Vacances

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     Je ne me souviens pas exactement du moment où les gens ont commencé à disparaitre. Il me semble que cela a commencé au début de l'été, alors que s'étiraient les heures annonciatrices du repos estival. C'était avant la période des départs en vacances, lorsque la ville pressent le délitement de sa fébrilité, lorsque sa fièvre retombe à mesure que le soleil colore les pierres de ses rues soudain plus joyeuses et moins affairées.

    Cela a peut-être commencé par des rencontres plus rares en promenant le chien. De soir en soir, les mots échangés avec les promeneurs distraits sont devenus rares, puis exceptionnels. Et, depuis quelques semaines, presque personne. Pourtant, les traces sur le gravier me prouvent que des gens se promènent toujours. Écourtent-ils la durée de cette parenthèse bucolique dans leur vie affairée ? Serait-il possible qu'ils ne soient plus capables de prendre le temps ? Ou bien est-ce, finalement, le temps qui les a pris ? Il est aussi possible que ce soit moi qui vive, pour ainsi dire, à rebours. Nos temps de loisir ne coïncident guère, tout simplement. À l'époque, je n'allais pas chercher plus loin. Il me parut même amusant de me promener ainsi, seul sous les frondaisons, avec pour compagnons le bruit du vent agitant les feuilles, l'odeur des animaux proches et les pas de mon chien dans le sous-bois livré aux animaux de la forêt.

    Il y eut aussi moins de monde sur les routes. De moins en moins de voitures. Les camions autonomes circulaient toujours de nuit, sans arrêt, comme pour leur propre compte, entre les usines automatiques et les centres robotisés de distribution. Je croisais aussi, parfois, des voitures autonomes, mais il m'était impossible de savoir si elles transportaient des hommes ou si elles regagnaient seules leur base de chargement. Pour les autres, j'avais du mal à distinguer leurs conducteurs.

    C'est en faisant mes courses que l'étrangeté de ma situation a réellement commencé à se manifester. La première fois, je suis allé dans mon petit Carrefour habituel. Je ne choisis pas les jours de cohue, mais les après-midi calmes. Mais même alors, il n'y avait qu'une dizaine de voitures sur le parking. Deux caisses seulement fonctionnaient, les clients étaient rares. Mais ce n'était pas la première fois. Je me félicitais simplement de mon choix, qui me permettait d'échapper aux encombrements que je pensais alors inévitables. La semaine suivante, ma voiture était la seule sur le parking. Il n'y avait qu'une caisse qui fonctionnait. L'hôtesse avait un air accablé, malgré l'absence de clients. Je ne sais pourquoi, mais je fis des provisions plus abondantes que de coutume.

    Mon travail consistait à modifier et à traduire certains fichiers. J'œuvrais seul, chez moi, recevant et renvoyant les fichiers. La paie tombait avec régularité. J'étais heureux d'éviter ainsi les déplacements et la confrontation avec mes semblables. Visiblement, je n'étais pas le seul.

    Sur les écrans de télé, les programmes se déroulent imperturbablement. Les journaux télévisés ne signalent rien de particulier, mais j'ai l'impression que l'on voit de moins en moins de monde au cours de reportages soulignant de plus en plus des paysages vides. Si j'essaye de me concentrer sur ce qui est dit, le bruit des paroles et le piqué des images semblent s'évanouir, se dissolvant en un bruit incompréhensible et en un embrouillamini d'images sans signification aucune. Le problème est peut-être dans l'œil de celui qui regarde, ou bien plus loin, caché derrière. Je me suis décidé à aller consulter un docteur.

   J'ai pris ma voiture pour aller en ville. J'évite, le plus souvent, de le faire, à cause des difficultés à circuler et à se garer. Mais aujourd'hui, la circulation était fluide, et les places libres abondaient. J'ai déambulé dans les rues piétonnes. Il y avait peu de monde. Certains magasins étaient fermés. Il est vrai qu'ils changent tellement vite ! Le docteur n'était pas là. Il doit être en vacances. Il n'est d'ailleurs pas le seul : je ne sais comment le dire, mais il me semble que le temps lui-même est aussi en vacances. La course du soleil serait-elle plus lente dans le ciel ? La nuit venue, un long moment, j'ai regardé la Lune. Elle m'a paru fixe au firmament. Pourtant, au matin, elle affleurait bien l'horizon. Lorsque j'arrose, j'ai la pénible impression que même l'eau semble hésiter à s'élancer au dehors des canalisations. Les instants sont paresseux.

    Je promène mon chien. Lui, il est toujours là. Mais nous sommes de plus en plus seuls. De nouveau, j'ai décidé de faire des courses. J'ai été dans un très grand magasin. J'ai vu, pour la première fois, l'immense parking presque désert. Lorsque j'ai pénétré dans la galerie marchande, j'ai cru ne pas être à ma place, comme si je m'étais glissé dans le centre commercial avant l'ouverture, ou si je m'y étais retrouvé enfermé après la fermeture. Peut être est-ce cela : je suis resté dans le monde après sa fermeture, et j'y assiste comme vu de l'intérieur. Mais ces réflexions sont un pont et un chemin vers la folie. Je me dois de les oublier.

    Je n'ai croisé que deux ou trois personnes, aussi surprises que moi, qui regardaient davantage leurs semblables que les vitrines. C'est drôle, nous nous regardions, étonnés. Chacun de nous est maintenant une attraction. L'étrange impression d'être regardé par les vitrines. Mais je n'ai pas adressé la parole aux autres. Je ne les connais pas. Il y avait une jeune femme. Elle était belle. Je me suis retourné sur elle, pour la suivre du regard. Elle s'est éloignée, devenant de plus en plus petite, indistincte, puis elle a disparu, comme avalée par un angle de la galerie. J'ai failli retourner sur mes pas, pour retrouver son image. Mais à quoi bon ? J'ai donc poursuivi mon chemin solitaire.

    J'ai connu autrefois, quelques heures, une sensation similaire. Je m'étais égaré sur ma route, et je m'étais retrouvé, en novembre, dans une station balnéaire. C'était une jolie ville déserte, nous étions hors saison. À présent, c'est ma jolie vie qui me semble déserte, et c'est moi qui dois être hors saison.

   Le lendemain (ou quelques jours plus tard, car ils sont si semblables), lors de ma promenade quotidienne, je suis passé près d'une maison dont la porte reste souvent ouverte sur le jardin, ses habitants profitant de la fraicheur du soir pour aérer leur salon surchauffé. Dans cette rue, toutes les autres maisons avaient gardé leurs volets clos. Je ne sais pourquoi, je me suis enhardi à appeler. Le son de ma voix m'a semblé incongru, comme étranger. Il y avait pourtant du bruit dans le jardin qui entoure la maison. J'ai poussé le portillon, appelant de nouveau, plus fort, comme si j'étais inquiet. L'air semblait comme immobile. Je suis entré dans ce petit jardin, franchissant cette frontière qui faisait de moi un intrus. Indifférent, un chat gris ouvrit une paupière pour nous jauger. Ni moi ni mon chien paisible ne constituant une menace, il sombra de nouveau dans une torpeur féline de prédateur comblé.

   J'ai entendu le bruit venir vers moi, et j'ai vu, tournant à l'angle du jardin, une petite tondeuse-robot qui, méthodiquement, allait et venait, taillant indéfiniment la pelouse. Amusé, je l'ai suivie jusqu'à sa station de recharge, alimentée par des panneaux photovoltaïques. Je me surpris à espérer que ce modeste robot pourrait fonctionner ainsi des années, voire des décennies, sans intervention humaine. Dans la maison, je vis bouger quelque chose. Je risquai un regard. Dans la pièce déserte, meublée avec goût, un robot-aspirateur maintenait le sol dans un état immaculé. Il se déplaçait en zigzaguant, évitant les obstacles, tournant, reculant, poursuivant obstinément sa tâche sans l'ombre d'une volonté consciente. La volonté était ailleurs, dans un autre temps. J'eus soudain la désagréable impression que le seul mouvement dans cette maison, dans ce jardin, la seule illusion de vie, provenait de ces deux machines. L'Homme s'était effacé. Sur son rebord de fenêtre, le chat gris esquissa comme un sourire. Je divaguais : les propriétaires avaient dû sortir un moment, laissant leur maison ouverte. Après tout, il n'y avait personne pour les voler.

    À présent, il y a quelque temps que mon téléphone ne retentit plus des petits tintements annonciateurs des notifications de mon réseau d'amis virtuels. Peut-être que les gens, à force de virtualité, se sont effacés d'eux-mêmes.

    J'ai dormi. J'ai fermé mes yeux, et le monde s'est éteint. Je ne ressentais plus que mes lèvres closes l'une sur l'autre. Ce contact ferme et doux était la seule parcelle de réalité. Avant que je ne sombre dans l'inconscience, j'ai pensé que la réalité n'est jamais qu'un consensus entre les hommes, que le plus petit dénominateur commun de leurs sensations. Que devient-elle, si les hommes ne sont plus là en nombre suffisant pour lui donner force et subsistance ? J'ai vainement cherché une réponse loin d'elle, dans le rêve. Mais quelle est sa frontière ? C'est le raclement des griffes du chien sur le bois du lit qui m'a ramené à ma réalité. Les bêtes sont plus fermement ancrées dans le réel que nous. Pour elles, nulle échappatoire. Nous, les humains, nous ne savons plus nous contenter d'être, intensément, en tant qu'objets du présent. Nous sommes, nous voyons, nous pensons en devenir. À force de se projeter dans le futur, les autres ont-ils réussi à déserter le présent ? Pourtant, nous connaissons tous l'inexorable fin de l'histoire. À cette pensée, j'ai pris peur. Instinctivement, j'ai pensé à une femme. J'ai senti venir la jouissance, mais rien n'est sorti de moi. Comme si le vide était en train de m'envahir.

    Un jour, je n'ai plus vu personne. Je me suis promené avec le chien. C'est la seule personne qui reste. J'ai aussi roulé un moment, sans voir un autre humain. Les voitures sont sagement garées. Elles attendent. Je suis allé voir les magasins : ils étaient fermés. Comme un long dimanche qui se répète. Sur le net, les journaux me semblent tous identiques, et les nouveaux articles chassent les anciens. Mais ce qu'ils relatent me semble insignifiant. À croire qu'il ne se passe plus rien. Mais est-il déjà arrivé quelque chose qui ait eu réellement le moindre intérêt ? J'en viens à douter de ma mémoire. Les autres existent-ils ? Je crois que le monde, tout simplement, court sur son erre.

    En revenant chez moi, j'ai cueilli quelques figues pour mon chien, qui en raffole. J'ai entendu vrombir un drone qui livrait un paquet. Je me pris à rêver, en contemplant le petit engin volant passant devant la Lune, à l'amusante méprise qui surviendrait si, à présent, quelque vaisseau spatial extraterrestre venait à explorer ce quartier : ses expéditeurs essaieraient-ils d'entrer en contact avec une tondeuse et un aspirateur, en les prenant pour des formes de vie ? Mettraient-ils au point une zoologie des drones en observant notre ciel ? Les chats indolents seraient-ils classés parmi les minéraux, ou finiraient-ils par être considérés comme une espèce dominante, à l'origine obscure ? Je rentrais songeur, me disant que drones, robots et véhicules autonomes constitueraient alors comme un nouveau règne, parallèle aux animaux, aux plantes et aux champignons, poursuivant leur vie mécanique. Mais peut-être y a-t-il, finalement, plus de logique dans un robot que dans un insecte. Le robot ignore qu'il est, tout simplement, mais tant d'hommes sont des robots. Je ne sais pourquoi, cette pensée me parut déplaisante, et j'ai alors préféré découper les figues. Mon chien était content, et moi aussi.

   Le premier jour, où je ne vis personne, je m'amusais beaucoup de cette situation. L'impression d'être le fameux dernier homme. Les rues étaient vides, il y avait peu d'avions dans le ciel. Je m'emplis des bruits du vent, des feuilles, de l'impression de désolation heureuse de ces jolis jardins déserts, de ces places offertes, de ces routes soudain trop larges. Au milieu de ma promenade, je m'assis un moment pour boire à l'ombre d'un chêne. Mon chien s'étant déjà désaltéré au canal tout proche, il était impatient. Pourtant, j'attendis un moment sur ce banc, fermant les yeux, me délectant de l'impression de puissance que génère la solitude. Quelques jours plus tard, je me mis à échafauder les hypothèses les plus étonnantes au sujet de cette étonnante vacance des corps. « Ils sont tous morts », me dis-je, avant de réaliser que, justement, l'absence de toutes traces, de tout cadavre rendait la chose impossible. Certes, les avions, les programmes TV, une bonne part des voitures et de l'activité économique étaient autonomes, robotisés, automatisés, mais la mort ne passerait pas inaperçue, tout de même. Et puis, tout autour de moi, il y avait encore les traces d'une vie humaine. Tous ces gens devaient être là, mais pas en même temps que moi. Je ne réalisais pas encore qu'en réalité, il y a bien des façons de s'effacer, de disparaitre, de mourir.

    Non, « ils » ont tout simplement disparu. Pourquoi ? Et pourquoi pas moi ? Ma propre présence me semblait être le garant du caractère onirique de mes considérations. Jeux d'esprit. J'ai repris mon chemin. Chez moi, je détaillais un moment mon reflet dans la baie vitrée. En se superposant à celui du jardin, il était partiel, comme en partie effacé. Un homme et son chien. Ce reflet me troubla. Plus tard, dans la soirée, je me mis à rêver qu'en réalité, c'était moi qui étais mort, avec mon chien, et que nous hantions tous deux pour quelque mystérieuse raison les lieux de notre vie en étant incapables de voir les vivants qui y poursuivaient leur œuvre. C'était amusant. Mais je ne me résolus pas à être un spectre. Mieux valait être hors saison.

    Je me suis assis en regardant les étoiles. Contre moi, la chaleur douce et la respiration bruyante du chien m'ancrent dans la réalité. Cet animal est ma bouée de sauvetage. Il me retient dans l'univers sensible. Mais que m'empêche-t-il de voir ? C'est là l'explication, peut-être. Je suis empêché de voir. Les gens n'ont pas disparu. Non, ils me sont seulement devenus invisibles. C'est peut-être là le secret : lentement, chacun devient invisible à l'autre. Par manque d'intérêt, ceux que l'on croise sans les voir finissent par se fondre dans l'invisible. Mais, nous-mêmes, sommes-nous sûrs de mériter d'être vus ?

    Ce matin, dans mon miroir, il n'y avait plus qu'une pièce vide.

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