Constant    (Nouvelle n°11)

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Le jour se lève doucement et peine à traverser les bois touffus qui entourent le hameau endormi. Endormi ? Pas véritablement, car des ombres affairées avaient traversé sans bruit, sans mot chuchoté, le petit bourg pour se rendre dans une maison isolée au sortir de la rue principale, sur le chemin sinuant dans la campagne jusqu’à La Bussiére. L’une portait la lampe à pétrole dont son pâle falot aidait à transpercer la nuit noire et se diriger vers la destination pourtant proche. Un chat traversa soudainement la rue et s’enfuit vers une grange pour finir sa nuit douillettement sur une meule de foin. L’une de femmes sursauta et grogna, les bras chargés de linge blanc.

─ Sale chat ! Pour un peu, il m’aurait fait tomber !

─ Cesse de gémir, Amélie, fait la porteuse du lamparo, dépêchons-nous, la nature n’attend pas.

La troisième ne dit rien, c’est sa première fois et n’à qu’une idée vague de ce qui va se passer, ce qui l’attends un jour, elle aussi, comme les autres. Le trio, complices d’un jour ou d’une nuit selon les circonstances, s’arrêta un instant devant une antique porte en bois vermoulu et parsemé de clous pyramidaux moyenâgeux. À peine le bois fut frappé que l’huis s’ouvrît, une douce chaleur enveloppa les arrivantes qui se précipitèrent à l’intérieur.

─ Bonjour François, comment va-t-elle ?

─ Elle souffre, mais elle vous attend.

Marie Adèle opina du chef, c’était la quatrième fois qu’elle venait, il y en aurait sûrement d’autres. Habituée des lieux, elle alla visiter la parturiente puis revint dans la cuisine et donna ses ordres.

─ Amélie, prépare les linges, Victoire, fais chauffer de l’eau avec François, deux bassines, une grande et l’autre plus petite. Le moment est proche, ne perdons pas de temps.

Le soleil montait à Saint-Jean quand tout fut terminé. Eugénie et François étaient désormais les heureux parents d’un beau garçon qu’ils allaient appeler Constant, en hommage à un aïeul lointain. Sur le chemin du retour, Victoire restait songeuse. Jeune mariée, elle savait qu’un enfant viendrait un jour et priait pour cela se passe aussi bien comme elle venait de le voir quelques heures auparavant.

****

Constant était satisfait de lui. Sur son pupitre, posée à plat, sa dictée était paraphée d’un zéro faute et auréolée d’un « très bien » par le redouté Aurélien Binaudeau, maître des lieux et surtout de sa classe de vingt-huit élèves. Le jeune garçon entretenait une concurrence permanente avec un autre élève, Pierre Masson. Cette compétition disparaissait comme par enchantement dans la cour de récréation, les deux garçons redevenant les meilleurs amis du monde pour la balle au prisonnier, les billes ou pincer les fesses des filles, chose rarement possible ce qui rendait le geste encore plus jouissif.

****

Le certificat d’études en poche, Constant eut une conversation avec son père, moment redouté depuis qu’il avait appris que le père de son ami Pierre allait envoyer manu militari son rejeton en apprentissage dans un atelier de ferronnerie situé dans un village environnant. Juste après la proclamation des résultats du certificat, dans la cour de l’école les deux garçons avaient parlé de l’avenir et de leurs espoirs. Pierre espérait continuer ses études pour devenir maître d’école, tandis que Constant lui, souhaitait continuer, mais n’avait pas choisi de vocation professionnelle particulière. Debout devant son père assit à la table de la cuisine un verre de vin rouge à la main, Constant attendait qu’il lui adresse la parole. Le père semblait fatigué et soucieux ; aurait-il rencontré Gaspard Masson, pensa Constant ou serait-il simplement au courant de la conversation des deux garçons ? ; Le père regarda le fils et se mit à sourire, ce qui fit retomber la tension entre les deux. La mère, une bassine de linge sale sous le bras, lâcha :

─ Bon, vous allez vous regarder toute la journée comme ça ? Constant, si tu as quelque chose à dire à ton père, vas-y, dis-le.

Sur ces paroles, elle sortit accompagnée de Gisèle la petite dernière, âgée de cinq ans. Constant hésita un instant encore puis se lança :

─ Papa, je voudrais passer mon baccalauréat.

Le père, devant la demande de son fils resta un moment immobile, puis se versa un verre de vin, mit celui-ci au niveau de son regard, laissant le jour traverser la robe pourpre et y semblait chercher une réponse ou au moins une aide.

─ Vois-tu mon fils, tes sœurs ainées sont parties de la maison, l’une attend même déjà un enfant. Tu es le seul enfant mâle qui nous reste dans cette maison, donc notre seul espoir de conservation du nom de notre famille. Avant de te répondre, j’aimerai simplement savoir ce que tu comptes faire plus tard, en as-tu seulement une idée ?

Constant, pris au dépourvu, opta pour une réponse rapide et précise afin de donner des gages de sureté à son père.

─ Oui, je voudrais devenir inspecteur des impôts.

Le père regarda dans le vide, fit une légère moue.

─ Bien, mon fils.

****

Dans la gare, la locomotive laissait échapper de temps à autre un léger jet de vapeur tandis que son conducteur, appuyé sur la porte de la soute à charbon, ne cessait consulter sa montre-gousset en trépignant d’impatience.

─ Mais qu’est-ce qu’ils foutent ? On va rater la correspondance de Bourges. Avec les militaires, c’est à chaque fois la même chose !

Constant, à côté de sa section de cinquante hommes avec armes et bagages, se demandait pourquoi ils avaient été levés à quatre heures du matin pour se retrouver stationnés en gare du Dorat depuis plus d’une heure. Par chance, le temps était clément et doux. Tout d’un coup, une section entra au pas sur le quai de la gare, accompagnée par le colonel du régiment d’instruction de la ville. Halte, garde à vous, repos furent les seules paroles prononcées par l’officier, visiblement irrité.

Le colonel fit le tour des sections et s’approcha de Constant.

─ Lieutenant, faites embarquer les hommes !

Contant salua et donna l’ordre de mouvement. Sous les yeux de l’officier supérieur, l’embarquement fut prompt et ordonné. Resté sur le quai, Constant s’apprêtait à monter quand le colonel s’approcha, leur poignée de main fut franche et virile.

─ Faites attention à vous Lieutenant, et bonne chance, là-haut.

─ Promis, mon Colonel.

Le jeune aspirant alla s’installer sur une banquette réservée par un sergent à larges moustaches sombres. Les dernières paroles du colonel restèrent longuement dans son esprit. Pendant son instruction d’élève officier à Poitiers, il avait eu maintes fois l’occasion de lire dans les journaux le communiqué quotidien du Grand Quartier Général. La situation, selon les jours, se révélait parfois optimiste ou incertaine, mais jamais défaitiste, la censure veillait.

Le Front, juste évoqué par un fantassin rencontré au village lors d’une permission trop courte, restait un mystère pour le tout jeune officier. Il n’était certain que d’une seule chose, c’est qu’il pouvait y rester, comme son ami Pierre Masson, tué devant Verdun en 17. La nouvelle l’avait fortement choqué et aussitôt qu’il pût, il s’était rendu chez les parents Masson. La fiancée de Pierre, présente ce jour-là, fit forte impression sur Contant. Depuis, il songeait à elle de temps à autre, son esprit s’égayait de la blondeur de la jeune fille et de ses yeux vert profond et troublants.

Pour l’heure, la réalité était moins agréable, Constant avait installé ses hommes dans une grange nauséabonde, la cantine du régiment où ils avaient été affectés tardant à venir, ils avaient mangé froid dans une bise glaciale. De plus, les ordres émanant du général commandant le secteur, étaient laconiques : occuper le terrain et passer à l’offensive à chaque fois que cela était possible et ce, dés le lendemain à l’aube. Devant la mine déconfite de Constant, un sergent d’infanterie se voulut rassurant :

─ Ne vous inquiétez pas, mon lieutenant, c’est un secteur calme où je vous emmène demain. Je vais vous dire une chose : ça fait trois ans que je suis ici, chez les boches en face, il y à surement quelque chose qui se passe, ils ne tirent plus au canon, où alors, c’est n’importe comment.

─ Comment ça, n’importe comment ?

Le sergent s’approcha, comme pour dévoiler une information secrète.

─ Ben oui, d’habitude, ils envoient sur nous des 420 mm, il faut faire gaffe. Là, depuis quinze jours, c’est des 88 mm et dans un secteur où il n’y à personne. Juste une maison et des arbres, enfin, ce qui l’en reste.

─ Vous en concluez quoi, sergent ?

─ Peut-être que les gusses à Guillaume en ont marre comme nous, tout ça aura une fin, c’est sur, mais quand ?

─ Je ne sais pas sergent, mais vous avez surement raison.

Le secteur dédié à la section de Constant s’appelait le bois des Caures. De bois, il n’en avait plus que le nom, c’était plutôt une morne plaine, vaguement vallonnée, striée de boyaux plus ou moins entretenus. L’artillerie, lointaine, était au repos, le sergent n’avait donc pas menti, c’était bien un secteur calme. Malgré tout, deux 88 tombèrent loin, comme pour saluer l’arrivée des renforts sur les lieux. Un agent de liaison passa, apportant un ordre d’attaque à dix heures précises. Dans son abri, Constant, terminant son café avant d’aller annoncer la nouvelle à ses compagnons d’armes, eut une pensée fugace pour son ami Pierre. Avait-il eu lui aussi cette angoisse qui vous tiraille au fond du ventre ? Avait-il eu ce sentiment de piège énorme qui allait se refermer sur lui pour le broyer, l’anéantir ? Constant n’en saurait jamais rien, mais il avait un devoir à accomplir, c’est ce qui l’importait au moment où il allait haranguer ses hommes. À l’abri dans la tranchée, assis sur des caisses de munitions vides, appuyés sur leur fusil ou simplement debout, les hommes de Constant attendaient, stoïques ou résignés, curieux ou blasés comme ceux venus des restes d’une escouade décimée par l’artillerie allemande quelques mois auparavant. Constant parcouru le long du boyau, prit son inspiration pour prendre la parole quand un agent de liaison surgit d’un coin de la tranchée, un papier à la main. L’agent repartit, le lieutenant soupira d’aise : Ordre d’attaque annulé. Rester sur place et attendre. Les hommes s’égayèrent dans la tranchée tandis que Constant retournait dans son gourbi, pas trop mécontent d’être au chaud encore pour un moment.

« Attendre, attendre, oui, mais pour quoi ? » Assis sur une sorte de fauteuil fabriqué à partir d’éléments de caisses à munitions et garni de paille en son fondement, Constant était tenté d’écrire une lettre pour ses parents ou pour Maud avec qui il avait eut l’occasion de parler longuement seul à seul sur le chemin de terre menant à la maison des parents Masson. Il renonça vite à ces projets en percevant du remue-ménage dans la tranchée en haut. Prestement, il sortit la tête pour savoir ce qui se passait et fut pratiquement percuté par un agent de liaison qui apportait un pli. Le sourire du porteur intrigua Constant, mais il n’en fit pas cas en dépliant le petit document. Le texte écrit laissa l’officier perplexe quelques instants, mais il avait appris qu’un ordre était un ordre et qu’il devait être exécuté, vaille que vaille. « Rassemblement ! Rassemblement ! » L’ordre passa rapidement parmi la petite troupe et en quelques minutes, tout le monde fut dehors en ordre de combat. Constant attendit quelques secondes avant de prendre la parole.

─ Messieurs, il est dix heures cinquante. À onze heures, nous devons être tous présents dans la tranchée, je ne sais pas pourquoi cela, mais l’ordre vient du général de division.

─ Rien que ça ! Fit Louis Marin, un petit fantassin râblé, fort en gueule.

─ Oui, tout ceci me parait bien étrange, faisons comme dit, nous verrons bien.

Une majorité de soldats approuvèrent de la tête et se tinrent debout, semblant attendre une nouvelle, un destin. Constant, parmi ses hommes, marchait lentement dans la tranchée maintenue humide par une pluie récente, sa capote neuve le protégeait un tant soit peu du vent froid de l’hiver en approche. Il n’était pas d’un naturel frileux, mais la perspective de passer toute une saison froide dans ce lieu ne l’enchantait guère. Une fois de plus, il consulta sa montre, il était presque onze heures. « Mais pourquoi diable le général a-t-il voulu que… » Sa pensée fût interrompue par le cri d’un fantassin : « Écoutez ! C’est le clairon, la guerre est finie ! Écoutez ! » Constant tendit l’oreille, c’était bien le clairon qui sonnait au loin. Celui-ci était sans appel, sans doute possible, il annonçait enfin la fin des combats. Dans la tranchée, c’était l’allégresse, la pensée du retour, le cauchemar était fini. De la gnôle, venue d’on ne sait où, circula dans un quart cabossé, pour la première fois depuis longtemps, les hommes souriaient.

****

Avec Maud à son bras, Constant déambulait dans la capitale poitevine, l’air doux du printemps annonçait des temps nouveaux, plus cléments et apaisés. Les deux jeunes gens laissèrent lentement derrière eux la préfecture tout en se dirigeant vers l’hôtel de ville, un café accueillant leur servit de refuge. Un serveur vint puis repartit. Entre la toute jeune femme et Constant, le silence s’était installé après qu’ils eurent conversé longuement dans les rues de la ville, même l’amour s’était permis une intrusion dans leurs échanges labiales. Un chocolat chaud devant elle et un café fumant pour lui, mains soudées entre elles, un signal fort ressenti par Constant lui fit comprendre que c’était le moment ou jamais.

─ Maud, veux-tu devenir ma femme ?

Un sourire enlumina le visage de la jeune femme, ses yeux verts pétillèrent tandis que ses joues s’empourprèrent joliment dans un ensemble ravissant.

─ Ho, Constant, tu es le deuxième homme qui me pose cette question. Le premier, c’était Pierre, je lui avais dit oui mais il n’est plus là, alors à toi, je te dis aussi oui.

Constant hocha la tête, pensif.

Passent les jours, les semaines et les années d’amour, puis le temps tant attendu par chaque travailleur arrive un jour, même si celui ressemble plus au début de la fin. C’est avec une joie certaine que Maud et Constant retrouvèrent Civaux et la maison des parents de Constant. Celui-ci, quelque temps avant son départ de l’Administration, avait acheté au bureau de tabac de son quartier, un billet de loterie nationale. Sa surprise fut grande lorsqu’il apprit qu’il était l’heureux gagnant du premier prix, un million de francs ! Après un petit succès dans la presse locale, une autre surprise arriva au sein du couple de jeunes retraités. Maud avait reçu un jour une confidence d’un ami de longue date, clerc de notaire. Il s’agissait d’un vieux célibataire désireux de mettre son patrimoine en viager. Suivant son intuition féminine, Maud en parla à Constant qui trouva l’idée intéressante. L’affaire fut vite conclue et tout aussi vite terminée, car le même clerc de notaire leur annonça dix-huit mois plus tard que le vieux bonhomme était parti subitement pour un monde meilleur. Constant et Maud étaient donc désormais propriétaires de quatre maisons qui entreront dans l’héritage de leurs quatre enfants nés de leurs amours.

****

Ce fut un voisin, intrigué de ne pas voir les volets de la maison ouverts à midi, qui découvrit Constant et Maud enlacés tendrement et endormis à tout jamais. Le médecin, alerté par la gendarmerie, fit le constat d’une mort naturelle dans la nuit vers une heure du matin. En partant, celui-ci jeta un œil sur la somptueuse pendule comtoise au balancier doré, cette dernière était immobile et indiquait deux heures moins dix. Était-ce une pure coïncidence ou autre chose ? La question resta longtemps en suspens dans l’esprit du jeune docteur.

L’inhumation eut lieu dans le cimetière du village, les époux ayant choisi un emplacement bien des années auparavant. Sur la pierre tombale, l’ainée, Anne-Blanche fit graver à même le calcaire blanc :

Ci-git Maud et Constant Bonheur

Décédés le 13 juin 1975

Unis et heureux dans la vie ils ont été,

Puisse l’être aussi dans l’éternité

Fait étrange et inexpliqué encore aujourd’hui, cette sépulture est toujours fleurie de jasmin une partie de l’année embaumant le cimetière de leur parfum de félicité. Quelques pas plus loin, une modeste tombe oubliée où finissent de se désagréger des fleurs en plastique délavées sous une inscription autrefois dorée, désormais ravagée par le temps :

Victoire Blanchard

1888-1956

Après avoir aidé des dizaines de femmes à mettre au monde des enfants, celle-ci n’en eut jamais.

La Chapelle Montreuil

18 Août 2021

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