I. Pour un seul mot

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 Parler en public ne posait aucun problème particulier à Tomelia, mais ce public-là sortait de l'ordinaire. Elle déglutit à nouveau, espérant que son intimidation ne se verrait pas trop.

  • ...Nous avons un grand projet, un grand devoir à assumer, et nous devons tous...

 Elle s'arrêta pour reprendre son souffle et serra le poing droit jusqu'à sentir les ongles dans sa paume. Ce geste la calma un peu.

  • ... trouver le chemin de notre avenir. Ce peuple a trop longtemps...

 Tomelia élaborait ce discours depuis des semaines. Il devait convaincre ces gens assis en face d'elle. Elle avait étudié pour cela précisément ; des années passées à écouter M. Logebis et à potasser des vieux parchemins. Elle se força à décontracter sa mâchoire pour ne pas écorcher la prononciation d'un mot exigeant. Tout son avenir se jouait sur ce discours. Tout son apprentissage prenait sens maintenant. Elle ne pouvait pas faillir. L'application serait la clé.

 Elle fit quelques pas sur l'estrade.

  • Il est l'heure, mes frères et mes soeurs, de prendre une décision ! Je ne vous dirai pas quelle est doit être...

 Tomelia essayait d'oublier l'auditoire et de se concentrer sur ses compétences. Son texte, sa prononciation. Elle se souvenait exactement de la raison pour laquelle elle avait choisi chaque mot. Elle connaissait sur le bout des doigts l'âme même de son discours. Aucune fausse note ne passerait.

 Cela durait depuis ce qui lui semblait des siècles, peut-être une demi-uchronie. L'aridité de sa bouche lui faisait craindre une mauvaise articulation. Elle s'interrompit pour passer la langue sur ses lèvres et avaler avidement un peu d'eau posée sur le pupitre devant elle. Vite, reprendre. La fin approchait.

  • Il est l'heure de commencer une nouvelle ère ! Je parle à tous ceux qui veulent de la nouveauté, qui cherchent de nouvelles connaissances, de nouveaux horizons, de nouveaux frères, je parle à tous ceux qui sentent le Vent qui vient de loin ! Ceux-là m'entendent, ceux-là savent que l'heure est venue !

 Tomelia laissa sa voix s'éteindre, la tension redescendre dans ses veines et sa main se rouvrit. Il y avait la marque de ses ongles dans la paume. Son intonation avait été fausse sur le dernier mot, elle l'avait senti dans sa bouche. Mortifiée, elle croisa le regard des personnes en face d'elle. Mais à présent, plus rien ne dépendait d'elle. Un immense soulagement libérait ses épaules courbées en même temps que le vide envahissait sa poitrine.

 Son rôle était terminé.

 D'un geste de la main, elle recoiffa en arrière sa volumineuse tignasse châtain et s'aperçut de son front moite. Quelque part dans la salle, un claquement lent et régulier résonna. Tomelia leva les yeux. Le claquement grandit et devint un applaudissement général. Sa bouche frissonna en un sourire hésitant, elle plongea en révérence.

 Elle frissonnait. Si elle remportait l'adhésion de tous les membres du jury, tout le travail de sa vie et celui d'Adam Logebis, son professeur, prendraient leur sens. Elle savourait cette ovation avec ivresse.

  • Stop !

 Une voix tonitruante dans les gradins venait de s'élever, et son ton encoléré interrompit les applaudissements. Le silence retomba pour contempler une femme quarantenaire, très élégante, qui descendait vers l'estrade où se tenait Tomelia.

  • Quel âge avez-vous, mademoiselle ? demanda l'interruptrice avec une apparente courtoisie.
  • Vingt-quatre ans, dame.
  • Marquise de Lapasie, s'il vous plaît.
  • Mes excuses, marquise.

 La marquise hocha la tête et se retourna vers l'assistance étonnée.

  • Bande d'imbéciles ! rugit-elle soudain. Ne voyez-vous pas que nous avons perdu quatorze années à former cette pimbêche pour rien ? La voyez-vous vraiment tenir les Zrigis sous sa harangue ? Ils ne l'écouteront pas un instant ! Nous confions une gamine à cet incompétent de Logebis et voilà tout ce qu'il trouve à nous pondre ?
  • Vous êtes injuste, Desmine, protesta une vieille linguiste de Pollin-Hu. Je n'aurai jamais cru entendre du Zrigi prononcé si correctement, avec le peu de connaissance que nous avons à son sujet. Mademoiselle Rivepale est la première à pouvoir le parler couramment.
  • Elle a un accent proprement horrible et je suis certaine que vous avez tous entendu son intonation déraper sur arhklith ! Nous ne pouvons nous permettre de l'envoyer ainsi accompager l'expédition. Confiez un nouvel élève à un professeur plus rigoureux que Logebis, et nous en reparlerons. Je pose mon veto absolu sur la participation de Tomelia Rivepale à notre mission diplomatique !

 Elle désignait la jeune femme d'un doigt accusateur. Celle-ci déglutit, gorge serrée. Des sanglots remontaient dans sa poitrine. Tout cela pour rien ? Quatorze années, comme l'avait dit la marquise, sacrifiées à fouiller les plus vieux souvenirs de Logebis et à les recroiser avec des manuscrits revenus des guerres, loin de sa famille, avec pour seul espoir de participer à l'expédition d'exploration de la Longarde, pour se la voir refusée par une prétentieuse de noble ?

  • Marquise...
  • Quoi ? gronda cette dernière.
  • Avez-vous réellement assez de temps à perdre pour former un nouvel élève au Zrigi ? Même en tenant en compte l'âge avancé des anciens prisonniers de guerre...
  • Nous prendrons le temps qu'il faudra. Votre pathétique tentative de me convaincre ne fait que m'irriter davantage. Vous réfléchissez d'une manière si étroite, si... médiocre. Il faut voir à grande échelle. Peu importent ces quatorze ans lorsqu'il s'agit de deux civilisations !
  • Sans doute, mais...
  • Rivepale ! J'ai pris une décision ! Estimez-vous heureuse d'avoir eu droit à cet enseignement malgré la honte de votre nom !

 Tomelia serra les dents et courba la tête, atteinte et brisée.

  • Très bien, prononça-t-elle d'une voix sourde.

 La marquise de Lapasie tourna violemment les talons et quitta la salle.

 Trois coups à la porte de son étude arrachèrent Adam Logebis au parchemin qu'il corrigeait. Sans qu'il eut à répondre, son élève Rivepale entra et referma la porte à laquelle elle resta adossée, les yeux au sol.

  • Eh bien, eh bien, Tom ? grommela le vieil enseignant.
  • J'ai fait de mon mieux, murmura la jeune femme.

 Inquiet soudain, le linguiste posa son chiffon à encre et sa plume et contourna son pupitre. Son élève refusait de le regarder.

  • Que s'est-il passé ?
  • J'ai... j'ai eu une fausse intonation sur le dernier mot.

 Il hocha la tête.

  • Quel était-il ?
  • Arhklith.
  • Rmf. Tu as toujours eu des problèmes avec cette conjugaison. Et ?
  • C'est tout.

 Adam Logebis haussa un sourcil.

  • Et tu es dans cet état pour une intonation fausse ?
  • La marquise Desmine de Lapasie a posé son veto sur moi et exigé qu'un autre soit formé.

 Le vieux maître ouvrit et referma plusieurs fois la bouche, la colère envahissait ses prunelles sombres. Il fronça les sourcils et retourna à son bureau. Là seulement, il sortit de son mutisme.

  • Ce n'était pas ta faute, Tomelia. Crois-moi. Rien à voir avec ta prononciation d'arhklith. Elle ne connaissait même pas ce mot, j'en suis sûr.
  • Je reste exclue de l'expédition, insista Tomelia. La marquise fait autorité.
  • Autorité ? Ne me fais pas rire ! Je vais intercéder directement auprès de Paola Noravis, chef de la mission diplomatique. Elle rabattra son caquet à cette marquise de goémon !
  • Vous connaissez Desmine.

 Adam Logebis ébouriffa la chevelure épaisse, exceptionnellement coiffée, de son élève.

  • Chère Tomelia. Bien sûr que j'ai connu Desmine de Lapasie, et c'est probablement en souvenir de cette époque qu'elle déteste mes élèves.
  • Que lui avez-vous fait ?

 Le regard du linguiste se voila.

  • Tu n'as pas envie de savoir.

 Tomelia allait insister, mais Logebis posa aussitôt un doigt sur ses lèvres.

  • Tut tut tut, plus de questions, Tom. Nous partons voir Noravis.
  • Dame ou demoiselle ?
  • Elle est veuve. Monte faire tes bagages, elle habite à Phy. Nous partons demain.
  • Combien de temps ?
  • Le trajet peut durer deux semaines, nous resterons probablement quelques jours. Embarque disons pour un Quantum, pour voir large.

 L'étudiante hocha la tête.

  • Maître Logebis... Vous êtes sûr qu'elle va accepter ?
  • C'est elle qui m'a demandé de te former. A toi de lui prouver qu'elle n'a pas eu tort.

 Tomelia s'agenouilla sur sa malle en espérant cette fois réussir à la fermer. Elle s'escrima sur les sangles, au prix de quelques ongles tordus, et sentit enfin claquer la boucle. Satsifaite, elle s'assit sur le plancher de sa chambre désormais vide. Elle avait retiré sa robe pour se débarrasser de la sueur de l'épreuve et portait à présent une tenue de voyage plus simple faite de toile épaisse et de lin, recouverte d'une veste d'étoffe vert sombre, seul équipement de qualité de cette panoplie. Elle se releva pour aller ouvrir la fenêtre.

 Sa chambre donnait sur une place arborée de Linusli peu passante mais appréciée des promeneurs. On pouvait deviner la mer entre les cimes et les tours, au Méridional de la ville. Aucun rempart ne ceignait Linusli, ville commerçante et toute fraîche poussée, mais l'eau de la Hunoire se jetant dans la mer en delta jouait parfaitement ce rôle. Le pavé, taillé dans du vadden, roche blanche de la côte erdentine, éblouissait Tomelia qui se trouvait en hauteur. La saison des Froids passée se laissait oublier au profit de la saison des Pousses, qui montrait déjà son nez sur les bourgeons des lilobas. Les larges rues fleuries de la cité portuaire faisait sa réputation et son charme, aux dires des habitants. Tomelia avait apprécié vivre ici. Cela faisait déjà quatorze ans qu'elle habitait avec Adam Logebis et ses domestiques dans cet agréable logis.

 Elle rejoignit son baquet et se rinça encore le visage avant de le vider, puis elle brossa soigneusement son épaisse chevelure châtain. Sa silhouette dans le miroir lui arracha une moue dubitative. Tomelia avait une charpente solide, peu féminine, bien que ses courbes appétissantes masquent quelque peu ses os trop épais. Sa taille s'était affinée au cours des derniers mois, sans doute en partie grâce au stress de l'examen. Ses gestes dégageaient quelque chose d'énergique et de volontaire. Elle agita et contempla sa crinière, une de ses fiertés par ses reflets chatoyants d'or et de cuivre, son volume onduleux et sa finesse. Leur teinte soulignait l'étrangeté de ses yeux sombres, dans lesquels on pouvait, en se concentrant, déceler du vert olive. Tout cela jouait dans un visage de porcelaine d'une certaine finesse, parsemé de taches de rousseur.

 Tomelia quitta le miroir avec un soupir. Assez de coquetterie. Elle souleva avec peine son énorme bagage et quitta la chambre. Elle commençait à aborder prudemment l'escalier quand sa charge s'allégea brusquement.

  • Besoin d'un coup de main, mademoiselle Rivepale ?
  • Merci, Clovis.

 Le domestique arborait son inaltérable sourire, mais quelque chose embrumait ses prunelles. Tomelia se retourna pour tenir la malle par une des poignées pendant que Clovis se chargeait de l'autre.

  • Vous partez alors...

 C'était ça. Clovis servait ici depuis six ans et faisait à présent presque partie de la famille de Logebis et Tomelia.

  • Vous saviez que ce jour arriverait.
  • Vous ne reviendrez pas, n'est-ce pas ?

 Elle hésita un instant.

  • Si nous échouons encore, je reviendrai peut-être. Mais... il y a de grandes chances que je ne revienne jamais, Clovis.
  • J'ai été heureux de vous connaître, mademoiselle. Je vous aimais bien.

 Elle voyait ses yeux humides se baisser sur sa livrée.

  • Moi aussi je t'aimais bien. Tu es devenu plus qu'un serviteur pour moi, tu sais. Tu es un véritable ami.
  • Merci, mademoiselle.
  • Mais ne t'en fais pas, Maître Logebis reviendra, lui.
  • C'est vous qui m'importez...

 Ils étaient arrivés en bas de l'escalier et déposèrent la malle. Tomelia saisit les épaules de Clovis.

  • Courage. Vous saviez que je me préparais pour cette mission depuis des années. Voilà le moment venu. On ne va quand même pas être triste ?
  • Je me moquerais bien de toutes les missions du monde pour que vous restiez.
  • Allons, allons, Clovis, tu garderas ton poste ici avec Adam Logebis, tu le sais bien.
  • Je ne pourrai pas venir avec vous, plutôt ?

 Elle grimaça.

  • Hélas non, l'escorte est déjà prévue.
  • Mademoiselle Tomelia !

 L'interpellée lâcha le domestique et reçut dans ses bras Imelda, la plus jeune des servantes, qui avait à peine quinze ans et sanglotait déjà.

  • Je ne veux pas que vous partiez !
  • Doucement, ma petite Imel ! Je sais, je suis triste moi aussi. Mais je vais vivre quelque chose d'extraordinaire. Je suis en train de réaliser un grand rêve. Même si je ne vous reverrai plus jamais, je penserai toujours à vous. Vous m'avez tous aidé à apprendre, à réussir, et je vous en suis reconnaissante.

 Imelda recula d'un pas, larmoyante, et hocha la tête. Soudain, Clovis enlaça impulsivement Tomelia.

  • Adieu, mademoiselle.

 Elle faillit le repousser comme l'exigeait la bienséance, mais elle s'attendrit et le serra contre elle.

  • Adieu, Clovis. Tu n'es plus mon serviteur, tu peux m'appeler Tomelia désormais.

 Elle reprit sa malle et la tira vers la porte. Elle fit de grands signes de la main vers les serviteurs. Dehors un chariot l'attendait, une sorte de carriole couverte conduite par Gauvain, cocher de la maison, et attelée de deux trandines qui se disputaient. Adam Logebis installait avec attention ses propres bagages à l'arrière du véhicule. L'étudiante adressa un dernier signe aux serviteurs qui la regardaient partir depuis les fenêtres.

  • Je vous écrirai !

 Son maître grimpa sur le siège et l'invita à venir s'asseoir avec lui.

  • Alors, Tomelia ? Tu es prête ?

 La jeune femme afficha d'un seul coup un immense sourire.

  • Oui, je suis prête.
  • Alors fouette cocher !

 Gauvain obéit, les trandines poussèrent sur leurs brancards et la carriole s'ébranla. Tomelia, d'un mouvement agile, bondit sur le siège à côté de son maître. Puis le chariot tourna sur la place et emprunta une voie transversale. Tomelia, surexcitée, peinait à tenir en place sur le banc. Adam Logebis sourit de la pétulance de son élève.

 Ils quittèrent la ville par le Pont des Astres et Tomelia jeta un dernier regard en arrière sur la ville de Linusli.

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