Chapitre 15

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— Le repos ne te réussit pas, entama le commissaire Marchand, de l’autre côté de son bureau. Qu’est-ce que t’as fichu pendant ces quinze jours ? T’es plus pâle qu’un mort et il ne te reste que la peau sur les os !

— Pas tes affaires, rétorqua Lepois.

— Henry, s’il te plaît…

— Alors, disons que ce sont les bienfaits du grand air et de la liberté. Faut croire que tu devrais plus souvent me mettre à pied, hein ?

— Tu sais très bien que je n’avais pas le choix. Les pressions venaient d’en haut, et…

— Et ta carrière, c’est ça ? grinça l’inspecteur, déclenchant un regard glacial chez son supérieur. Pas la peine de revenir là-dessus, éluda-t-il aussitôt d’un geste de la main. Choix ou pas, t’as décidé d’obéir. Et concernant ce que j’ai fait, ne me prends pas pour un serin, tu le sais très bien.

Lepois se montrait dur avec son ami. Simple exécutant, le pouvoir de Marchand s’arrêtait aux murs de son commissariat. Il ne contrôlait que très partiellement la criminalité de son quartier et devait se plier aux injonctions de ses supérieurs, ou risquer de se voir rétrogradé et muté dans une province perdue de l’empire. Les rares officiers récalcitrants finissaient leur carrière au fond d’une vallée hongroise ou dans la solitude des steppes de Russie. Quand on ne les retrouvait pas, pour les plus obstinés, refroidis dans leurs lits.

— De quoi est-ce que tu parles ? s’étonna Marchand, sourcils froncés.

— Et les deux guignols qui m’ont collé au train, après m’avoir foutu dehors ?

— Les deux… oui… enfin… c’était pour m’assurer que tu n’allais pas faire de bêtise.

— Ceci dit, siffla l’inspecteur, c’était très fin de ta part d’envoyer les lourdauds à la porte de devant, tandis que tu plaçais des flics plus professionnels à l’arrière. J’ai failli me laisser berner.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Je n’ai envoyé que Bessière et son coéquipier ! Qu’est-ce que tu crois ? Que je peux mobiliser la moitié de la brigade pour te filer ? Le quartier craque de partout, et je mettrais mes hommes aux fesses du grand inspecteur Lepois ?

Le policier sonda le regard de son supérieur : irrité, franc, s’il jouait un rôle, il frôlait la perfection. Si les trois inconnus derrière le Savoye n’étaient pas des flics de base, d’où pouvaient-ils venir ? À la réflexion, ils semblaient bien trop doués pour des collègues. Un condé, même déguisé en danseuse de cabaret, restait toujours un condé. Alors qui ? La Brigade ? Pourquoi le suivre ? Se doutaient-ils déjà à l’époque de ce qu’il allait découvrir en fourrant son nez dans le meurtre d’Olga ? Par exemple, l’état pitoyable de leur avancement, plus proche du sabotage organisé que d’une réelle enquête.

— Laisse, soupira Lepois. Une chose de plus à vérifier…

Marchand l’étudia à son tour, interrogateur, avant de reprendre, d’un ton empli de sous-entendus :

— En attendant, tu n’es peut-être pas au courant, du fait de ton éloignement à tout ce qui touchait à la police durant ces derniers jours, mais la préfecture a été visitée.

Évidemment. Jules savait déjà tout, il avait dû mener ses propres investigations, et n’ignorait donc pas qui s’était introduit rue de Jérusalem. Ne restait plus à Lepois qu’à jouer un peu, dans l’attente de la sanction.

— Visitée ? feignit de s’étonner l’inspecteur. C’est-à-dire ? Par l’empereur ? Le roi d’Italie, un prince de Bohème ?

— Arrête ça ! tonna le commissaire. Tu sais très bien de quoi je parle !

— Explique-moi, poursuivit Lepois sur le ton de la dérision. Les coups que j’ai pris sur la tête m’empêchent parfois de réfléchir normalement.

— Je confirme ! Une équipe de professionnels. Ils n’ont rien dérobé et se seraient contentés de s’introduire dans les locaux de la Brigade. Ça ne te dit rien, bien sûr ?

— Rien de rien.

— Évidemment ! En attendant, trois policiers se sont retrouvés sur le carreau, et…

— Sur le carreau ? coupa Lepois, inquiet.

Il repensait aux corps estourbis par l’Assommoir, en particulier le moustachu qui avait reçu par deux fois la locomotive dans les gencives. Pourvu que…

— Oui, ça te perturbe ? Mais si ça peut te rassurer, deux d’entre eux s’en sont sortis avec une bonne gueule de bois. Le troisième a été plus amoché, comme s’il avait pris une double couche.

— Ça, c’est bien possible.

Lepois se sentit soulagé. Leur virée nocturne n’allait pas tourner à la catastrophe la plus totale et l’Assommoir, malgré ses paluches, savait finalement doser ses douceurs.

— Merde, Henry ! C’est sérieux ! Le préfet est dans tous ses états. Même le ministre est monté au créneau.

— Et l’empereur ?

— Quoi, l’empereur ?

— Il en dit quoi ?

— Tu te crois malin ? La brigade spéciale veut la peau de celui qui a fait ça. Et il semblerait que ta tentative de visite chez eux l’après-midi même leur ait mis une sacrée puce à l’oreille. Du genre grosse comme une vache.

— Pour une fois qu’ils arrivent à mener une enquête.

— Arrête, on la connaît, ta rengaine, Henry.

— C’est pas ça, Jules.

Lepois hésita à tout balancer. Il réfléchit un instant, le regard perdu. De toute façon, sa présence à la préfecture ne faisait déjà plus aucun doute, autant se lancer.

— Il y a rien dans leur dossier, rien que du vent. J’ai tout épluché, tout étudié. C’est rempli de vide.

Le commissaire se prit la tête entre les mains.

— Mon Dieu ! Et en plus, il avoue… Henry, je pourrais t’envoyer en forteresse pour ça ! T’es inconscient ?

— Merde ! s’emporta l’inspecteur. T’as pas entendu ce que je viens de te dire ?

— Si, j’ai entendu, nom d’un chien ! Mais je m’en cogne ! Et tu sais pourquoi je m’en cogne ? Parce que ça ne me regarde pas. T’as fourré ta main dans une gueule qui va te bouffer le bras. Alors, je t’en prie, retire-toi maintenant. Fais-toi oublier, je me chargerai d’arrondir les angles.

Le commissaire poussa devant lui l’arme de service et la carte de Lepois. L’inspecteur étudia la réaction de son ami. Au-delà de la colère grondante, il devinait de la peur. Une peur sourde, profonde. Que craignait à ce point cet homme pourtant solide ?

— Reprends ton barda, ordonna Marchand. Fais ce que tu sais faire de mieux, et oublie tout ça. Le quartier a besoin de toi… J’ai besoin de toi.

La sincérité du commissaire ébranla Lepois. Comment lui expliquer qu’il ne lâcherait pas ? Qu’il ne pouvait plus abandonner ? Le visage d’Olga entouré de sa chevelure blonde tachée de sang flottait devant lui. C’est bon, pas besoin de piqûre de rappel, merci. Il récupéra ses affaires, apprécia le poids de son arme dans sa paume, à nouveau protégé par ses papiers de flic.

— T’as gagné, Jules. Je remonte en selle. Tire-miche et la Trogne sont dans le secteur en ce moment. Quelques jours à l’ombre devraient calmer leurs ardeurs.

Lepois savait que Marchand ne croirait pas à cette comédie. Le commissaire esquissa un sourire de dépit avant de donner congé à son subalterne.

— Prends garde à toi, Henry. Il y a beaucoup de choses que je ne parviendrai pas à faire.


L’odeur propre à tous les postes de police empuantissait la salle principale. De retour à la maison, songea Lepois avec un pincement. Un contrebandier attrapé en pleine transaction hurlait son innocence dans un coin. Un autre allait prendre sa place, plus malin, sélection naturelle parmi les brigands. Deux prostituées s’invectivaient, une histoire de client volée par l’une, ou inversement. À l’entrée, un bourgeois, détroussé au sortir d’un bordel, réclamait justice. Le spectacle ne s’était pas arrêté en son absence.

Lepois s’assit derrière son bureau situé, privilège de sa position, à l’écart de la cohue. Il y bénéficiait d’une relative tranquillité avec, comble du bonheur, une fenêtre rien que pour lui. L’air vicié de Paris se mélangeait aussitôt à celui du poste, créant chaque fois de nouvelles fragrances.

Il contempla longuement ce monde. Son monde. Il ne l’avouerait jamais à personne, mais tout ça lui avait manqué. Il s’empara d’une missive au sommet d’une considérable pile de notes et de courriers accumulés durant son absence.

— Mais le Messie est revenu ! Je me disais bien que ça recommençait à corner, par ici.

Lepois leva les yeux, impassible. L’inspecteur Bessière, évidemment.

— Tiens, Bessière. Comment ça va, ton nez ?

Le policier, machinalement, porta la main à son appendice malmené par le docteur Balas. L’hématome autour de son tarin lui donnait l’aspect d’un insomniaque.

— Fais gaffe à toi, Lepois ! T’en as énervé plus d’un, ici comme ailleurs. Tes conneries ont rejailli sur le poste, et les collègues apprécient pas ce genre de publicité.

Et encore une mise en garde ! Décidément. Celle-ci, toutefois, n’avait rien de sympathique. Les flics n’aimaient pas les histoires. Intègres ou véreux, ils ne pouvaient plus travailler tranquillement si la lumière se projetait sur eux.

— Quand tu parles de publicité, grinça Lepois après un court silence, tu veux dire que ça va gêner ton trafic d’alcool, c’est ça ?

Il jouait en dessous de la ceinture, il le savait. Entre policiers s’arrangeant avec la loi, une règle prévalait : on ne parlait pas des affaires des autres et on n’empiétait pas sur les plates-bandes du voisin. Une forme de code d’honneur tout relatif calqué sur celui des malfrats.

— Lepois, je vais te buter, si tu la fermes pas.

— Allons, allons, calme-toi, mon ami, fit mine de reculer l’inspecteur. Faisons la paix… j’ai besoin de ton aide.

— De mon aide ?

Bessière se méfiait, prêt à fondre sur son collègue.

— Tout juste.

— Et pour quoi ?

— On a coincé ta mère, cette nuit. On l’a retrouvée enfilée entre un cheval et un chien, faudrait que tu ailles l’identifier.

— Salopard ! éructa le flic.

Bessière se précipita vers Lepois, mais celui-ci, hilare, avait anticipé la réaction et s’était penché en arrière. Il se leva de sa chaise, poings en avant. Un peu d’exercice, ça va pas faire de mal. Bessière, affalé sur le bureau, se redressa et le contourna pour fondre sur son adversaire. Une grimace de fureur dénaturait son visage.

— C’est la dernière fois, Lepois ! hurla-t-il de plus belle. Un seul de nous deux sortira vivant d’ici !

— C’est quoi ce foutoir ? tonna le commissaire, attiré par le vacarme.

Bessière stoppa net, obéissant à l’instinct primaire du flic engueulé par son supérieur. Il reprit son souffle, hésita un instant à achever son action. Marchand se tenait entre les combattants, une demi-douzaine de policiers s’étaient approchés, prêts à séparer les deux combattants. Avec l’idée de leur laisser d’abord s’échanger quelques coups de poing, juste pour le spectacle.

— Je ne sais pas, Jules, répondit Lepois d’un ton posé. Bessière est devenu fou. Il m’a accusé d’avoir couché avec sa femme. Franchement, commissaire, ajouta-t-il rictus en coin, sa femme… vous l’avez vu, sa rosse?

Ricanement parmi l’assistance, tandis que Bessière virait à l’écarlate.

— Nom d’un chien ! reprit Marchand d’un ton autoritaire. La ferme, maintenant ! Ou je vous descends tous les deux en cellule. Bessière, calmez-vous immédiatement et retournez à votre place ! Henry, fous-moi le camp ! Je ne t’ai pas fait revenir pour que tu sabotes mon poste. Va enquêter dans le quartier, arrêter qui tu le souhaites, ou même te faire pendre ailleurs, mais je ne veux pas te revoir ici avant demain matin !

Un lourd silence s’installa dans le commissariat. Les témoins, flics, suspects ou victimes attendaient avec impatience la résolution de cette scène inhabituelle.

Lepois sourit largement, lança un clin d’œil narquois à un Bessière livide, puis salua son supérieur, imitant un soldat à la parade.

— À vos ordres, commissaire. Je vais aller enquêter… ailleurs, conclut-il après un infime silence.

— Henry…


Le policier sortit du poste d’un pas vif sans croiser les regards de ses collègues. Déjà peu apprécié d’eux, cet esclandre, bien que les ayant fait rire aux dépens de Bessière, n’allait pas arranger sa réputation. Il haussa les épaules. Après tout, s’il avait voulu être aimé, il serait devenu acteur, ou homme politique.

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