III. Cauchemars

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 Les trois voyageurs se virent attribuer des lits en dortoir. Dortoir étrangement vide, ce qui accentua les craintes de Tomelia. Elle glissa ses bagages sous un lit au hasard. Adam choisit celui qui jouxtait la porte principale, tandis que Gauvain, par déférence, s'éloignait de son maître. Tomelia aurait préféré qu'ils dorment rassemblés; le vide de la pièce l'oppressait.

  • Nous avons eu une fameuse chance de tomber sur ce relais ! Je ne me voyais pas conduire encoe longtemps sous cet orage.
  • Il était de toute façon temps de s'arrêter, nota le linguiste.

 Son élève ne répondit pas. Elle examinait plus ou moins anxieusement les sorties possibles de la pièce. Le dortoir se trouvait à l'étage, juste en-dessous des combles. Des trappes dans le plafond y donnaient probablement accès. Une embrasure ouverte, à l'opposé de l'entrée principale, ne laissait apercevoir qu'une obscurité profonde. Seules deux petites fenêtres en hauteur perçaient le mur épais et jetaient par intermittence deux rais de lumière se croisant selon un angle qu'un géomètre eût apprécié. Des niches abritaient des bougies et des lampes appuyant cette offensive contre la pénombre. Le tonnerre résonnait toujours, plus sourdement, et calmait un peu l'étudiante.

  • A table, Tomelia ! lança maître Logebis en soulevant la caisse qu'il avait emportée en sortant du chariot.

 Gauvain et lui s'étaient assis sur le lit du cocher, la table de nuit bancale ramenée devant eux. la jeune femme sourit faiblement et les rejoignit tandis que les deux hommes salivaient devant les provisions prévues par M. Logebis.

  • Par les Lunes, voilà ce qui s'appelle un repas ! s'exclama Gauvain.

 Adam Logebis tendit à son élève un morceau de pain garni de viande grillée.

  • Tout va bien, Tomelia ? Tu n'as pas l'air en forme.

 Elle se força à sourire et engloutit son dîner. Il y avait du fromage, du poisson séché, des fruits secs, des pâtisseries et même quelques confiseries qu'ils partagèrent religieusement. Il y avait aussi du vin soigneusement choisi par Logebis, qui se fit une joie d'en expliquer toutes les caractéristiques à Tomelia au fur et à mesure qu'elle le goûtait. Cette réfection reconstituante remonta un peu le moral de la jeune interprète. Elle laissa les deux hommes, qui se connaissaient de longue date, bavarder longtemps autour d'une bougie. Elle se glissa dans son lit et déroula un parchemin qu'elle posa sur son oreiller.

 Ce fut Adam Logebis qui, presque une uchronie plus tard, retira le parchemin de sous sa tête et souffla sa chandelle presque entièrement consumée. Sa chère petite Tomelia. Il était un homme bourru et irritable quand elle était arrivée du haut de ses dix ans, déjà entêtée comme douze trandines et joyeuse comme un monier, bien qu'elle ait dû quitter sa famille. Il avait récriminé contre cette madame Noravis qui la lui avait mise dans les pattes. Mais la gamine s'était vite imposée. La femme d'Adam était déjà morte depuis longtemps et il s'était mis à rêver d'avoir eu une fille comme Tomelia. Quand à la petite Rivepale, sans sa famille, elle avait vite fait son père en esprit de cet homme, grognon mais parfois éblouissant de délicatesse.

 Pourquoi flottait-elle ? Malgré tous ses efforts pour rejoindre le sol, elle ne parvenait pas à le toucher. La lumière venait de ce sol alors que le ciel était sombre. Il fallait qu'elle fuie. Elle ignorait pourquoi, mais il fallait courir. Une peur immonde lui broyait le ventre. Mais sans appui sur le sol, elle moulinait dans le vide sans parvenir à bouger. Une ombre la recouvrit ; le danger arrivait. Elle ne pouvait pas courir ! La seule chose à faire restait de crier. Ce qu'elle fit.

  • Tomelia ! Tomelia !

 Elle écarquilla les yeux, essoufflée. Elle papillonna des paupières longtemps avant de s'apercevoir que la lueur venait d'une bougie allumée devant son nez.

  • Que t'arrive-t-il ? Tu as crié !
  • Oui, je... j'ai fait un cauchemar, je crois.

 Mais l'impression de danger imminent persistait. La jeune femme avait encore des frissons. Elle sortit du lit et tâta le plancher avec ses pieds pour s'assurer qu'il était tangible. Adam allait parler, mais il y eut des cliquetis en provenance de l'escalier.

  • Que...

 Un dernier claquement lui confirma qu'ils étaient prisonniers. Tomelia bondit sur ses pieds.

  • Il faut sortir d'ici !

 Gauvain s'était avancé pour vérifier le verrou. Il secoua plusieurs fois la poignée et se retourna déconfit vers les deux linguistes.

  • Nous sommes enfermés.
  • Je le savais ! hurla Tomelia survoltée.

 Adam réagit avec beaucoup de sang-froid et rassembla rapidement toutes les affaires dans son sac. Tomelia se mordait les poings et marchait en rond dans la pièce noire. Elle désigna l'ouverture vers le vide au fond du dortoir.

  • Essayons par là.
  • Venez.

 Logebis prit naturellement la tête, avec une chandelle qui fondait doucement. Il avait laissé le sac à Gauvain. L'embrasure sombre menait vers un autre escalier descendant, en bas duquel se trouvait une porte. Fermée également.

  • Qu'est-ce qu'il nous veut ? soupira Tomelia.
  • Une rançon, sans doute. Ou alors il est déjà en train de vider notre chariot de ses bagages.

 L'étudiante perçut la tristesse de Logebis dans ses mots. Il y avait ses vieux parchemins dans le chariot, des morceaux entiers d'histoire et son passé. Toute la malle de Tomelia s'y trouvait aussi. Elle se laissa tomber assise sur les marches, alors que la bougie diminuait. En appuyant sa tête au mur, en pleine réflexion, elle perdit son regard dans le plafond, et soudain se statufia.

  • Professeur !

 Il y avait une trappe au-dessus de l'escalier, probablement pour accéder aux combles. Adam suivit le regard de son élève.

  • Par les Lunes, Tomelia, tu es géniale ! Vite, une échelle !

 Tomelia et Gauvain bondirent d'un même mouvement vers l'escalier. Il y avait des échelles pour accéder aux lits supérieurs, dans le dortoir. S'ils parvenaient à en arracher une, peut-être suffirait-elle à atteindre le plafond.

  • Vite !

 Gauvain sortit un petit couteau de poche et s'efforça de désolidarider les chevilles du bois. Tomelia tirait de toutes ses maigres forces. L'un des montants finit par céder et elle fut projetée en arrière. Le cocher donna un violent coup de pied à la dernière fixation. Elle sauta obligeamment. L'étudiante se releva et emporta l'échelle vers l'étage inférieur. Logebis et elle la posèrent pendant que Gauvain descendait. Le maître érudit grimaça. Tomelia grimperait sans problèmes, le domestique se débrouillerait, mais pour lui, ce serait juste.

  • Monte d'abord, Tom. Vois si tu peux l'ouvrir.

 Elle obéit et poussa sur la plaque, sans succès. Elle n'entendit qu'après le cliquetis d'un loquet et se traita d'idiote. Une fois la targette poussée, la trappe s'ouvrit sans difficulté. Elle ne montrait qu'un noir opaque.

  • Grimpez !

 Elle se haussa sur ses pointes, sur le dernier barreau, en extension, pour parvenir à poser ses coudes sur le rebord. L'impulsion qu'elle donna à ses jambes manqua la faire tomber. Elle se tortilla péniblement pour hisser son poids sur le plancher.

  • Montez, monsieur, dit Gauvain, dépêchez-vous ! Je vais vous aider.

 Adam atteignit le sommet de l'échelle que Gauvain maintenait. Tomelia tendit les bras par l'ouverture. Son maître s'appuyait craintivement au mur. On n'aurait pas cru que cet homme avait été marin soldat. L'étudiante le saisit sous les épaules.

  • Allez-y, professeur.

 Il essaya de s'appuyer au plancher de l'étage et son élève tirait. Alors qu'elle se sentait près d'y arriver, Tomelia sentit avec horreur sa prise glisser. Elle prit sa décision en une fraction de seconde.

  • Accrochez-vous !

 Affermissant ses doigts sur ce qu'il lui restait d'accroche, elle tira violemment de toutes ses forces. Logebis se retint où il pouvait, réussit à s'appuyer. Tomelia tira une seconde fois pour le hisser; le genou du linguiste cogna durement le rebord sous un angle étrange et Adam eut un cri étranglé, mais il avait atteint l'étage. Tomelia se mordit la lèvre, inquiète, mais Gauvain prenait la suite du professeur. Elle tendit la main pour l'aider et il s'y accrocha désespérément, manquant la déséquilibrer. Il soufflait comme une bête de trait en posant enfin pied dans le grenier.

  • Ouf, souffla-t-il.
  • Professeur, comment allez-vous ? chuchota la jeune femme.
  • Je pourrai marcher, répondit-il sobrement en palpant son genou.

 Il souffrait visiblement et dut solliciter l'aide de Tomelia pour se lever.

  • Où avons-nous atterri ? murmura Gauvain.

 Il referma la trappe, éteingant ainsi toute source de lumière. Soudain l'univers de Tomelia se réduisit à son souffle saccadé. La peur lui étreignait toujours les poumons. Une petite flamme apparut soudain devant elle, dans un craquement. Gauvain avait allumé son briquet à pierre. Tomelia n'avait jamais été éduquée à la magie, ni Logebis, et cette lumière les rassura.

  • Tu as vu une sortie ? demanda Adam à son élève.

 La jeune femme hésita une seconde et secoua la tête.

  • Je ne crois pas.

 Le vieux maître soupira bruyamment, faisant trembloter la flammèche.

  • Chut ! intima soudain Gauvain.

 Tomelia, qui commençait à ramper vers l'endroit qui devait surplomber le dortoir, se statufia aussitôt. Dans le silence revenu, chacun put entendre des pas qui parcouraient le plancher inférieur. La jeune linguiste sentit son dos se glacer.

  • Il est dans le dortoir, souffla Adam.
  • Il vient, répliqua Gauvain.

 En effet les pas craquaient dans l'escalier.

  • Il va voir l'échelle, réalisa soudain Tomelia.

 La stupeur et la terreur les figea tous un instant. Comment avaient-ils pu être aussi stupides ?

 Les craquements réguliers s'interrompirent. Par réflexe, les deux hommes s'éloignèrent de la trappe.

  • Il faut trouver quelque chose pour la bloquer, suggéra Adam.

 Gauvain leva son briquet pour faire le tour de la petite pièce.

  • Vite, gémit Tomelia. Il monte, je l'entends.
  • Montez dessus.

 Elle obéit et tira Logebis avec elle. A deux sur la trappe, leur poids devrait être suffisant. Elle attendit quelques battements de coeur, tendue, et soudain des coups résonnèrent sous ses pieds. Elle faillit crier. Le cocher se hâtait avec son lumignon pour trouver un objet suffisamment lourd. L'aubergiste poussait sous leurs pieds, mais ne parvenait pas à bouger le panneau.

  • Sortez de là !
  • Ne répondez pas, conseilla le professeur à mi-voix.
  • On vous laisse la vie sauve ! fit l'homme. Descendez, je sais que vous êtes là ! Il n'y a pas d'issue !
  • Que fait-on ? chuchota l'élève.
  • J'ai !

 Gauvain tirait péniblement un coffre cerclé de métal par une poignée. Tomelia quitta la trappe pour l'aider. A eux deux, ils réussirent vite à positionner le coffre sur l'abattant. Les coups ne résonnaient plus qu'étouffés.

  • Et maintenant ? ahana Gauvain.

 Les regards de l'élève et du professeur se croisèrent, avouant leur ignorance mutuelle. Tomelia s'écarta et chercha un indice à tâtons sur les cloisons.

  • Il a dit qu'il n'y avait pas d'issue.
  • Peut-être cherchait-il à nous dissuader de chercher, insista la jeune Erdentine. En tout cas, je ne vais pas me rendre sans une bonne raison.
  • Elle n'a pas tort, souligna Adam, qui imita son élève.

 Le cocher hocha la tête et se baissa pour chercher un passage. Sa flamme faiblissait. Tomelia commençait à perdre patience. Elle frappa franchement le plafond incliné des combles. Soudain, son bras passa à travers. Un rayon d'une pâle lumière argentée illumina le grenier et un souffle d'air glacé et humide se faufila dans son cou.

  • Par ici !

 Inutile de le signaler. Ses camarades l'avaient déjà rejointe. Elle tirait sur les éclisses qui entouraient le trou et atteignit la chaume du toit, qu'elle arracha à pleine poignées. Après s'être concertés d'un regard, le cocher et le linguiste l'imitèrent. Bien vite le trou fut suffisamment large pour voir les deux lunes qui argentaient la campagne environnante. Tomelia y passa le buste. La pluie s'était arrêtée, mais tout le paysage lui parut détrempé. Bien que le toit fut incliné, elle se jugea capable d'y marcher. En revanche, la hauteur qui séparait le toit du sol l'effraya. Elle se trouvait du côté du bâtiment annexe devant lequel le chariot stationnait. Le toit de l'autre construction touchait celui de l'auberge sur la partie avant. Un plan germa dans la tête de Tomelia. Elle rentra dans le grenier.

  • On va passer par là.

 Sa panique avait laissé place à une lucidité froide. Elle testa l'appui sur la poutre qui restait devant elle et bascula par l'ouverture. Elle crut perdre l'équilibre quand ses hanches franchirent le trou, mais en posant ses genoux elle s'empêcha de glisser. La tête de Gauvain apparut ensuite. Tomelia rampa pour lui laisser la place. A son tour, il faillit rouler au bas du toit, mais se retint de justesse à une des éclisses qui entouraient encore le passage. Adam se pencha alors à l'ouverture.

  • Je suis trop vieux pour ce genre d'acrobaties, se plaignit-il.

 Il peinait à faire passer ses jambes. Son genou le handicapait visiblement. Gauvain, resté près de lui, lui offrit son épaule pour appui. Le vieux professeur se rétablit difficilement sur la pente du toit. Son élève vit la crispation douloureuse de sa mâchoire. Son plan était-il si bon que ça ?

  • Par ici !

 Pas le temps de tergiverser. Elle avança précautionneusement vers la façade. Les chaumes ne lui permettaient d'avancer qu'avec une lenteur exaspérante. Une seule fois, elle tenta de se relever. Son pied passa à travers la couverture fragile, lui arrachant un faible cri de surprise. Le regard noir de Gauvain la convainquit de ne pas recommencer. Elle atteignit bien en avance sur eux la jonction des deux toits. D'un équilibre vacillant, elle franchit l'interstice et se réfugia sur l'autre toit, moins incliné. Ses mains commençaient à s'engourdir, trempées et frigorifiées. Tomelia attendit cependant que Logebis parvienne à son niveau. A deux, un de chaque côté de l'entretoit, ils soutinrent suffisamment le professeur pour qu'il échoueprès de son étudiante, sur le même toit. Pour Gauvain, ce ne fut qu'une formalité. Le chariot se trouvait désormais juste devant eux.

 Tomelia Rivepale leva son visage alarmé et empoussiéré, aux cheveux en bataille, vers ses accompagnateurs.

  • Il va falloir sauter.

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