Saloperie de mouche!

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à HP

« T’en va pas ! », c’est comme ça qu’elle commençait, la chanson qui l’a fait connaître du grand public. « T’en va pas au bout de la nuit ! » C’est il y a, quoi, trente, trente-cinq ans... Elle parlait à son père de la femme de sa vie. Une petite ado, brune, mignonne. Aujourd’hui, on ne l’entend plus qu’une fois l’an, depuis longtemps, lors du traditionnel concert caritatif de décembre.

Et elle est là, sur l’écran de télé, elle s’est refait le look de sa jeunesse. Foutue nostalgie, quand tu nous tiens... Mais au fait, d’où que je regarde la télé, moi ? Ça fait bien six ans que je n’en ai plus, de télé... bizarre...

Et lui, maintenant ! Qu’est-ce qu’il fait là, cet ancien champion de tennis qui s’est lancé dans la chanson au lendemain de sa retraite sportive ? Tiens, il n’a plus les cheveux gris ? Il les porte longs, de nouveau ? Foutue nostalgie, quand tu nous tiens...

Alors c’est ça ? Ils nous sortent une nouvelle chanson, en duo, pour se relancer, pour la relancer ? Mouais, peu importe, je me casse...

Tiens, je ne suis plus chez moi... Y étais-je seulement ? Après tout, ça fait bien longtemps que je n’ai plus de télé, alors, chez qui j’étais ? On s’en fout, maintenant, puisque je suis dehors, en plein soleil, sans même avoir encore fait le moindre pas... Ah non, je suis en voiture, je cherche une place pour me garer, c’est pour ça que j’approche de la place de l’Ancienne Comédie, furtivement rebaptisée Place François Mitterrand durant le mandat du maire Michel, foutue nostalgie, quand tu nous tiens, mais qui a retrouvé son ancienne identité avec l’investiture de son succésseur. Quelle importance, de toutes façons, toutes les places sont vides mais des panneaux provisoires interdisent le stationnement. C’est malin ! Je la mets où, ma voiture, moi, c’est que j’ai des trucs à faire, moi ! Quels trucs, au fait ? On s’en fout, il n’y a pas de place de stationnement, et ça me fait suer ! Pourquoi ils ont tout bloqué, ici ? Quoi ? C’est à cause de nos deux chanteurs ? Ils lancent la promotion de leur nouveau disque en duo ? Ici, dans cette toute petite ville ? N’importe quoi !

Mais... Mais, non, que je suis bête, on n’est pas à Semur, on est à Dijon, je vois bien, on n’est pas loin de la Place Emile Zola. D’ailleurs, il fait nuit, un peu humide... Il y a du monde dans la rue, une foule enthousiaste, ça crie, ça chante. Et des personnalités qui passent, un vrai défilé. Mais qu’est-ce que tu fais là, toi, avec moi, ici ? Tu détestes les foules... Et tu ne t’intéresses pas particulièrement aux célébrités, tu n’es pas du genre groupie hystérique... Alors, qu’est-ce que tu fais ici ? Et qui garde les enfants, à la maison ? On s’en fout ? Oh tiens, regarde là-bas, en tête de cortège. Tu les vois, les deux grands gaillards ? Regarde celui de droite, en manteau noir, vachement classe. Non, pas celui de gauche en manteau marron, l’autre. C’est notre champion de judo, oui, plusieurs fois champion du monde, champion olympique, tu sais, celui qui est en poster grandeur nature à l’entrée du dojo. Ben... t’es où ? Plus là... Bon, je me casse, alors ? Non, une minute, ce camion de pompier, énorme, rouge et blanc, avec sa grande échelle, où fonce-t-il, comme ça ? La rumeur enfle, « C’est lui, c’est lui ! ». Comment ça ? Lui, qui vient faire sa promotion en camion de pompier ? Ça n’a pas de sens ? De toutes façons, il passe, ne s’arrête pas, ce n’était sûrement pas lui... Minute ! Il fait le tour du terre-plein et revient se garer. Zut, à la fin ! On n’est pas à Dijon, on est à Sens ! Pas grave, de toutes façons, on est au restaurant, ils sont tous installés. Mais combien de tables ? C’est incroyable ! Tout ce monde ! Pour ces deux chanteurs ! C’est quand même pas les Beatles !

Je scrute l’assemblée, je me tiens derrière le muret de séparation. Des tas de visages inconnus. Dans la foule, je ne vois même pas les chanteurs, ni même le champion de judo... Et les fans ? Tiens il ne sont plus là ? Je suis tout seul, de mon côté du muret, à regarder tout ce monde manger, parler, rire. Des dizaines de personnes, sans visage. Quoi ? Toi ? Tu es là aussi ? Que fais-tu parmi eux ? Depuis tellement longtemps, plus de vingt-cinq ans... Mais ça, c’était dans la vraie vie... Tu es revenue, plusieurs fois, depuis, hanter mes nuits, puis moins souvent, puis de moins en moins. Et te voilà, toujours aussi belle. Tu ne m’as pas vu, je tourne les talons je fais quelques pas, vers les commodités. Je me ravise, demi-tour. Tu es là, debout, du même côté du muret que moi. Tu n’es pas seule. Cette petite, sur son fauteuil roulant, tu lui montres le chemin. Je m’approche, je ne peux pas parler... Je voudrais te dire tant de choses. Mais je ne peux pas parler. Tu me regardes, c’est toi qui prends la parole, tu m’expliques.

- Elle est russe, elle a dix ans.

Comment ? Une petite que tu as adoptée ? Comment je le sais ? Je n’en sais rien... Mais ça confirme, tu as le cœur sur la main, mais pas la main au fond des poches.

Tu fais un pas vers moi, tu poses tes mains sur mes joues. Tu me rappelles ce que je n’ai jamais oublié.

- On ne se connaissait pas, on s’est rencontré, tu étais amoureux de moi...

Tu rapetisses ? Comment est-ce possible ? T’en vas pas ! T’en vas pas au bout de la nuit !

J’ouvre les yeux, le réveil va bientôt sonner, elle m’a encore tiré de mon sommeil, Saloperie de mouche !

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