Succube

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C'était le début de soirée. De nombreuses personnes, seules, en couples ou en bandes d'amis, parcouraient les rues de la ville. Certains allaient au cinéma, au restaurant, chez les uns ou les autres. Plus on s'éloignait des grandes artères, plus les lumières publiques se faisaient rares. Dans une contre-allée, un signe criard clignotait pour signaler l'emplacement d'un bar. A l'intérieur, la majorité des clients étaient des hommes seuls, venus pour noyer un quelconque chagrin d'amour ou essayer d'oublier leur journée de travail. Certains fuyaient leurs femmes un moment et venaient pour jouer au billard, remporter quelques paris avant de rentrer se faire invectiver pour leur retard et leur haleine puant l'alcool. 

La plus belle femme du monde se trouvait accoudée au bar de cet établissement à la réputation peu reluisante. En tout cas, c'était la déduction logique que ferait n'importe qui comptant le nombre d'hommes la dévorant des yeux. La femme n'en avait cure et son regard était plongé dans son cocktail, tourné machinalement avec son ombrelle rose. 

La raison de sa présence ici n'était pourtant pas différente de celles des hommes rassemblés. Boire, s'amuser, passer une bonne soirée et rentrer accompagnée ce soir pour continuer la fête dans son lit. Avant de payer l'inéluctable tribut qu'elle devait à sa bienfaitrice. Bienfaitrice ou bourreau, elle ne savait pas vraiment comment la décrire finalement. Penser à Lilith lui fit soudainement perdre l'envie de s'amuser. Sa seule pensée lui faisait l'effet d'une douche froide. Morose, elle termina d'un trait son cocktail et commanda quelque chose de plus fort. 

— Mauvaise journée ? s'enquérit la barmaid en posant le verre.

— Plutôt une mauvaise matinée qui s'annonce, répliqua la cliente. 

— Profitez de votre soirée au lieu de vous miner le moral à vous inquiéter pour demain. Ca viendra bien assez tôt, sourit l'employée. 

Son sourire illumina le comptoir de l'établissement. Tel un phare dans la tempête, elle était une lumière qui chassait la morosité et les pensées déprimantes. Ses yeux pétillaient la joie de vivre. 

— Carpe diem, comme disaient les Grecs ? murmura la belle. 

— Je vous ressers un autre cocktail après ça ? Ce genre de boissons vous va mieux que ce tord boyau... 

— Merci. On peut se tutoyer peut être ? Je m'appelle Hélène, se présenta la cliente. 

— Sam. Enfin Samantha, répondit la barmaid. Mais je préfère Sam. 

Hélène trempa ses lèvres dans le verre de l'alcool fort qu'elle avait commandé. Le goût était bien trop prononcé. D'une moue dégoûtée, elle le reposa sur le comptoir, croisant le regard amusé de Sam. " Je te l'avais dit" semblait-elle penser. D'un air pensif, elle prit le verre des mains d'Hélène. Le contact de ses doigts électrisa la cliente. Elle se mordit l'intérieur de la lèvre, songeuse. Elle se pencha, comme pour confier un secret. Sa position mettait à présent en avant ses atouts féminins, soulignés par l'uniforme centré qu'elle portait, pour le plus grand plaisir du regard dévorant d'Hélène. 

— Ne le dis à personne, mais je t'offre celui-là. Tu ne vas pas payer pour ce truc infâme. 

— Oh, merci ! sourit Hélène. Je ne dirais rien. 

Elle fit un clin d'œil complice. Elle déploya toutes ses phéromones pour espérer attirer Sam plus proche d'elle. La jeune barmaid lui rendit son sourire et fit disparaître le verre. Il suffirait qu'elle se penchasse un peu plus pour qu'Hélène ne puisse l'embrasser. Elle rêvait de pouvoir sentir le contact de lèvres d'une autre femme sur les siennes. Mais Sam, insensible à sa magie, se détourna pour aller préparer le cocktail. Déçue, Hélène joua avec une mèche de sa chevelure. Elle savait qu'elle ne devait pas se retourner pour croiser le regard d'un quelconque homme dans la salle. Le déploiement de sa magie de séduction n'avait peut-être pas marché sur Sam mais elle était efficace sur les spécimens du sexe opposé. Diablement efficace. Il lui suffirait de regarder un homme pour qu'il tombe sous son emprise. Ce pouvoir était redoutable pour les démons de son espèce et permettait à chacune de rentrer avec une proie avec le moins d'effort possible. Et une proie consentante. 

Elle se demanda comment elle apparaissait aux yeux de Sam. Les succubes avaient la particularité de pouvoir prendre l'apparence qui plaisait le plus à leurs proies. De cette façon, les hommes pensaient parler à la femme de leurs rêves, incarnation de leur idéal féminin, quel qu'il soit. Mais aux yeux des autres femmes, comment était-elle perçue ? Hélène se l'était toujours demandé. Avait-elle l'apparence du genre de femme dont chacune est jalouse ? Une créature répondant à tous les critères de beauté de l'époque et inatteignable pour le reste des mortelles ? Ou alors, peut-être apparaissait telle qu'elle était avant sa rencontre avec Lilith il y a si longtemps ? Hélène était incapable de se souvenir de quelles couleurs étaient ses yeux ou ses cheveux jadis. La forme de son visage avait changé à tellement de reprise et la taille de sa poitrine et de ses fesses avait connu tous les extrêmes que s'en avait été ridicule. 

— Et voilà, désolée pour l'attente ! fit Sam, toute sourire et les yeux pétillants. 

Elle posa théâtralement le verre devant sa cliente et décrit le breuvage qu'elle avait préparé. Les associations d'ingrédients de dirent rien à Hélène, qui avait pourtant passé d'innombrables soirées à avaler de l'alcool pour se résoudre à accomplir la part de son marché. Voyant son air interrogateur, la jeune barmaid ajouta qu'il s'agissait d'un cocktail personnalisé, conçu spécialement pour elle et qui devait lui rendre le sourire pour la soirée. Et peut-être même pour l'aider à affronter sa matinée difficile comme elle s'en était plainte. 

— Oh ! s'écria Hélène, jouant le jeu, vite, je dois boire ce breuvage magique alors !

— Pas trop vite ! Il faut le savourer ! 

La jeune et jolie barmaid flirtait-elle à son tour se demanda Hélène. Ou se comportait-elle ainsi avec tous ses clients pour lui faire plaisir ? Les barmans étaient bien connus pour être des psychologues et des mixologues hors pairs. Peu importe pensa la belle. Sa magie avait été inefficace, elle semblait condamnée par sa nature à n'attirer que le sexe opposé. Elle retint un soupir pour ne pas montrer à Sam sa tristesse. Elle prit donc le verre délicatement et le porta à ses lèvres. Elle ferma les yeux et savoura la première gorgée. Le cocktail était fruité et enivrant. Elle résista à l'envie d'en reprendre immédiatement et reposa gentiment son verre. 

— Alors ? 

— Mes compliments, c'est le meilleur verre que j'ai bu depuis des lustres ! 

Hélène passa la soirée à discuter avec Sam. Malheureusement, la jeune femme annonça que son service arrivait à sa fin et qu'elle allait être remplacée par un collègue. La magnifique cliente hocha lentement la tête. Sam lui souhaita une bonne soirée et remarqua lorsque Sam rejoignit l'arrière boutique, dans un jeu de lumière, que la jeune femme portait une bague de fiançailles. Elle soupira, décidemment, elle n'avait jamais de chance avec la gente féminine ! Elle se demanda si ça faisait partie du "cadeau" de Lilith ? Toujours faire en sorte de repousser la concurrence ? De ne pas dévier de sa mission ? Lorsque le nouveau barman prit la place occupée par Sam, elle prit soin de ne pas le regarder. Elle sentait ses phéromones toujours en action dans la salle, elles le resteraient tant qu'elle n'aurait pas croisé le regard d'un mâle pour le faire tomber sous son charme. Elle paya l'addition, lui dit de garder le surplus en fixant son épaule. Elle prit son sac et se leva. Sur son chemin vers la porte, elle jeta son dévolu, par défaut plus que par réel intérêt, vers un homme brun, qui la dévorait du regard, une lueur lubrique dans l'iris. Sans un mot, il la suivie dehors. 

Dans le taxi qui la ramenait chez elle, Hélène aperçut son reflet dans la vitre. Ce soir, elle serait donc une jeune femme d'une petite vingtaine d'années, aux yeux de biche, à la chevelure rousse cuivrée, avec quelques tâches de rousseur disséminées sur le visage. Elle se demanda si elle représentait quelqu'un de spécial pour l'homme ou un fantasme. Peu lui importait de savoir véritablement la réponse de toute façon. 

Dans son appartement, l'homme ne put se retenir plus longtemps et commença à caresser la peau de sa compagne et à l'embrasser. Elle se laissa faire, comme absente, pensant aux courbes du visage de Sam. Peu à peu, elle perdit ses vêtements et se retrouva sur son lit, avec un poids sur elle. Il la touchait, la dévorait. Elle se demanda si Sam aurait été aussi ardente ou si elle aurait pris son temps afin d'explorer sa peau. Lorsque sa proie utilisa sa langue contre sa féminité, elle prit enfin un peu de plaisir. Ca, une femme lui aurait fait également. Mais l'instant dura que trop peu, l'homme pressé ne comprenant pas l'intensité de son action. Rapidement il la pénétra et elle perdit toute envie. Elle laissa ses pensées vagabonder pendant qu'il finissait. Lorsqu'il retomba, béat, sur le côté du lit, elle se leva sans rien prononcer. Elle déposa le baiser chargé de magie annonçant la fin du rapport et elle disparut dans la salle de bain. Elle ne préférait pas voir cette partie.

Avec la puissance accumulée durant l'acte, la magie finale permettait d'ouvrir un portail de l'enfer. Lilith arriverait, ferait selon ses désirs du moment avec la proie qu'Hélène lui apportait : parfois elle s'amusait avec eux, sexuellement ou agressivement, parfois elle les dévorait immédiatement. Impossible de deviner le sort du malheureux. Elle se mit des bouchons d'oreilles et commença à se faire couler un bain. 

Une fois certaine que Lilith était repartie, elle rejoignit enfin la chambre. Toute trace de l'homme avait disparu. A sa place, un flacon rempli d'un liquide rouge virevoltant trônait sur l'oreiller. Hélène s'en empara et le vida d'un trait. Elle entra dans son lit, pleurant de tout son corps, le sourire de Sam hantant ses pensées. Quelle ironie du sort pour une succube de se languir du toucher d'une autre femme et de devoir dépendre d'un homme pour survivre une nuit de plus. 




« L'amour sans éternité s'appelle angoisse : l'éternité sans amour s'appelle enfer. »

Gustave Thibon

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