La lie noire de nos vies

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 — Tu sais quel est l’animal le plus vieux ?

 Chloé mordilla sa lèvre inférieure déjà gercée et réfléchit un instant avant de donner sa langue au chat.

 — Le zèbre, dit Léo en souriant. Parce qu’il est en noir et blanc.

 Elle leva les yeux au ciel et se retint de rire.

 — Mais t’as quel âge ?

 — Vingt-deux ans, pourquoi ?

 Elle lui jeta un regard amusé auquel il répondit avec son habituel sourire niais. Qu’est-ce qu’elle avait pu détester ce sourire la première fois qu’ils s’étaient vus ; qu’est-ce qu’elle pouvait l’aimer à présent.

 — Allez, viens ! lui lança-t-elle.

 Ils avançaient dans le sous-bois, protégés du lourd soleil estival par les feuillages bienveillants. Le chant mélodieux des oiseaux les accompagnait, ainsi que celui plus strident des cigales. Léo retira le sac plein d’« au cas où » qu’il avait sur le dos et éventa son t-shirt imbibé de transpiration.

 — On est encore loin de ce que tu voulais me montrer ?

 — Non, je ne crois pas, dit-elle en baissant les yeux.

 Son air rieur s'était envolé. Elle se remémora la grotte, ses murmures dissonants, le lac noir et les centaines de stalactites pendues comme autant d’épées de Damoclès au-dessus d’elle. Elle se souvint de la solitude, de l’angoisse, de la douleur. Mais elle se souvint aussi s’être sentie plus légère en ressortant. Cette grotte avait remplacé la lame de son rasoir.

 — Ça va ? s'inquiéta-t-il.

 — Ouais…

 Elle releva la tête. Ce lac rouvrirait des blessures qu’elle voulait lui montrer, cependant elle savait qu’elle n’aurait pas le courage de les lui dévoiler autrement. Elle avait prévu de le lui dire, quelques fois, mais avait toujours fini par y renoncer. « Ce sera différent cette fois-ci » s’était-elle promis.

 — Ouais, répéta-t-elle, ça va. Viens, on y est presque.

 Rassuré, il reprit son grand sourire. Chloé inspira profondément. Tout allait bien se passer.

 Ils arrivèrent devant la falaise. Chloé s'avança vers une anfractuosité située à hauteur de taille. Elle était rectangulaire comme la pupille d'une chèvre et en partie entourée d'une lézarde. La jeune femme grimpa jusqu’au replat, bientôt suivie par Léo. La grotte était plus grande qu’elle ne le paraissait vu de l’extérieur. Une autre personne aurait pu s’y tenir avec eux sans qu’ils ne se sentent à l’étroit. L’air était froid ; la chair de poule les gagna.

 — Mon grand-père appelait cette grotte « l’œil du diable », commenta Léo. Je n’y étais jamais entré.

 — On n’est pas encore arrivés.

 Chloé désigna un passage au fond du gouffre. Elle s’y engagea la première. Le silence et l’obscurité se refermèrent sur elle, son sang gela dans ses veines. Elle se concentra sur sa respiration et attendit. Enfin, elle sentit une présence à ses côtés. Sa main chercha instinctivement celle de Léo ; elle s’y accrocha de toutes ses forces.

 Il voulut allumer la lampe de son téléphone mais celui-ci resta éteint. Il essaya plusieurs fois avant de sortir une batterie externe de son sac. Il la brancha, en vain. Chloé le calma. Leurs téléphones ne fonctionneraient pas dans cette grotte. Aucune distraction ne le pouvait. À mesure que leurs yeux s’habituaient à la pénombre, ils discernaient stalactites et stalagmites se dresser tout autour d’eux. Elle eut l’impression de se trouver au milieu d’une gigantesque mâchoire. Et de cette mâchoire dégoulinait une salive poisseuse qui maculait les crocs. Ils marchèrent dans un silence angoissant ; deux ombres, deux spectres sur les rives sur Styx.

 — Chlo, c’est quoi cet endroit ?

 — Je ne sais pas vraiment… Je l’ai trouvé par hasard, il y a quelques années.

 — On peut pas sortir ?

 — Attends… Je dois te montrer quelque chose.

 Elle l’entraîna avec elle. À mesure qu’ils progressaient, des bruits s’ajoutaient à ceux de leurs respirations. Presque imperceptibles d’abord, ils devinrent de plus en plus forts. Des voix détestées firent écho entre les dents de pierre, des ricanements cruels d’enfants et d’adultes qui la frappaient à nouveau. Le souffle de la grotte les poussait en avant.

 Les parois s’élargirent autour d’eux ; ils arrivèrent devant un lac.

 Elle lâcha la main de Léo et retira ses sandales. Il voulut la retenir lorsqu’elle s’avança vers l’eau, mais elle le repoussa.

 — Il faut que tu me voies… déclara-t-elle d'une voix déterminée.

 — Mais de quoi tu parles ?

 Le dernier soupçon de doute s’évapora des yeux de Chloé, puis elle enfonça ses pieds dans le lac glacial. Il crépita à son contact. Une écume blanchâtre tentaculaire se forma et se propagea à la surface alors que l'eau commençait à tournoyer autour d’elle. Des larmes noirâtres et visqueuses gouttaient sur ses joues. Crispée, la jeune femme se prépara à la souffrance qui allait suivre. Paupières serrées, elle étouffa un cri lorsque sa peau se déchira ; sur son avant-bras gauche réapparurent les barreaux boursouflés de son ancienne prison de chair. La sanie qui en suintait tacha sa manche. D’autres plaies se rouvrirent et tachèrent ses vêtements par endroits. La moindre blessure se trouvait ainsi exposée. Elle avait tenu sa promesse, Léo pouvait enfin découvrir ce qu’elle lui avait toujours caché. L’air plus morte que vive, elle se tourna vers lui. Il recula d’un pas ; elle lui adressa un sourire triste.

 — Voilà, murmura-t-elle.

 S’il y avait eu plus de lumière, elle se serait inquiétée de le voir si pâle. Il resta pétrifié, tremblant. Elle se demanda s’il allait fuir, hurler ou s’évanouir. Ce qu’il voyait devait aller à l’encontre de toutes ses convictions. Mais ce qu’il voyait, c’était Chloé.

 Léo avança vers elle d’un pas hésitant et l’enlaça. Ils pleurèrent ensemble.

 Entre deux sanglots, il parvint à bredouiller :

 — Je t’aime, Chlo.

 — Je t’aime, Léo.

 Et la sanie s’arrêta de couler.

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