L'esprit frappeur - 1

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Bonjouuur !

ça fait un moment que je ne suis pas passée par ici T_T Mais ça y est, me revoilà !

J'ai écrit un texte bonus dans l'univers de l'Ours et la Renarde (un deuxième suivra, et peut-être d'autres)

J'aimerais vos avis... à la base, je voulais écrire une scène très semblable à la toute première scène d'Auroq et Picta, pour faire un effet miroir. Mais du coup j'ai peur qu'elle soit vraiment trop proche...

Elle sera juste en 2 épisodes. Voici le premier :D

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– Ecta ! Reviens ici immédiatement !

Pliée en deux pour plus de discrétion, la fillette jeta un coup d’œil derrière elle. Elle chercha la silhouette de sa mère dans la foule, parmi les kimonos précieux dont la soie reflétait la lueur des lustres, l’éclat des bijoux d’or et d’argent, et toutes les voix qui bruissaient comme du taffetas tissé...

– Ecta ! Petite sotte !

Sa mère était hors de vue. Seule sa voix traversait cette haie de Dames. En toute logique, Ecta ne pouvait donc pas être vue non plus. Un sourire sardonique plissa ses yeux gris acier – ces yeux qui mettaient les adultes mal à l’aise, qu’on lui demandait sans cesse de baisser vers le sol. Trop effrontés, sans doute. Comme le reste de sa personne.

Avec un petit ricanement, la fillette se glissa entre deux Dames et se faufila plus loin.

Ecta !

Elle disparut pour de bon, avalée par le marché aux Ours.

Chez elle, au neuvième étage, Ecta était connue comme le loup blanc. L’on racontait qu’elle détestait sa mère. On la disait également rusée et agile, mauvaise comme un esprit frappeur. Cette enfant était en colère – perpétuellement en colère – et personne ne comprenait pourquoi. La rumeur disait même qu’elle était née ainsi, avec ses petits poings crispés et ses sourcils froncés.

C’était faux.

Ecta n’était pas née en colère. Elle l’était devenue.

Le pas léger à présent que sa mère était hors de vue, elle arpenta le marché, le nez levé pour tout observer autour d'elle. Le rez-de-chaussée était immense, et ses odeurs si particulières se soulevaient autour d’elles, remuées par le brassage de la foule : des remugles de poussière, de cave, de vieux bois, ainsi qu’un subtil relent de moisi. À cela se mêlaient les parfums suaves des Dames. En humant l’air dans leur sillage, on pouvait deviner de quelle altitude elles provenaient, car le haut et le bas de la Maison suivaient des modes très différentes en matière de bijoux et de parfumerie.

Et bien sûr, il y avait aussi l’odeur des Ours.

Certains d'entre eux lui souriaient, mais c’étaient des sourires un peu faux, anxieux, car ils voulaient attirer son attention. Ils voulaient être achetés. Ecta leur répondait par des regards froids. Aucun Ours ne voulait être à elle. Ils voulaient simplement réussir à pénétrer dans la Maison, et pour cela, n’importe quelle enfant Renarde faisait l’affaire. Avec une moue méprisante, Ecta observait les autres fillettes minauder devant eux, les toucher, afficher ouvertement leurs préférences pour un Ours ou un autre. Ces idiotes s'attachaient déjà à eux ! Il ne fallait pas s'attacher aux esclaves, jamais. C'était à eux de s'attacher aux Dames. Il ne fallait leur donner qu'une affection calculée et convenue.

Ecta passait vite devant eux, sans se perdre en observations futiles. La plupart ne lui plaisait pas. Pourquoi, au nom de la Maison, devait-elle lier sa vie à celle d'un de ces rustres ? Elle ne voulait pas d'Ours à son service. Elle n'avait aucune affection à leur donner – même convenue. Après tout, elle n'aimait personne. Et personne ne l’aimait.

Même pas sa propre mère.

Ecta était trop laide. Trop ronde. Elle n’entrait pas dans le moule de la jolie petite Renarde, et malgré son jeune âge, elle avait vite compris qu'elle n'était qu'un poids disgracieux pour sa famille.

Ou plutôt… on le lui avait fait comprendre.

Les adultes qui l'entouraient, comme ses maîtresses d’école, ne la traitaient pas de la même façon que ses camarades – et ses camarades, elles aussi, ne lui parlaient pas comme elles se parlaient entre elles. Elles la raillaient et lui faisaient toujours des méchancetés, à tel point qu’Ecta avait cru, toute petite, que c’était une façon ordinaire d’interagir avec ses semblables. Alors elle avait commencé à se comporter méchamment avec ses sœurs. Avec sa mère.

Celle-ci n’avait pas compris. Elle l’aurait peut-être pu, si elle avait posé des questions à Ecta. Mais elle ne l’avait pas fait.

Au fil du temps, Ecta avait fini par comprendre que rien, dans cette méchanceté, n’était normal. Mais il était trop tard. Elle était devenue ainsi : vicieuse, moqueuse, revêche. Et elle préférait le rester. C’était facile, et rassurant pour elle. Comme une carapace qui la protégeait.

Pour survivre, elle avait soigneusement entretenu cette carapace. Elle avait décidé de se construire en opposition avec toutes ses semblables, de rejeter l’étiquette et l’élégance, toutes ces choses qui l’écrasaient et la comprimaient comme un obi trop serré. Elle avait choisi de cultiver son mauvais caractère et son embonpoint, ces deux choses qui la distinguaient des autres, qui faisaient d’elle ce qu’elle était. Quand sa mère la privait de repas, elle allait voler dans les placards de quoi faire une indigestion, et essuyait ensuite ses mains grasses sur l'un de ses kimonos hors de prix.

Bref, Ecta était la mauvaise sœur de la portée. La mauvaise fille.

Après tout, il en fallait bien une.

Alors qu’elle traversait une allée, piétinant la terre battue sous ses pieds nus, un regard très bleu croisa le sien. Hypnotisée, elle s’arrêta net et faillit être percutée par un couple de Dames. Le regard était celui d'un jeune Ours.

En retenant son souffle, Ecta s’approcha de lui. Malgré leur âge identique, l'esclave la surplombait d’une bonne tête. Elle se rapprocha encore un peu, abandonnant pour la première fois son expression mesquine. Le visage de l’Ours lui plaisait. C’était assez rare pour la surprendre. Elle s’immobilisa devant lui, en silence ; l’esclave la regarda du coin de l'œil. Au lieu de s'incliner devant elle et de lui faire mille politesses, comme le commandait sa nature servile, il fit le choix de l'ignorer. Ecta fronça les sourcils. Elle se hissa sur la pointe des pieds et força un sourire sur son visage rond, attendant qu'il la salue. Mais il n'en fit rien. Il resta soigneusement immobile, raide comme une planche, comme s'il espérait qu'elle se lasse. Lorsqu'une autre enfant s'approcha, il sembla reprendre vie et se tourna vers elle en souriant.

– Maman ! piailla l’enfant, qui devait n’avoir que neuf ou dix ans. Regarde celui-ci !

Sans rien dire, Ecta recula d’un pas et disparut dans l’ombre.

Même les Ours ne voulaient pas d’elle. Elle le savait bien. Mais chaque fois, leur mépris la frappait violemment, comme une gifle. Elle était habituée à ce que les Dames la regardent de haut ; mais il était terriblement insultant de se voir rejetée par un être bête et inférieur à elle, incapable même de compter jusqu’à vingt !

– De toute façon, je voulais pas de toi non plus, grogna-t-elle en tapant du pied dans un caillou.

Bien sûr, elle se fit mal à l’orteil et serra fort les dents pour retenir ses larmes. Sur son passage, les Dames l’observaient d’un œil curieux. Au marché, on ne voyait jamais de filles de son âge. À presque treize ans, Ecta était très en retard. C’était la troisième année qu’elle descendait là avec sa mère. Et pour la troisième fois, elles allaient rentrer bredouilles.

C’est pas ma faute si les Ours veulent pas de moi. Et si moi, je veux pas d’eux.

L’année précédente, sa mère avait décidé de la forcer. Elle lui avait choisi un Ours de son âge, ni trop cher ni trop bon marché. Un esclave tout à fait convenable pour une fille d’apicultrice. Puis, ignorant les protestations d’Ecta, elle l’avait acheté et ramené à leur tanière.

Ecta s’était sentie enragée de voir son avis à ce point méprisé. Sa mère se moquait bien de ce qu’elle pouvait penser, de ce qu’elle pouvait ressentir ! Alors elle s’était vengée. Plusieurs fois, et toujours sur la personne de l’Ours. Elle l’avait fait tomber dans les escaliers, l’avait privé de repas, avait fugué deux fois en l’espace d’une journée pour l’obliger à lui courir après et à la chercher dans tout le neuvième étage. En ricanant, elle l’avait regardé trembler et se prosterner devant sa mère, craignant d’être fouetté pour son incompétence.

Mais Irléa était sage – de l’avis de toutes, c’était une mère admirable et une Dame de grande douceur – et elle ne l’avait pas fait fouetter. Le lendemain, elle avait quitté la tanière avec lui. Elle était revenue un peu plus tard, seule. Ecta n’avait jamais su ce qu’il était advenu de l’Ours. Avait-il été renvoyé chez lui, à la tourbière ou à la mine, dans ces lieux sales et sauvages dédiés aux esclaves ?

Irléa avait baissé son regard de plomb sur sa fille.

« Ne fais plus jamais une chose pareille », avait-elle dit. « Plus jamais, Ecta. Ou tu le regretteras pour de bon. »

Ecta s’était mise à pleurer. Pas à cause du regard de sa mère, ni de sa remontrance. Non, elle avait pleuré parce qu’elle aurait voulu lui dire la même chose. Elle aurait voulu exprimer ses émotions, à cœur ouvert, et que sa mère l’écoute réellement. Elle aurait voulu que son avis ne soit plus jamais piétiné, qu’on ne lui assigne plus jamais d'Ours de force, qu’on cesse de l'obliger à faire toutes ces choses qui la faisaient souffrir – les régimes alimentaires qui s'enchaînaient sans trêve, les cours de maintien, l’école où tout le monde la détestait…

Mais c’était une chose impossible. Une enfant n’était jamais écoutée par les adultes. Jamais soutenue. Ecta le savait bien. C’était à l’enfant de se plier aux désirs de sa mère, de lui donner satisfaction. De ne jamais hausser la voix, de lui obéir en tout, et de prendre toujours sur elle, jour après jour. Jusqu’à l’usure.

« Je te déteste ! » lui avait-elle hurlé ce jour-là.

Sa mère s'était pétrifiée, prise de court. Puis elle l’avait envoyée au lit sans manger. La scène était encore vive dans l'esprit d'Ecta, comme dans celui de sa mère.

Depuis un an, c’était comme une guerre qui couvait entre elles.

Sans s’en rendre compte, Ecta s’était mise à pleurer. Le simple fait de songer à sa mère lui donnait mal au cœur. Elle s’essuya vite les joues, de peur d’attirer encore l’attention.

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