Son âme à jamais meurtrie

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Sayanel marchait à pas rageurs ; les larmes ruisselaient sur son visage crispé en une grimace de douleur inhumaine. Disparue, la souple fluidité de ses mouvements, disparus, son air tranquille, sa fausse impassibilité ; parfois, l'homme ravagé par la vie et la mort prenait le pas sur le marchombre.

D'abord Nillem. Nillem son élève. Nillem comme un fils pour lui. Nillem qui avait trahi.

Et puis Jilano. Jilano son meilleur ami de toujours. Jilano comme un frère pour lui. Jilano qui n'était plus.

Oh, ça faisait des années qu'il était mort. Il n'avait pas pleuré depuis longtemps. La blessure aurait dû s'être refermée, laissant peut-être une cicatrice hideuse, mais refermée tout de même. Or, il n'en était rien ; Jorune et Ellana l'avaient même infectée.

D'abord, tuer Jorune était la plus grande des erreurs de sa vie. Il entendait encore le son de son croissant de métal déchirant les chairs, et quand le croissant était rentré dans sa main, il avait eu l'impression de mourir encore un peu. Il avait eu l'impression qu'on introduisait un serpent crachant son venin en lui. D'être souillé par le lâche assassinat. Sayanel avait déjà pris des vies, bien sûr ; et même par-derrière. Mais jamais par vengeance. La vengeance n'était pas marchombre. Et lui, l'était-il encore ?

Et puis Ellana. Il avait caché sa haine derrière un sourire amical. Ça faisait si longtemps. Il était heureux de la revoir, avait-il dit. Toujours avec ce sourire factice. En vérité, il bouillait de rage. Comment pouvait-elle aimer Edwin, avoir un fils, alors que son maître n'était plus ? Comment pouvait-elle être si complice avec Ewilan, taquiner Bjorn ou discuter avec Duom Nil' Erg, alors que son maître n'était plus ? Surtout, comment pouvait-elle enseigner la voie à Salim alors que celui qui l'avait fait pour elle n'était plus ? Ellana, comment peux-tu encore sourire ? hurlait-il à la lune, à la nuit et étoiles, comment peux-tu être heureuse ?

La seule qui lui restait, la seule qui comptait encore, avait oublié Jilano. Peut-être pas. Peut-être pensait-elle encore à lui, quand son regard se voilait et qu'un sourire triste allait rêver sur ses lèvres. Mais peut-être pensait-elle aussi à ses parents, à Nahis, à Hurj ou à Nillem, ou bien à Entora. Ou même aux framboises qu'elle mangerait avec Oukilip et Pilipip lorsqu'elle retournerait les voir dans la Forêt Maison.

Alors la seule qui comptait n'était plus à ses yeux.

Lui aussi n'était plus vraiment : la trahison de Nillem, le seul fils qu'il avait eu, la mort de Jilano, dans cet attentat pitoyable, revoir Ellana, si vivante et heureuse, et l'assassinat encore plus pitoyable de Jorune ; tout ça lui avait ôté à chaque fois un peu plus de vitalité.

Sayanel n'en pouvait plus.

À la mort de Nillem à ses yeux, il était parti à la frontière du pays faël, à l'endroit où leurs voies s'étaient croisées pour s'unir un temps ; il était resté prostré là plusieurs jours, et seule son instinct de survie l'avait sauvé ; il serait bien resté là pour l'éternité. À la mort de Jilano, il avait fait un pèlerinage jusqu'au Rentaï, se souvenant, ici ou là, des traces de leurs passages. Et il était de nouveau dans ce désert maudit. Le sable se dérobait sous ses pas, la nuit tombante le frigorifiait. Mais il avançait. Dans quel but ? Lui-même ne le savait pas. Il avait même un peu oublié où il était, qui il était et sur quelle voie il cheminait.

Pourtant, jamais auparavant il n'avait oublié les mots qu'il avait prononcés des années auparavant face au Rentaï, avec la certitude que, quelque part, Jilano les déclarait aussi. Je suis marchombre. Je suis marchombre. Et cette conviction s'effaçait en lui.

Non, cria-t-il dans un éclair de lucidité. Je suis marchombre ! J'ai réussi l'Ahn-Ju ! Je suis un des meilleurs au monde – après Jilano ! J'ai enseigné la voie ! Le Rentaï m'a accordé la greffe !... Comme pour le prouver, il appela le croissant de métal.

Rien.

Il réessaya, supplia et menaça. Définitivement rien.

Il devait se rendre à l'évidence : ce n'était pas par hasard que la greffe lui était retirée.

Était-ce parce qu'il avait tué par vengeance ? Non. Ellana avait tué Salvarode en songeant à Hurj et les griffes qui jaillissaient entre ses phalanges étaient bel et bien réelles.

Était-ce parce qu'il doutait de sa condition de marchombre ? que ses pas avaient perdu leur fluidité d'antan et son esprit sa sérénité ? Je ferai tout pour les recouvrer, se promit-il. Il se leva. Sa rage et sa détresse s'étaient un peu calmées et il put faire quelques pas sans trébucher. Peut-être pouvait-on deviner derrière la démarche trébuchante les mouvements gracieux, félins. Mais qu'était-ce ? Qu'était son corps par rapport à son âme à jamais meurtrie ? Plus jamais, soufflait le sable sous ses pieds. Plus jamais, soufflait le vent sur les dunes. Plus jamais il ne se retrouverait. S'il dépassait Ellundril Chariakin physiquement, que cela pouvait-il faire ? Lui livrerait-on une âme propre et sans taches, où Jilano et Nillem ne laisseraient plus jamais une marque indélébile ? Non. Et le voulait-il ? Non plus. Il ne voulait pas oublier. Il voulait souffrir chaque seconde de sa vie en leur mémoire. Il ne voulait pas passer à autre chose, pas vivre, comme Ellana. C'était pour ça qu'il lui en voulait tant. Elle était passée à autre chose et lui non. Elle avait voulu oublier un peu sa douleur et lui non. Alors il souffrait pour deux.

Il essaya une ultime fois, décida-t-il. Encore une fois il appela le croissant de lune. Mais il ne vint pas.

Sayanel s'assit sur le sable. Le froid ne lui faisait plus rien. Ou peut-être le sentait-il. Il ne savait plus.

Le sable ondula s. Le vent ne soufflait plus, et il n'y avait rien dans ce désert. Ce ne pouvait être que des Ijakhis.

Les créatures de sable s'approchèrent. Sayanel ferma les yeux, enfin serein. Il n'avait jamais pris sa décision. Ou peut-être avait-elle toujours été en lui.

Il restait ici.

« Dis, papa, ça fait quoi de mourir ?

— Je ne sais pas, Sayanel. Je n'ai jamais essayé, vois-tu.

— Mais... ça fait mal ou pas ?

— Je ne sais pas, je te dis. On ne sait que quand ça nous arrive et quand ça nous arrive on ne peut pas revenir pour le dire.

— Et tu mourras, toi papa ?

— Eh bien ! pas avant longtemps, j'espère !

— Mais un jour ?

— Eh oui. Tout le monde meurt un jour.

— Même toi ?

— Oui, je rentre dans la case ''tout le monde''.

— Non ! Je veux que toi et moi on meure jamais !

— Ne t'inquiète pas ! Je ne compte pas mourir maintenant, et toi non plus !

— Jamais, je veux !

— Ça, c'est pas possible. Mais t'inquiète pas, on a du temps avant !

— Je voudrais que tu ne meures jamais, papa...

— Moi aussi j'aimerais bien. Mais ces choses-là ne se décident pas.

— Mais tu m'as dit qu'on obtenait toujours ce qu'on voulait quand on demande poliment !

— C'est l'exception. Alle, pleure pas. Viens. vais te montrer un tour de magie – de la vraie magie, pas comme les dessinateurs – avec des cartes. »

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