé en alternance dans un secteur prometteur. Il reçut ainsi son premier salaire. Dans le salon de ses parents, à la fin de ses journées de travail, un piano attendait la rituelle caresse de ses doigts fins et délicats. Il choisissait toujours le moment où les siens avaient déserté le foyer pour emplir la maisonnée des notes de partitions héritées ou originales; il aimait improviser et donnait tout son corps à la musique. Son cœur était libre. Sa chambre affichait ses goûts entre rock et jazz; sur ses étagères, des flacons de parfum se disputaient la place avec des icônes de cinéma; les dessins enfantins de sa cadette avaient droit à un pan de mur, entre son bureau encombré de classeurs de cours et sa vitrine de collection où trônaient fièrement des véhicules d’urgence teintés de rouge. Enfant, Guillaume se passionna pour les récits chevaleresques et la mécanique des trains; les soldats de plomb n’avaient jamais eu sa préférence, bien qu’il en ait reçu en cadeau: tout véhicule exerçait sur lui une attirance indéfectible. Lorsqu’entré dans l’adolescence, il avait refermé la porte de ses années d’insouciance, Ludivine, de neuf ans sa benjamine, vint prolonger ce temps merveilleux, laissant l’enfance entrebâillée. Les parcs de jeux accueillirent de nouveau avec joie l’aîné; seuls les manèges boudaient ses grandes jambes à l’étroit. Depuis combien de temps s’était-il mis à consommer du tabac? Pourquoi s’était-il senti poussé à noircir ses poumons? Sans doute victime d’un mimétisme adolescent, il avait allumé, puis porté une cigarette à sa bouche, suffocant la première fois, puis prenant lentement l’habitude de respirer la nicotine qui envahissait en terrain conquis les espaces invisibles de son corps; ses parents l’avaient laissé faire, impuissants. Le jeune homme n’avait pas eu conscience, hélas, des amères conséquences de son geste, mais il avait fini par le trouver naturel, presque évident. Etrangement, il aimait ces moments où, humant la fumée qui s’échappait de son mégot, il observait des nuages se former devant ses yeux, puis disparaître dans l’air. Quand il vit son grand-père rentrer un matin de sa promenade quotidienne, marchant d’un pas lent et soutenu par une canne de bois sculpté, Guillaume écrasa rapidement sa cigarette sur les gravillons.

— Bonjour, Pépé!

— Ah, c’est toi petit? Tiens, viens voir par là.

Intrigué, le jeune homme suivit Charles jusqu’au garage. Dans un coin sous l’escalier, le grand-père sortit une grande malle en fer rouillée, cachée derrière une lourde commode qu’il avait eu peine à dégager en silence, puis ouvrit le coffre qui vibra dans tout le métal. Un véritable musée apparut sous les yeux impressionnés de Guillaume. Des images de soldats, des cartouches vides, des verres ébréchés comme ceux qu’il avait vus dans les carrières et des billes de plomb ornaient entre autres trésors la malle secrète.

— Prises de guerre, fiston! dit fièrement le vieillard qui devinait les pensées de son petit-fils.

— C’est à toi?

— Pour sûr! C’est mon copain Philippe qui m’a donné tout ça. Il les a trouvées sous ses betteraves. Attention, hein, pas un mot! Ce sera notre secret. Même ta mère n’est pas au courant. Je lui ai dit que c’est mon matériel de pêche que j’entrepose là. Elle sait que je n’aime pas qu’on touche à mes affaires.

— Personne te dit rien?

— Qui me dirait quelque chose? Je ne fais de mal à personne. Philippe me donne ce qu’il trouve sur ses terres. Il n’en fait rien de toute façon et puis, c’est lui le propriétaire, lui seul décide de ce qu’il fait de ses champs. Tu sais, j’en vois qui creusent dans certains endroits. Il ne faudrait pas qu’ils trouvent un obus, ils auraient de drôles de surprises!

Un message vibra dans la poche de Guillaume qui s’empressa d’y répondre. Raphaël s’inquiétait de savoir s’il était prêt à faire un tour en moto, ce qu’accepta avec entrain le jeune homme. Charles le regarda avec beaucoup de curiosité, puis reprenant le fil de sa conversation, poursuivit.

— Quand je passais mon certificat d’études, un gamin de mon âge s’est fait broyer la main en jouant avec une grenade. Tu sais petit, on ne joue pas avec ces choses-là. Pour les gosses, ce n’est pas évident de discerner une betterave d’une grenade: elles ont la même taille!

— A quoi ressemblait une émanation de gaz toxique? se demanda son petit-fils.

Guillaume essaya de se représenter une explosion et se souvint alors d’un ami sciant le détonateur d’un obus, mais il ne parvenait pas à imaginer un nuage de terre narguant le ciel de débris de roche, de végétaux ou d’hommes qu’il emportait avec lui, un volcan en éruption semblant y ressembler davantage. Guillaume secoua sa tête pour chasser cette image de son esprit; il était trop loin de la misère des soldats pour comprendre.

Le prénommé Philippe cultivait des céréales, des betteraves et du colza sur les sites des batailles passées. 14-18 représentait plus qu’une époque pour lui. Enterrés, oubliés, d’innombrables kilos de mélinite dormaient sous le champ de bataille mué en terre de culture dans laquelle les semis plongeaient leurs naïves racines au sein de la plaine dévastée. Sous les pas du paysan se croisaient les boyaux qui menaient autrefois à la tranchée de l’Enfer, à cinquante mètres des Allemands enterrés depuis l’automne 1914. C’en était trop pour le manteau brun de la nature éventrée! Depuis que l’air s’était engagé en puissants courants dans ses crevasses, la terre ne cessait d’éternuer; le rhume de ses entrailles n’en finissait pas. A chaque sursaut, son ventre expulsait une gourde, une grenade, un homme... Certains propriétaires avaient abandonné le soin de retirer les innombrables cailloux qui envahissaient leurs terrains, poussés par une force vive à faire surface car ils craignaient de les confondre avec des ossements humains. Battant la campagne, Philippe récoltait lors de ses travaux agricoles des éclats d’obus, des fragments de casque, des douilles... Il avait de la chance car il n’avait jamais trouvé de corps. Après avoir rangé sa charrue ou son tracteur au hangar, il désinfectait et brossait à chaque fois les vestiges de guerre. Etiquetés, puis rangés sur des étagères, tous ces objets trouvaient une place, encombrant une pièce jusqu’à agrandir la maison d’une nouvelle aire. Avec Charles devenu collectionneur par défaut, l’agriculteur parcourut brocantes et foires pour compléter le modeste musée. Des ceinturons gravés avec la mention Gott mit uns et des casques à pointe se mêlaient à des pièces françaises. Le paysan s’appropria même une paire de jumelles allemandes encore utilisables. Sur des cartes postales d’époque, il retrouva aussi une partie de son enfance. Son père s’était un jour pris un obus dans les lames de sa charrue. Libéré, le cheval partit alors au galop. Malheureusement, son propriétaire pas le temps de détaler lui-même; l’obus envahit soudain l’atmosphère d’une fumée âcre. L’un des éclats l’atteignit à la jambe, meurtrissant la chair heureusement épargnée du pire: son gant atténua par chance la rage du fer meurtrier qui attendait sa revanche; la plaie ne fut que superficielle. Au village, comme les critiques allaient bon train depuis la mobilisation, le drame fit le tour des mauvaises langues.

— T’es au courant qu’le père Gontran s’est pris un obus en labourant son champ? demanda un homme au café du bourg à qui voulait l’entendre.

— Paraît qu’il s’est bien amoché l’vieux! ajouta un autre.

— Il pourra pas dire qu’il a pas vu ça de près! railla un troisième.

— N’empêche qu’il a pas fait la guerre alors elle venue l’chercher, reprit le premier.

Certes, dans les premières semaines de la guerre, le père de Philippe n’avait pas quitté ses terres auxquelles ses pieds plats et une maigreur effrayante l’attachaient. Quand on lui parla de s’engager dans l’artillerie comme servant de canon, le réformé répondait qu’il avait toujours refusé d’être servant de messe, alors quant à tirer au canon… Non, il n’avait aucune envie de jouer au soldat! Pour chasser les esprits jaloux, il déclarait volontiers que partir pour le front ne l’intéressait pas: le sien transpirait sur ses terres.

— Je n’ai jamais supporté les médisances, raconta le vieillard. Quelle injustice que celle de porter atteinte à une personne sans que celle-ci puisse s’en défendre! On commence par faire part de ce qui nous déplaît chez quelqu’un, puis comme cela ne suffit pas, on finit par étendre les reproches à d’autres complices chez qui on détecte la même perfidie, comme pour justifier ses raisons d’en vouloir à autrui. Les femmes sont très fortes à ce jeu-là, tu sais, mais elles ne sont hélas pas les dernières.

Guillaume était impressionné par la collection de son grand-père. Jusque-là, il ne s’était pas douté que les personnes âgées aimaient conserver des souvenirs matériels, à l’image des enfants amassant des petites choses. Ludivine ne jetait effectivement jamais rien de ses trouvailles. Mis en scène par les musées, entretenus dans les cimetières, évanouis parmi les arbres, les champs de culture ou les sols forestiers et urbains, entreposés chez des collectionneurs, monnayés par les pilleurs, exhumés par des archéologues ou des ouvriers, les vestiges de guerre nous apprennent autant sur le conflit lui-même que sur les formes de sa mémoire.

— Quand on regarde ces photos, on le sent, exprima Charles en montrant à son petit-fils sa collection de photographies. Ces hommes sont déjà condamnés et ils le savent. S’ils ne sont pas morts à la guerre, ils ont été tués dans leur cœur et leur visage garde la cicatrice de leur déchéance.

Durant les rituelles promenades en forêt, Guillaume apprit dès lors par son grand-père à reconnaître les arbres autant que les traces des campements des soldats. De jeunes résineux quasiment centenaires plantés dans les années vingt avoisinaient les nobles feuillus; les hêtres rescapés abritaient des obus dans leur tronc cicatrisé quand des chênes voilaient à la face des promeneurs les marques de la guerre.

— Je n’ai jamais pu me rappeler des batailles antiques, pas plus que des guerres de Napoléon, expliqua Charles timidement. L’Histoire pour moi, ça vient de la terre.

A peine eut-il prononcé ces mots qu’il se pencha pour déterrer une balle de fusil.

— Il suffit de regarder ce qui est vert. C’est l’oxygène qui rouille le métal.

Jetant la relique guerrière parmi les buissons dénudés, le collectionneur promena son regard autour de lui, appréciant le silence presque religieux du bois; les mains dans les poches, il se tut. Guillaume alluma une cigarette et fixa son grand-père avec un intérêt particulier. Quelles pensées l’habitaient donc? Pour un jeune homme de vingt ans, les personnes plus âgées ont souvent des attitudes étranges. Tandis que l’un méditait, l’autre fumait; tous deux restèrent ainsi longtemps unis dans le silence de la forêt.

— Dans les années soixante, j’ai rencontré un type, raconta le vieillard. Il s’appelait Otto. C’était un Allemand. Je me promenais comme aujourd’hui; lui, il creusait à pleines mains. Il n’a pas eu l’air surpris de me voir. Je lui ai parlé. Le plus étrange, c’est qu’il s’est mis à me répondre en français. Il m’a expliqué que son père était mort ici sur le plateau et qu’il cherchait des pièces de guerre qui avaient appartenu aux Allemands. Je ne l’ai jamais revu ensuite.

Le dimanche suivant, les deux complices s’en allèrent de nouveau vadrouiller dans les bois. Sur un sentier, Guillaume s’arrêta devant un monticule de pierres qui se cachait derrière un amas de verdure.

— Pépé!

— Qu’est-ce qu’il y a, petit?

— Regarde ça!

Arrachant les fougères, tassant les feuilles caduques, les quatre mains dégagèrent lentement un mur éboulé sur le tapis forestier.

— Qu’est-ce donc? se demanda Charles, fier d’avoir transmis sa curiosité à son petit-fils.

— Une ancienne cabane, sans doute.

Tous deux étaient ravis, comme s’ils venaient ensemble de déterrer un trésor. Les soirs suivants, Guillaume parcourut Internet à la recherche de témoins matériels des combats dans l’Aisne. Et s’il surprenait son grand-père? Isabelle s’amusait de voir son fils passer du temps avec le vieil homme car il semblait vraiment apprécier sa compagnie, ignorant néanmoins la passion du collectionneur.

Juillet s’éternisait dans de lourdes journées d’été.

Un voisin vint avertir Guillaume qu’une carrière du secteur serait prochainement ouverte au public en compagnie d’un bénévole de l’association dont il était l’un des membres actifs. Le jeune homme en parla à son grand-père qui accepta l’invitation avec enthousiasme.

— Tu ne vas pas sortir avec ton grand-père par cette chaleur? s’inquiéta sa mère.

— Au contraire, il fait doux dans les souterrains. C’est le temps idéal pour s’y promener!

Surgissant derrière sa fille, Charles venait de se réveiller de sa sieste méridienne.

— Tous les deux, vous allez me faire perdre la tête avec vos balades! renchérit Isabelle.

Quelques jours plus tard, une torche vissée sur le front, Martin guida les deux compères dans les dédales d’une carrière morne et sombre. Guillaume et son grand-père furent d’abord déçus. Ce qu’ils virent par la suite les surprit très vite. Des dessins et des gravures rupestres ornaient des parois rocheuses sur lesquelles ils aperçurent un éléphant sculpté à l’angle d’un mur, puis une tête d’Indien; les Américains avaient visiblement occupé les lieux.

— Ah, c’est là! s’exclama Martin.

Approchant à pas de loup pour ne pas se prendre les pieds dans des barbelés ou des explosifs enfouis, Guillaume et Charles fronçaient les yeux pour observer ce que leur guide cherchait à leur montrer.

— C’est beau, n’est-ce pas? observa le guide.

Une prière inscrite dans la pierre semblait être un appel désespéré.

— Vous avez de la chance! déclara Martin. Ce matin, il y avait tellement de curieux qu’on ne pouvait pas apprécier la contemplation. Ici, quand on vient, on a envie de se mettre à genou.

Emu, le retraité sourit en silence. Ses yeux admiratifs et bouleversés forçaient le respect. Guillaume regarda alternativement la gravure, son grand-père, puis son voisin; il n’entendait pas même le chant des oiseaux au dehors.

— Demain, je t’emmènerai voir quelque chose, déclara le jeune homme à son aïeul. A moi de te faire une surprise! On va se lever tôt, je te préviens.

— J’ai l’habitude. Les grasses matinées, je ne connais pas!

L’octogénaire apprécia une nouvelle fois l’intérêt de son petit-fils pour la Grande Guerre. Ce dernier n’avait pas fait l’armée et ne connaîtrait sans doute jamais de conflit armé; il faisait partie de la génération de ceux qui deviennent adultes sans avoir approché la violence de ceux qui tuent. La paix semblait inscrite dans un tel dessein. Le lendemain, le soleil se levait à peine sur le Soissonnais. Décidé à être matinal, Guillaume avait renoncé à une soirée avec ses amis pour emmener son grand-père dans une carrière à l’abri des regards. Les creutes formaient entre elles une chaîne de musées parmi les restes d’une occupation qui dura quatre ans, tantôt allemande donc ennemie, tantôt française, britannique ou américaine donc alliée. Quels souvenirs gardons-nous de ces hommes? Munis de torches, les curieux observèrent les inscriptions. Enfin, ils émergèrent de la bouche obscure.

— Que fait cette dame? s’interrogea soudain Charles.

Sur le bord d’un champ, une femme aux cheveux grisonnants ramassait des poignées de terre, seule avec ses sacs plastiques aux motifs commerciaux. Aucune voiture garée sur le bas-côté pour indiquer comment elle était venue jusqu’ici; sans doute avait-elle marché.

— Elle cherche peut-être des vestiges, suggéra Guillaume. Il y a beaucoup de pilleurs par ici.

— Tu crois qu’une femme de son âge parcourrait le Chemin des Dames pour fouiller à la vue de tout le monde? Non, j’ai en tête l’idée qu’elle veut en faire quelque chose de cette terre. Après tout, elle est sacrée, n’est-ce pas?

Les paroles du vieil homme laissèrent son petit-fils songeur. Guillaume se mit alors à repenser aux paroles du jardinier dans le cimetière militaire.

— On voit de drôles de choses par ici, reprit Charles. Autrefois, des hommes chassaient la ferraille pour la revendre; même les gamins des villages alentour y participaient. J’en étais.

Les deux complices ignoraient qu’en réalité, l’inconnue récoltait quelques poignées de la terre sur laquelle son propre grand-père avait combattu, y laissant sa vie et son corps. Elle était venue de loin pour reprendre un peu de ce qui lui revenait en quelque sorte de droit pour planter des fleurs en son honneur, au pied du monument aux morts sur lequel le nom de son aïeul était inscrit, faute de pierre tombale dans un cimetière militaire. Longtemps après l’Armistice, les descendants des poilus n’oubliaient pas la douleur de leur deuil, cherchant encore le réconfort sur des terres réhabilitées aux yeux des vivants comme lieux de culture et de vie. Sur le chemin du retour, Charles ne put s’empêcher de demander à son petit-fils de s’arrêter devant l’ancien village de Craonne. Vestige d’une vie civile éteinte, une concession à perpétuité, unique pierre érigée provenant du cimetière, avait bravé les destructions de la guerre. Suivant le sentier de l’arboretum, Guillaume aperçut une grille. En quittant les lieux, alors que le soleil déclinait fortement, ce fut ensuite une cave masquée par des arbres. L’octogénaire ramassa, puis visiblement gêné de sa trouvaille, jeta un fragment blanchâtre que le jeune homme prit d’abord pour un vulgaire caillou. Guillaume se dit que cela aurait aussi pu être un ossement. Les traces de la guerre ne parlent qu’à ceux qui les écoutent.

— Ici, il ne faut pas creuser profond si tu ne veux pas avoir d’ennuis, déclara le vieillard avec gravité.

La terre avait senti que les belligérants chercheraient à effacer toutes les traces de leur infâme conflit pour l’oublier. Ressemblant alors à une plante carnivore qui resserre ses mâchoires tel un étau, ses blessures se refermaient mais elle sentait toujours en elle ce que les combattants lui avaient confié bien malgré eux. Comme l’homme se nourrissait de la terre, la terre se nourrissait de l’homme. Face au rebut de sa condition, ce dernier préférait cacher son destin et présenter une œuvre d’architecture qui puisse être éternellement regardée; les ossuaires furent ainsi érigés. Un nom inconnu est préférable à des ossements épars et anonymes couverts par la honte. Au lendemain de l’Armistice, le ciel avait craché sa rage. L’eau avait ruisselé sur les voies creusées par les combattants, remettant à leur place les particules contrariées d’avoir dû être déplacées; le vent aussi avait soufflé avec témérité une revanche de la nature qui avait enfin repris ses droits. Déjà gavé, le sol avait dû avaler toutes ces larmes, puis il vomit le présent qu’on lui avait fait, écœuré, dégoûté de ce qu’il exécrait. Lorsque les germes des pousses végétales montrèrent enfin le bout de leur victoire, l’alouette apprécia tant de picorer les vers dans la quiétude ressuscitée qu’on eût dit les champs et les forêts en fête. Au contraire des villes jonchées de ruines, la nature n’avait pas eu à attendre le concours des hommes pour renaître. Les animaux réfugiés étaient également rentrés au pays. Hélas, aucune indemnité ne leur fut attribuée. Nul ne se souciait des outrages subis par la terre. Il en est de même un siècle plus tard; l’homme agit toujours en maître sur les espaces qu’il occupe, peu importe les insectes qu’il écrase, les herbes, les fleurs et les arbres qu’il arrache, cueille et déracine, l’air qu’il pollue, les paysages qu’il défigure, les animaux qu’il tue...

Cet été-là, Guillaume ne récolta pas de betteraves sauvages dans les champs du Soissonnais; il avait trouvé un emploi comme veilleur de nuit dans un cimetière militaire proche de sa commune.

— Tu plaisantes? s’exclama Ludivine lorsqu’il le lui annonça.

— Je t’assure, répondit le jeune homme, c’est parfaitement sérieux.

Guillaume ne savait pas trop si cet emploi lui plairait plus que les betteraves; il n’aurait certainement pas mal au dos et n’en sortirait pas aussi boueux. Les morts ne se relèveraient pas de leur tombe! Dès le premier soir, le jeune homme parcourut les allées du cimetière où reposaient Français et Allemands. L’âge des sacrifiés lui parut étourdissant. Sur les croix, il ne pouvait hélas lire que des indications dépourvues de sens à ses yeux, faute de connaître l’histoire de ces hommes. Quel coup du sort de savoir des hommes en guerre enterrés les uns près des autres! Allongés sous ses pieds, eurent-ils le temps d’aimer? Que rêvaient-ils de faire de leur vie quand la guerre, monstrueuse araignée, les attira dans sa toile en leur promettant aventure et héroïsme? Telle une idée fixe, l’identité de ces inconnus se mit à hanter l’esprit qui veillait sur eux. Chaque nuit, Guillaume arpentait les allées, fixant les plaques mortuaires. L’âge des condamnés à l’exil sous cette terre sacrée continuait de le hanter. Dix-neuf, vingt, vingt-et-un, voire moins... Peu de gens souhaitent quitter la vie à cet âge épris de tout; un homme uni à une femme n’y est pas moins attaché. Quelle malédiction que la guerre; et pourtant, quelle tentation du voyage pour un garçon qui quittait ses parents, son village et son enfance, pour devenir un homme, jusqu’à ce que sa virilité se payât par le lourd tribut du sang de ses semblables...

— Quelle bête aurais-je été? s’interrogea le gardien.

Lors d’une pleine lune, comme pour conjurer un mauvais sort, Guillaume se mit à dessiner les stèles, n’oubliant ni la chapelle du Souvenir bâtie au milieu des allées, ni le drapeau tricolore flottant au gré du vent; il n’avait pourtant pas l’habitude de croquer sur le papier tout ce qui s’offrait à ses yeux. Le soleil déclinait lentement à l’horizon, étirant ses derniers rayons avec une patience infinie. Que le ciel était radieux! Tandis que les vivants se recueillaient par leurs prières à l’intention des morts, que les allées entre les pierres étaient plongées dans la pénombre, une rougeoyante lueur unissait corps et âmes entre terre et paradis. Guillaume regrettait de ne pouvoir saisir cette troublante apparition. L’astre lui offrit encore un peu de sa clarté jusqu’à ce qu’il achevât enfin son esquisse. Observant le ciel, le jeune homme songeait à sa sœur Ludivine qui comparait les moelleux nuages roses de la fin du jour à de gigantesques barbes à papa en suspension. Loin de ses premiers croquis dont il recouvrait agendas et cahiers hors de la vue de ses professeurs, le veilleur de nuit retrouvait ses séances de dessin aux cours municipaux pour les jeunes débutants. Trait après trait, le coucher de soleil se profila sur la surface lisse de son bloc de papier.

— Demain, il faudra que je parle à Pépé.

Quelle folle idée lui avait traversé l’esprit pour qu’il renonçât aux vivants et guettât le repos de ceux qui n’étaient plus? Jusqu’à ce soir, Guillaume n’avait jamais compris la poésie, indifférent à cet éveil des sens, parole des sages. A présent, il ressentait enfin les émotions qui mènent à la littérature de vers et de prose. Il ignorait par ailleurs que son grand-père avait lui aussi dessiné, face à la mort de ses camarades de captivité. Retenir le temps présent, s’affranchir de l’avenir... La mission au cimetière dura une quinzaine de jours, deux semaines qui furent sages et contemplatives. Repos des corbeaux, la belle saison était chaude et ensoleillée. Dès le lendemain, ayant dormi tardivement jusqu’au déjeuner, Guillaume écouta patiemment le récit de son grand-père après lui avoir fait part de ses réflexions nocturnes parmi les éternels absents.

— Dans le village où j’ai grandi jusqu’à la mort de ma mère, les anciens racontaient qu’un paysan cultivait un ancien champ de bataille dans lequel gisaient par centaines des soldats de la Grande Guerre. Un jour, il aurait trouvé, puis caché des ossements. On disait que la nuit, les cris du soldat qu’il avait exhumé le hantaient. Il décida alors de quitter sa ferme pour partir ailleurs élever des vaches, mais les pleurs déchirants du défunt séquestré sous ses plants de pommes de terre continuèrent à le poursuivre dans son sommeil: c’était un fusillé exécuté sans procès qui attendait que justice soit faite. Le paysan mourut. Comme il n’avait pas de famille, ses biens furent légués à l’Etat. Le soldat repose à présent dans un ossuaire, à l’emplacement où le cultivateur l’aurait découvert; une plaque porte son nom. Personne ne sait si tout est vrai. Au bourg, on en parlait comme d’une légende.

L’été se fit davantage craindre par sa forte chaleur.

Au cours d’un déjeuner dominical, Charles fut pris d’une violente douleur à la poitrine. Le pire fut évité; hélas, sa crise cardiaque faisait redouter aux siens un autre drame à venir. Chacun, à tour de rôle, veillait le convalescent, affaibli.

— Allons, dit le vieil homme un matin, il faudra bien que ce soit mon tour; j’y suis destiné moi aussi.

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