Parc en Folie

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« Bienvenue, bienvenue ! » hurlait le vieil homme sur l’estrade. « Faites votre entrée dans le parc, mes enfants. Allez, allez ! »

Antonine, comme les autres enfants, était un peu apeurée à l’idée de descendre de l’avion dans lequel les avaient poussés leurs parents. À travers le hublot, elle apercevait cet homme qui faisait de grand gestes en prononçant son discours sur ce que promettait leur séjour. Derrière lui, s’étendait un immense parc de jeux – toboggans et balançoires géants, toupies automatiques, autos-tamponneuses, châteaux forts, palais de princesses, chaises volantes et même des grandes roues – encadré par deux immenses bâtiments de briques rouges délavées par le soleil. Ce dernier se couchait et apportait une touche de chaleur et de beauté naturelle à ce décor matérialiste.

Des hôtesses se postèrent dans les allées, leurs bouches fendues de sourires tous plus exagérés les uns que les autres.

— Il faut sortir maintenant, les enfants. Le directeur ne sera pas content autrement, annonça l’une d’elles.

— Vous vous amuserez bien, on vous l’assure, prophétisa une autre.

— Et des amis vous attendent déjà, renchérit une dernière.

Un silence pesant régnait dans l’appareil. Les enfants se jetaient des regards, indécis. Ils semblaient si loin de leurs parents : des heures de vols, alors que la plupart avait ignoré longtemps où ils se dirigeaient. Ce fut l’autre partie de ces gamins qui les en avait informés à mi-chemin : une aire de jeu immense, quartier libre à toute heure, pas de couvre-feu et ils pouvaient choisir à chaque repas ce qu’ils souhaitaient manger. Le paradis, avaient dit les uns ; impossible de rêver mieux, avaient dit les autres. Antonine avait été surexcitée durant tout le voyage, mais une fois sur place, son euphorie était retombée : elle ignorait encore combien de temps elle allait devoir rester ici, loin de sa famille.

Des enfants se décidèrent à quitter leurs places, suivis de dizaines d’autres. Antonine serra la cage de son rat de compagnie contre sa poitrine et sortit de l’engin. Une légère odeur d’épice flottait dans l’air, ce qui était un peu incongru ici.

Mêlée au troupeau, elle quitta la piste d’atterrissage où les bagages étaient entassés. Tous récupérèrent leurs valises et suivirent ceux que l’on présenta comme les Veilleurs. Ils les surveilleraient, leur feraient à manger, feraient le ménage, les dorloteraient si besoin… bref, c’était des hommes-à-tout-faire.

Ils traversèrent ensuite le parc sous l’acclamation d’autres enfants perchés sur les constructions. Antonine était intimidée d’avoir tant de regard braqués dans sa direction. Son rat aussi d’ailleurs ; il commençait à s’agiter dans sa cage.

— Chut, Gisèle, souffla-t-elle. Je suis là.

Quand enfin ils atteignirent les deux grands bâtiments au fond du parc, on les sépara : les garçons dans celui de gauche, les filles dans celui de droite.

Antonine suivit son groupe. Elles montèrent le perron bétonné et un Veilleur ouvrit grand les deux battants de la porte, découvrant une entrée toute particulière. Le hall était immense, carrelé de fleurs et de feux d’artifice colorés, les murs étaient peints en jaune et des lustres diamantés cliquetaient comme pour leur souhaiter la bienvenue. Des filles poussèrent des exclamations de surprise et d’admiration ; d’autres exprimèrent leur dégout face à la décoration qui "brule les yeux."

— Écoutez-moi, cria un Veilleur. Écoutez-moi ! Vous allez toutes passer devant moi, et me dire si vous préférez une chambre individuelle ou une chambre en groupe. Et si vous savez déjà avec qui vous souhaitez être, je l’inscrirai sur ma feuille.

Antonine n’avait pas d’amies avec qui partager une chambre – elle ne connaissait personne et n’avait que peu parlé dans l’avion –, mais se faire des copines ne lui était pas prohibé après tout. Elle annonça alors au Veilleur vouloir partager une chambre.

Pendant que les adultes agençaient les enfants dans les dortoirs, les fillettes – de la plus jeune qui semblait avoir 6 ans à la plus âgée de 13 ans – échangeaient leurs goûts musicaux, parlaient des livres qu’elles aimaient lire, des films qu’elles aimaient voir ou s’enthousiasmaient sur le parc d’attraction qui les attendait dehors. Des chiens et des chats se déclaraient la guerre malgré les réprobations de leurs maîtresses, tandis que des hamsters dormaient dans leurs cages et des poissons de toutes sortes tournaient dans leurs bocaux ou leurs sachets plastiques.

Mais Antonine ne put approcher une seule enfant ; elles étaient toutes effrayées par Gisèle.

Les Veilleurs les appelèrent. Chacune leur tour, elles furent réparties dans les chambres des cinq étages de l’immeuble. Deux ascenseurs se relayaient afin de les amener dans les étages les plus hauts. Quand enfin vint son tour, Antonine se vit attribuer une chambre unique.

— Tu sais, ton rat fait un peu peur aux autres filles. Il faudra t’en accommoder, nous sommes désolés.

L’ascenseur l’éleva au dernier étage.

Antonine était déçue qu’aucune d’elles n’ait pu passer outre le physique désagréable de son animal, mais elle se dit que si elle devait choisir entre Gisèle et n’importe qui d’autre, elle désignerait sans nul doute sa ratte, son amie depuis sept mois.

En remontant le couloir, Antonine perçut des caméras de surveillance placées dans les coins, et comme il n’y avait pas de clé aux chambres, celles-ci devaient assurer la sécurité en cas de vol.

Une pièce avant la fin du couloir, sa chambre était bien plus spacieuse qu’elle ne l’avait imaginé. Le lit trônait au centre, encadré par deux tables de chevets, une fenêtre au-dessus de celui-ci éclairait la pièce d’une lueur orangée ; un bureau avec quatre tiroirs était plaqué contre le mur de gauche et une armoire en bois sombre meublait la droite de la porte. Une petite cabine teinte en orange, la couleur des murs, dépassait comme une bosse tout à droite. En l’ouvrant, Antonine pensa que même si les douches étaient communes, les WC étaient par chance individuels.

Un peu partout ailleurs sur les murs, de petites étagères attendaient de se remplir. Antonine commença par là. Elle voulait fièrement exposer sa collection de romans, BD et mangas préférés.

Enfin, tout était rangé. Et comme elle l’attendait depuis des heures, elle prit Gisèle dont la cage siégeait sur l’une des tables de nuit et quitta l’immeuble. Les cris amusés résonnaient partout autour d’elle, de la musique sortait des manèges, des lumières clignotaient aux couleurs de l’arc-en-ciel… Elle se demanda par quoi elle devait commencer. Mais lorsque des Veilleurs lui annoncèrent que les animaux étaient très fortement déconseillés dans les grands manèges, elle s’éloigna un peu et trouva une balançoire.

L’odeur d’épice flottait toujours dans l’air, et elle n’arrivait pas en déterminer la provenance. La chaleur était parfaite ; il ne faisait ni trop chaud, ni trop froid, et ses cheveux bruns flottait doucement sur la brise vespérale. Les brins d’herbe se faufilaient entre ses orteils nus dans ses sandalettes et chatouillaient ses chevilles.

La sérénité venait petit à petit. Elle en oubliait la distance avec ses parents, ses amies qu’elle avait laissées à des kilomètres d’ici, ses grands-parents et leur chien, Molosse…

Des cris de joies se rapprochèrent rapidement. Des enfants couraient près des petits toboggans et des balançoires à chaines. Une meute de garçon poursuivait un gamin aux cheveux brun, visiblement peu enclin à se laisser attraper. Ce garçon était d’ailleurs habillé de façon étrange : il portait une chemise en dentelle et un pantalon de flanelle. Il tenta de les semer entre les balançoires et renversa Antonine. Gisèle lui échappa des mains.

Elle se releva et épousseta ses genoux.

— Eh ! s’exclama-t-elle. Faites attention, allez-vous-en !

Les garçons s’arrêtèrent de rire et lui lancèrent des regards noirs ; le pourchassé s’était réfugié en haut d’un toboggan. Il observait la scène d’un œil perplexe, attentif.

— Elle veut quoi, la gamine ? demanda l’un d’eux.

Il avait des boucles blondes chatouillant ses oreilles et un teint bronzé. Antonine sentit une bouffée de chaleur grimper en elle : elle n’était pas du genre à se laisser faire.

— Faites attention quand vous jouez ! Vous…

Gisèle couina à ses pieds. Antonine ouvrit de grands yeux en se rendant compte qu’elle l’avait laissée tomber.

— Oh, excuse-moi Gisèle…

Elle lui fit un petit baiser sur le crâne et la posa sur son épaule.

— Beurk, grimacèrent les garçons.

— Un rat ! cria l’un d’eux, et il s’enfuit.

Le garçon qui l’avait d’abord traitée de gamine leva les yeux au ciel.

— C’est ton animal ? demanda-t-il. Il est vraiment moche.

— Laisse-la tranquille, grogna-t-elle. Je ne t’ai rien demandé.

— C’est pour ça que t’es toute seule, là ? Il fait vraiment fuir tout le monde, hein.

Tout ceci n’a aucun rapport avec Gisèle ! Et si vous ne vous en allez pas tout de suite, je vous la jette à la figure !

Même le blond bouclé s’en alla sans autre protestation. Quand ils disparurent derrière les grands manèges, Antonine se rassit sur la balançoire en soupirant, les sourcils froncés.

Elle n’était pas tant vexée, mais ses mots lui avaient fait un pincement au cœur. Le garçon brun, plus tôt perché sur le toboggan, s’approcha à petits pas.

— Umh, je vous remercie… marmonna-t-il.

— C’est toi qui m’as fait tomber, répondit-elle sèchement.

— Je vous prie de m’excuser, je n’en avais nullement l’intention.

Antonine leva un sourcil.

— Tu parles bizarrement.

— Euh, je… Je… Je peux m’asseoir ? demanda-t-il au prix d’un effort.

Antonine haussa les épaules et regarda droit devant elle. Un regard appuyait lourdement sur sa nuque ; elle se tourna vers le garçon qui, lui, était tout sourire. Il ne lui laissa pas le temps de dire quoi que ce soit : il se leva et s’inclina la main tendue.

Ravi de faire votre connaissance, gente dame ! s’exclama-t-il d’une voix d’aristocrate.

Face au silence d’Antonine, il continua d’une voix plus simple.

— Je m’appelle John. Et toi ?

Il se rassit sur la balançoire à ses côtés. Antonine mit un instant avant de prendre la parole. Après tout, il n’avait pas l’air d’un mauvais bougre, et peut-être qu’il s’agissait là de son premier ami ; il ne semblait pas répugné par Gisèle.

— Antonine.

En voyant un sourire apparaître sur son visage, celui de John s’illumina.

— Merci de m’avoir sorti de là. J’ai rarement de répit depuis que je suis ici. Le garçon blond qui te cherchait des noises s’appelle Gaspard. Il a treize ans, même si on ne dirait pas avec sa petite taille. Méfie-toi de lui et de sa bande, ce sont de vrais truands. Il est tout mignon, ton rat, je peux le caresser ?

Antonine fut un peu surprise du changement de conversation si soudain de John, mais lui tendit Gisèle qui ne protesta pas.

— S’ils t’embêtent si souvent, pourquoi est-ce que tu ne restes pas dans ta chambre ? demanda-t-elle.

— Je le fais ! Mais on m’avait volé mon mini-globe, répondit-il en sortant de sa poche une minuscule représentation de la planète Terre. Ils jouaient au foot avec, alors j’ai dû les affronter.

— Tu le leur as pris et tu es parti en courant, c’est ça ?

— C’est ça.

Les balançoires grinçaient lentement au rythme de leurs mouvements.

Soudain, les enfants du parc se mirent à courir vers l’entrée. Tous acclamaient « les pizzas ! les pizzas ! » qui arrivaient.

— Ah, on dirait que c’est l’heure de manger, dit John.

Assis sur une licorne, un pizzaiolo surgit devant eux. L’animal tirait une énorme remorque, mais ne semblait s’en formaliser. Il restait la tête haute, la corne piquant le ciel. Il avait fière allure.

— Mais c’est quoi, cet endroit ? murmura Antonine.

— Tu finiras par t’habituer, affirma John. Allez viens, allons manger.

Le pizzaiolo enleva son tablier et le jeta dans la foule comme une star y aurait lancé son couvre-chef ou sa bouteille d’eau. Les "fans" étaient hystériques.

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