Chapitre IV

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  Kat avait une impression de déjà vu. La sensation d’émerger brutalement après une profonde apnée. Respiration difficile, cœur battant la chamade dans sa poitrine douloureuse... Il lui fallut quelques secondes pour retrouver ses esprits. Mais devant le spectacle qui s’offrait à ses yeux, elle se mit à douter de pouvoir le faire.

  Elle se trouvait face à une console, au milieu d’un grand espace circulaire étagé sur deux niveaux. Depuis le plafond un éclairage puissant illuminait plusieurs passerelles entrecoupées de sas. D’autres consoles et écrans de contrôle se succédaient à sa droite et à sa gauche. Elle était au niveau du sol dans un espace central en contrebas des passerelles. Au-dessus de sa console, un écran holographique brillait d’une luminescence diaphane.

  Complètement désorientée, elle ne comprenait pas ce qu’elle regardait. Son esprit lui semblait engourdi et ses sensations ralenties, comme engluées dans de la mélasse. Au bout d’un instant, elle sentit un léger picotement sur le bout de ses doigts gantés, figés au beau milieu d’une tâche qu’elle ne se rappelait pas avoir commencée. Il lui semblait se souvenir qu’elle était entourée de cadavres et qu’une voix l’avait appelé. Maintenant, elle n’avait plus aucune certitude.

  Les choses semblaient aller lentement, comme si le temps n’avait pas complètement repris son cours. Par petites touches, les sensations revenaient. Au bout d’un moment elle prit conscience de la présence de ses coéquipiers. Sans les voir tout d’abord. Juste en raison du retour de son ouïe, grâce aux bruits qu’ils faisaient autour d’elle.

  John en premier lieu. Juste à côté d’elle, il regardait une vue en coupe des différents secteurs de la station et c’était le bruit de ses doigts sur le clavier de sa console qu’elle avait entendu. Il semblait complètement absorbé dans sa tâche, touchant par moments l’écran de ses doigts dans une aura légèrement bleutée.

  Quant à Liz et Tom, elle se rendit compte de leur présence au son de leurs bottes. Parcourant les passerelles, ils passaient de sas en sas pour s’empresser de les sceller. Pendant que Tom entrait un code de verrouillage, Liz soudait rapidement les accès à l’aide d’un petit chalumeau laser portable. De son point de vue, en contrebas, Kat ne pouvait pas voir leurs visages, seul celui de John à son côté lui était visible et en l’observant, elle fut parcourue d’un frisson irrépressible. Couvert d’une sueur qui coulait jusque dans ses yeux, son visage affichait une inquiétude et une nervosité presque palpables.

  En fait c’était de la peur. Une peur brute, sauvage, même pas dissimulée, qui semblait jaillir de son corps comme des miasmes putrides. Voir la peur de John, la sentir était pour Kat quelque chose de nouveau et d’effrayant. Elle se sentait perdre pied, saisie d’une inquiétude abyssale.

  Sans préavis, et comme pour ajouter à son désarroi, son odorat revint en force et elle fut prise en un instant d’une intense envie de vomir. Insoutenable, une intense odeur de pourriture emplit ses narines et sa bouche. Elle avait l’impression de se noyer dans cette putréfaction morbide. En tournant la tête, elle plaqua ses mains contre sa bouche en prenant conscience du spectacle de désolation qui l’entourait. Ses yeux exorbités avaient du mal à transmettre les images à son cerveau déjà saturé. Pourtant il se chargea violemment de mettre à jour ce qu’elle n’avait pas encore remarqué. C’était comme la pire et la plus intense des sensations de déjà vu qu’elle n’avait jamais eu.

  Aussi loin que se portait son regard, tout autour d’elle, la salle n’était qu’un amas de consoles brisées et d’écrans éventrés. Mais surtout, tapissant le sol et les murs, recouvrant pupitres et claviers, des morceaux de corps informes et sanguinolents s’offraient à ses yeux écarquillés. Une boue rouge suintait partout. L’odeur âcre des viscères et du sang saturait son odorat. Une bile acide lui emplissait la bouche de son goût infecte.

  Comme précédemment, seuls des morceaux lacérés de vêtements subsistaient sur les tas de chaires. Certains tas semblaient agglutinés près des sas, laissant à penser que la sauvagerie les avait rattrapés alors que leurs anciens propriétaires essayaient de sortir. Tout baignait dans une mélasse cramoisie et gluante, ponctuée de multiples traces de tirs.

  Dans un état de stupeur absolue, Kat entreprit de se lever et de quitter son siège. Un bruit de succion répondit immédiatement à son initiative et elle se figea sans plus oser bouger. En regardant ses pieds, elle remarqua que des traces de pas plus anciennes étaient visibles. Derniers témoignages de la confusion et du chaos, elles se mêlaient dans un désordre absolu, se recouvrant les unes les autres. Nombreuses. Trop nombreuses.

  Avec un nouveau haut-le-cœur, Kat s’aperçut soudain qu’entre deux tas de chaires recouverts çà et là de morceaux de blouses, il y avait également des lambeaux d’uniformes. Les larmes lui montèrent immédiatement aux yeux. Il y avait encore peu de temps, ces uniformes étaient portés par l’équipe de sécurité de la station. Dans un coin une main tranchée tenait encore fermement son fusil. Elle les connaissait tous. Des collègues, pas vraiment des amis. Des verres rapides bus au comptoir. Des échanges professionnels surtout. Mais quand même…

  Elle regarda la main avec appréhension. Non elle ne la reconnaissait pas. Mais ils étaient tous mort, c’était certains, et cela manqua de la faire vomir pour de bon. Pas le temps de s’encombrer l’esprit avec des regrets. Elle se reprit et recommença à étudier les lieux de manière plus professionnelle.

  Ce qui était responsable du carnage avait surpris l’équipage. Les survivants s’étaient visiblement réfugiés dans le centre de contrôle. Peine perdue. Tout espoir de survie avait été anéanti dans un combat désespéré. Les impacts de balles qui constellaient l’espace alentour pouvaient en témoigner. En observant plus attentivement, elle tomba sur un premier élément de réponse. Entre les morceaux de chair et d’entrailles, elle avait remarqué d’étranges fragments. Elle n’en était pas sûre, mais la première chose qui lui vint à l’esprit était l’image de carapaces d’insectes.

  Kat s’approcha d’un des fragments pour l’observer plus attentivement. Rigide, légèrement courbé et d’une couleur vaguement jaune tirant sur un vert malsain. Encore un pas, et un craquement se fit entendre sous son pied. Long et fin, constitué de plusieurs segments, ce qui ressemblait à une patte de scarabée se terminant par une sorte de mélange entre une griffe et une lame de couteau de cuisine portait encore un lambeau sanglant.

  C’en était trop. La rupture était proche. La fière combattante pleine d’assurance avait disparu pour laisser la place à une jeune femme terrifiée, dominée par la peur et l’incompréhension. Elle jeta un œil vers ses compagnons. Ils se tenaient comme elle au milieu de ce charnier, mais ils semblaient réussir à rester concentrés.

  « Kat ? Qu’est-ce que tu fou ? Bouge-toi un peu ! »

  La voix de John la sortit de sa torpeur comme un électrochoc. Elle le regardait sans comprendre, l’air hagard.

  « Pourquoi tu t’es arrêté bordel ? Continue de vérifier si on capte les signatures des survivants. Dépêche-toi avant que ces saloperies reviennent ! Il faut que je trouve le chemin le plus rapide pour le labo.

  • Qu’est-ce qui doit revenir ? »

  Elle ne reconnaissait plus sa voix et avait à peine réussi à poser la question.

  La réponse n’eut pas le temps d’arriver. De nouveau le bruit qu’elle avait entendu revint, mais plus brièvement. Pourtant, au lieu de la tétaniser cela lui rendit un peu de son énergie et elle se remit à sa tâche. Sa peur avait suffisamment diminué pour qu’elle reprenne possession de ce qu’il lui restait de moyen. Secouant la tête pour éclaircir ses idées, elle se remit à passer en revue chaque section de la station.

  Sa concentration lui revenait au fur et à mesure de ses recherches, comme si la mélasse qui lui engluait le cerveau finissait par se dissiper. Les questions fusaient à présent dans son esprit pendant qu’elle pianotait frénétiquement sur le clavier. Ses mains tremblaient toujours, mais de moins en moins. Un autre sentiment commençait à remplacer la peur. Devant l’horreur du carnage, elle se surprit à espérer qu’il n’y ait pas de survivants.

  Une lumière se mit à clignoter sur son écran. Pendant un bref instant, elle hésita à la signaler.

  « Chef on a un signal ! finit-elle par lâcher.

  • Où ça ?
  • Pile dans la section des labos.
  • John ?
  • Je viens de finir à l’instant, chef. Je vous envoie le parcours. »

  Une alerte de mise à jour se mit à clignoter sur les visières du groupe. D’un mouvement de l’œil, Kat activa son tracking et une flèche directionnelle apparut devant son regard.

  « Chemin établi. On décroche. »

  Tom donnait ses ordres d’une voix ferme. Il descendait avec Liz pour rejoindre les autres quand John les interpella.

  « Contacts multiples !

  • Où ça ? » Tom avait presque crié.

  John marqua une pause, comme s’il doutait de la véracité de ses informations.

  « Partout ! Tout autour de nous. »

  Sur toutes les visières, des signaux clignotants indiquaient de multiples contacts inconnus. Un vrai feu d’artifice. Quelles que soient les directions vers lesquelles se portaient les regards, les signaux clignotaient dans une folle sarabande. Les distances n’arrêtaient pas de changer. Il était impossible de se fixer sur un endroit particulier.

  Derrière les sas des hurlements se mirent à retentir avec intensité. Les quatre équipiers levèrent leurs armes en même temps dans une direction différente, couvrant ainsi tous les angles. Le bruit venait de partout à la fois, un mélange horrible de cris monstrueux et de cliquetis inquiétants.

  Quoi que ce soit, ça se déplaçait en masse. À en juger par le bruit, ça se concentrait sur les sas. Tous les sas.

  « Ces salauds sont pas cons. Ils cherchent à entrer par tous les accès. »

  Liz parlait calmement en dépit de la situation.

  « Qu’est-ce qu’on fait chef ? Tu as un plan ? On est dans la merde là. »

  John avait plus de mal à se maîtriser. Un hurlement lui répondit. Différent des autres, plus intense et étrangement humain dans sa bestialité. Comme si un prédateur hybride se tenait prêt à tuer.

  Le hurlement provenait du sas principal et soudain le reste des bruits sembla se concentrer au même point.

  « John ?

  • Oui chef ?
  • Tu peux contrôler les sas ?
  • Affirmatif. Faut juste que j’arrive à capter le signal entrant. »

  Il pianota furieusement sur le clavier de manche de sa combinaison.

  « Ok alors. Kat et Liz avec moi. On rassemble tout ce qui peut servir et on se poste devant le sas principal. »

  Kat ne réagissait pas. Toujours désorientée.

  « Kat ! Bouge-toi. Qu’est-ce que tu fou ? Tu te remues ou on crève tous. »

  Tom perdait patience. Il lui hurlait dessus à pleins poumons. Ce fut comme un électrochoc. Une poussée d’adrénaline fulgurante. Kat réagit et fonça aider Liz à pousser les restes des consoles et autres débris métalliques de manière à improviser un goulet d’étranglement en face du sas principal. Ça ne tiendrait pas longtemps, mais ça suffirait peut-être à canaliser les assaillants s’ils parvenaient à entrer.

  Liz saisit sa torche à plasma et entreprit de souder les morceaux de métal pour consolider la barricade. Kat la regardait faire en silence, mais une question lui brûlait les lèvres.

  « Liz ? sa voix était un souffle.

  • Quoi ? Liz restait concentrée sur sa tâche.
  • Qu’est-ce qu’il y a derrière le sas ?
  • Tu te fous de moi ? C’est quoi cette question à la con ? Elle avait répondu sans tourner la tête.
  • Je t’assure je ne comprends rien. Il s’est passé un truc étrange.
  • Sans déconner ! Elle suspendit son geste et regarda Kat avec un air furibond. Tu ne trouves pas que c’est déjà assez le bordel comme ça ? C’est quoi cette connerie ?
  • Non vraiment. Il s’est passé un truc pas net là-bas dans la salle des combinaisons. J’y étais et puis je me suis retrouvé ici. Je ne me rappelle pas ce qui s’est passé entre les deux. Il me manque quelque chose.
  • Putain, Kat, ce n’est pas le moment de déconner. On a autre chose à foutre. On a failli se faire bouffer par ces trucs et tu me dis qu’il te manque quelque chose ? T’es cintré ou quoi ? Bouge-toi et finis le boulot.
  • Mais écoute, justement je…
  • Toi écoute ! On n’a pas le temps pour ces délires. Tu n’es pas concentrée. Soit tu te bouges le cul soit on y passe. »

  Sans la laisser répondre, Liz reprit sa soudure. Kat secoua la tête. Elle aurait voulu insister, mais elle finit par se focaliser sur l’action. Pas de temps à perdre. La survie d’abord. Si elle n’avait pas de réponse maintenant, tant pis. Il lui fallait vivre pour espérer en avoir plus tard. Une évidence, mais cela l’aida à se reconnecter à la réalité et à se concentrer.

  La barricade fut terminée rapidement. L’équipe prit position en s’abritant autant que possible et en couvrant tous les angles. Tom en pointe. Personne ne parlait. La tension qui augmentait à chaque instant. Kat se sentait fébrile quoique prête et avait l’impression que les autres étaient beaucoup plus stoïques et assurés. Presque trop calmes. Même s’ils semblaient concentrés et tendus leur comportement lui semblait différent du sien.

  De nouveau elle entendit le même bruit bref et maintenant presque familier. Dans un même mouvement, chacun leva son arme, prêt à tirer. Elle avait à peine senti son bras se lever et toute sensation de peur s’était évanouie dans ce simple geste. Maintenant elle fixait intensément son regard sur le sas droit devant ses yeux.

  Les bruits parvenaient distinctement de ce dernier, mais rien n’avait encore tenté de forcer l’entrée. Ce qui se trouvait derrière avait laissé de profondes traces dans toute la pièce. Elle se surprit à penser que ceci n’avait rien d’une destruction fait au hasard. Quoique se fut, l’adversaire savait parfaitement ce qu’il faisait, où se placer et attendait visiblement quelque chose de précis pour attaquer. Le bon moment !

  « Tout le monde se tient prêt. Dis soudainement Tom. »

  La peur revenait. Prégnante, sourde et abrutissante. Une peur qui ralentissait l’esprit et la respiration. Engourdissant les membres au bout desquels les armes semblaient plus lourdes. Enfin pour elle en tout cas. Les autres avaient simplement l’air concentrés. Plus elle les observait du coin de l’œil et plus elle avait l’étrange sensation de voir des personnes différentes des camarades qu’elle pensait connaître. Comme ce qu’elle avait ressenti en ouvrant les yeux dans cette pièce.

  « Eh Kat ! L’interpella Liz. Tu voulais savoir ce qu’étaient ces trucs non ?

  • Euh… oui. Bien sûr.
  • Et bien tu vas avoir de quoi te rafraîchir la mémoire.
  • À trois. Dis Tom. À mon ordre ouverture du sas… Un, deux… »

  Kat inspira profondément et plissa les yeux. Le doigt sur la détente de son arme se crispa légèrement, prêt à tirer.

  « Trois ! »

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