Chapitre 16 - ALID

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Une fois que le plan nous a été complètement exposé et après un court moment pendant lequel chacun de nous plonge dans ses pensées, le brouhaha discret de discussions chuchotées commence à envahir la pièce, mais je n'y prête pas attention. La seule question que je me pose encore, pour ma part, c'est : qu'adviendra-t-il d'un traître comme Sacha, si nous remportons la victoire ? Tout d'un coup, cette possibilité ne me paraît plus si idyllique.

Mon frère et moi sommes les seuls à rester entièrement silencieux. Les autres s'interrogent sur les caractéristiques des sélections de la mission intermédiaire, pour récupérer les plans, sur les détails des simulations, sur la manière dont nous devrons être entraînés en informatique et tant d'autres choses qui ne sont pas vitales mais qui, assemblées les unes aux autres, pourraient nous apporter un léger avantage. Il faut plus de deux heures pour que chacun trouve réponse à ses questions, et lorsque les voix s'apaisent enfin, j'ai les oreilles en feu de tout ce bruit, comme s'il avait été amplifié par mon inactivité.

Je cligne des paupières et croise involontairement le regard d'Allen. J'aimerais bien le détourner le plus vite possible, mais il me retient et je suis bien obligée de m'accrocher à lui, malgré tous mes efforts. Mais dans ses prunelles, je lis les mêmes sentiments que les miens, et petit à petit je me rends compte de la stupidité de nos disputes. Au lieu de profiter de nos retrouvailles et du temps qui nous était imparti ensemble, nous n'avons su voir que nos différends. Comme je regrette à présent que la mort d'un de nous deux devient plus concrète que jamais! Qui atteindra le premier le CCP ? Qui devra suivre les instructions de l'équipe informatique, l'équipe C, pour désactiver les puces ? Et qui servira de leurre en se faisant capturer, pour permettre à l'autre d'arriver le plus loin possible dans le meilleur temps ?

Même si Gaëtan a présenté la situation comme une stratégie longuement discutée, il est évident que nous risquons une fois de plus notre liberté. Ce qui apparaît comme l'ultime opération est en vérité une mission-suicide qui a peu de chances de succès.... et encore moins sans sacrifices de notre part. Mais que sera mon propre sacrifice ? Ne plus jamais revoir Sacha, et le savoir soit mort, soit enfermé pour le restant de ses jours ? Voir mon frère mourir sous mes yeux, ou encore apprendre son décès plusieurs jours après, une fois toute cette folie terminée ? Sera-t-elle vraiment terminée, d'ailleurs ? Ou une autre recommencera-t-elle par-dessus l'ancienne ? Serai-je assez forte pour supporter le nouveau monde que je me bats pour créer ? Ou privilégierai-je la fuite ? Tant de questions qui remplacent les anciennes. Au final, ces derniers mois étaient du véritable pain béni : je pensais encore ne plus avoir à m'impliquer, seulement à suivre les ordres comme un automate. Mais il est évident que je n'en suis pas capable. Il faut toujours que je pense au futur et jamais simplement au présent. Il faut toujours que mon esprit aille bien plus loin que je ne le voudrais, me tourmentant sans cesse. Certes, l'action et l'adrénaline me réveillent, mais est-ce que je ne préfère pas être endormie ?

Perdue dans mes pensées, je ne remarque même pas que la pièce se vide petit à petit. Bientôt, il ne reste plus que trois personnes dans la salle : Marshall, Allen, et moi-même. Un peu comme une famille éclatée qui se retrouve progressivement. Je trouve cette image si représentatrice que mon coeur se fend en deux.

Mon frère s'apprête à se lever à son tour quand notre père de substitution lui intime de rester à sa place.

- Êtes-vous sûrs de vouloir participer à cette mission ? attaque-t-il de but en blanc. Mesurez-vous vraiment toutes les conséquences que cela implique ? Nous pouvons toujours choisir d'autres soldats, ce ne sont pas les volontaires qui manquent. Nombreux sont ceux qui n'ont attendu que cette occasion toute leur vie, et qui seraient prêts à se sacrifier pour la cause...

Je prépare ma réponse avec soin tout en sachant que la décision finale de Marshall en dépendra. Puis je me lance, encore étourdie des dernières heures :

- Je ne sous-estime les souffrances de personne dans ce complexe, mais dans cette guerre, ce sont les femmes qui ont le plus perdu. Comment pourrais-je envoyer quelqu'un d'autre que moi au combat après avoir vu de mes propres yeux les horreurs du Sanctuaire ? Ce sont mes congénères, mes soeurs, mon sang peut-être même, et je me dois, pour elles, pour la vie que j'ai fuie mais qu'elles continuent de mener, de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour les libérer. Y compris partir à l'assaut du Centre de Contrôle des Puces, si c'est cela qu'il faut. Je ne suis peut-être pas la seule dans ce cas, et c'est peut-être égoïste de ma part de priver des hommes qui se sont bien plus battus que moi pour cette cause de leur accomplissement, mais je sais au fond de moi que je suis prête à tout pour parvenir à mes fins. Pour venger ma famille.

Et cette famille dont je parle englobe aussi bien chaque femme de chaque Sanctuaire que celle-ci, à l'Organisation. Cependant, en disant cela, je pense également à ma mère, qui n'est sûrement plus en vie à l'heure qu'il est, et à toutes celles qui l'ont précédée. Celles qui peuvent encore voir des jours meilleurs comme celles qui ne sont plus parmi nous pour en profiter. Mais j'espère, espoir fou, que même les défuntes sauront voir la nouvelle ère que je veux offrir à notre monde. J'espère qu'elles comprendront ainsi combien leur mort n'a pas été vaine.

Marshall hoche la tête, et je sens qu'il est convaincu par mon petit discours. Je suis sûre qu'au fond de lui, il connaissait déjà la réponse à sa question. Il savait déjà que me priver de cette mission revenait à me couper définitivement les ailes. Il avait juste besoin de me l'entendre dire, pour être certain que j'en étais consciente moi aussi. Que je ne partais pas simplement sur un coup de tête, avec les mauvaises motivations. Je pousse un soupir de soulagement tandis qu'il se tourne vers Allen, dont il attend sans doute exactement la même chose que moi. Mais sa réponse me surprend pour me toucher en plein coeur :

- Étant un homme, un garçon, si vous ne m'aviez pas enlevé au Sanctuaire, j'aurais sans doute grandi comme Sacha, convaincu que mon idéologie était la bonne. Et je pense que, aveuglé, je n'aurais pas souffert. J'aurais même sûrement été heureux. Bien sûr, à présent que je suis ici, je remercie chaque jour le ciel pour m'avoir mis sur votre chemin, mais objectivement, si je n'avais jamais su ce que je sais aujourd'hui, je n'aurais pas vécu plus mal. Je ressens certes le désir de vengeance d'Astrid, mais sa volonté poignante de libérer ses semblables n'est pas plus forte chez moi que chez n'importe quel rebelle. Je ne suis jamais retourné au Sanctuaire, et bien que je me batte pour les femmes, ce sujet ne me touche pas autant que ma soeur. Pourtant, j'ai une motivation qu'aucun autre homme ici n'a. Astrid est ma soeur jumelle, et depuis notre plus jeune âge, je veille sur elle comme elle veille sur moi. Le jour où j'ai tenu une arme pour la première fois, je me suis juré que jamais je ne la laisserais tomber. Je me suis juré de donner ma vie pour la sienne, si c'était ce qu'il fallait pour lui rendre sa liberté. Je me suis juré que je serais toujours à ses côtés, au combat comme ailleurs. Alors, comment pourrais-je trahir cette promesse aujourd'hui, encore une fois ? Tu me proposes l'occasion de la tenir, de ne plus jamais lui lâcher la main. Je me battrai pour être digne de ce privilège s'il le faut, mais si elle part, je pars aussi.

Les larmes me montent irrémédiablement aux yeux. Je savais qu'Allen tenait à moi, mais jamais il ne me l'avait dit aussi clairement. Jamais il n'avait exprimé ainsi ses sentiments. Mes regrets concernant ces derniers mois se font encore plus forts : c'est moi qui l'ai repoussé. Moi qui provoque cette culpabilité en moi. J'aimerais lui crier que ce n'était pas sa faute, mais je suis muette. Les mots refusent de franchir la barrière de mes lèvres, lèvres rendues immobiles par l'émotion.

Cependant, je n'ai pas le temps de me remettre que déjà mon frère poursuit ce qu'il avait commencé, sûrement bien plus chamboulé que moi par ces aveux : il se lève pour s'en aller, loin de moi, encore une fois. Je voudrais tant le retenir, je voudrais tant que Marshall m'aide à faire ce que je suis incapable d'effectuer. Mais il n'esquisse pas un geste. Il se contente simplement d'interpeler Allen au dernier moment pour lui rappeler de se présenter tous les jours dès demain au bloc informatique, à huit heures, afin de suivre avec moi les cours de préparation. Puis la porte claque, et je me retrouve seule avec lui.

Heureusement, et je lui en suis infiniment reconnaissante, il ne mentionne pas la tirade enflammée de mon frère. C'est moi qui finis par prendre la parole, avec le fol espoir d'effacer toutes les émotions qui flottent dans la pièce. Je dis la première chose qui me traverse l'esprit :

- Avez-vous prévu d'en informer tout le monde ? Tu ne t'en rends sûrement pas compte, mais tous commencent à s'impatienter de notre inactivité. La rumeur court que je n'ai pas réussi ma mission, et que nous ne sommes toujours pas plus avancés qu'il y a de nombreuses années.

- J'en suis parfaitement conscient, m'annonce-t-il cependant. Je voulais simplement t'entendre aborder le sujet de toi-même, et surtout, je voulais ton avis. Penses-tu que ce soit vraiment une bonne idée ? Je ne sais pas ce qu'Allen t'a révélé, avant ta capture volontaire, mais si la DFAO t'a démasquée dès le début, cela signifie forcément qu'un traître est parmi nous. Étant donné que, d'après ton récit, nos ennemis ne semblaient connaître que les grandes lignes de ta mission, cet homme est soit très peu informé, et il s'agit donc d'une de nos taupes à l'extérieur, soit il cherche à monnayer sa vie petit à petit en libérant les informations au compte-goutte. Cependant, avec l'échec retentissant de la DFAO, s'ils n'ont toujours pas préparé de contre-attaque de grande ampleur, je pense que la première solution est sans doute la plus probable. C'est un sujet que nous avons également abordé, mais cette fois, nous n'avons pas su nous mettre d'accord. Enfin satisfaire les troupes, et prendre le risque de tout voir basculer une fois de plus en faveur de l'adversaire, puisqu'il sera au courant de presque tout ? Ou encore laisser une potentielle révolte gronder ? Après tout, depuis des années que nous sommes ici, ils sont de plus en plus nombreux à s'impatienter, à se dire que tout ceci est vain et qu'ils pourraient acheter leur absolution en échange d'informations. Même si ça n'en a pas l'air, notre guerre se résume à ça, en vérité : l'information. Qui saura le plus de choses sur l'ennemi ? Qui infiltrera les meilleurs traîtres ?

Cette peinture de la situation rend les rumeurs que j'entends depuis mon arrivée encore plus terrifiantes. Je n'aurais jamais pensé que la situation puisse être si grave. Qu'il puisse y avoir tant de discordes, de divisions, au sein de notre propre camp. Mais je ne doute pas un instant des paroles de Marshall, et je ne doute pas non plus que, à présent, chaque seconde est précieuse. N'importe qui pourrait se retourner contre nous, à tout moment. Quant au traître, quelque chose me dit que Marshall a raison sur un point au moins : il en sait peu, et il ne vit pas ici, sinon nous n'existerions déjà plus. Peut-être cette intuition vient-elle d'un indice du passé, que j'ai oublié mais qui pousse aujourd'hui pour remonter à la surface. En tous cas, je décide de la suivre.

- Nous devons révéler nos avancées. Depuis plusieurs mois maintenant, les gens me regardent d'un mauvais oeil, et la joie qu'avait soulevé mon arrivée retombe de plus en plus vite. Il est primordial d'arrêter ça avant que la situation ne devienne incontrôlable. Dès ce soir, donc.

Un sourire nostalgique étire les lèvres de Marshall. Je le regarde en haussant un sourcil, intriguée.

- Tu parles comme elle.

Devant ma stupéfaction, il poursuit :

- Comme l'ancienne Astrid. Celle qui avait encore ses souvenirs. Tu parles comme elle, répète-t-il. En ce moment, tu lui ressembles plus que jamais.

Troublée, je dévie la conversation avant qu'un tourbillon de sentiments bien trop puissant pour moi ne me submerge.

- Alors ?

- Alors, tu as raison, se reprend-t-il rapidement. Sur tous les points. Cependant, nous ne leur dresserons pas un tableau aussi détaillé que celui de cette réunion. Nous révèlerons simplement le plan dans ses grandes lignes, et nous donnerons la confirmation officielle que nous connaissons la situation du CCP. Cela devrait suffire à calmer les plus mécontents, le temps de quelques semaines. Ensuite, votre mission débutera, et dès ce moment, nous pourrons être plus précis, puisque dans notre complexe B, toute communication avec l'extérieur sera impossible.

Mes épaules se relâchent.

Cette idée de révolte parmi la révolte me faisait plus peur que je ne voulais bien l'avouer.

- Oh, et, Astrid, tu me tiendras au courant. Des réactions à l'annonce. Pour que nous puissions prévoir à l'avance comment gérer le timing. Je dois maintenant te tenir au courant d'autre chose, qui n'a pas grand chose en commun avec la mission.

Ce revirement me procure un frisson désagréable, et je comprends de quel sujet il va me parler une fraction de seconde trop tard pour l'arrêter.

- Après plusieurs mois, les interrogateurs en charge de Sacha ont fini par conclure qu'il ne sait réellement rien de plus que nous. À la vérité, il ne connaît même pas l'existence des puces, même si, dernièrement, il a fini par avouer qu'une sorte de "présence" intervenait parfois dans sa tête pour le pousser à faire des choses contre sa volonté. Il précise que c'était par exemple le cas lorsqu'il s'est évadé du Quartier du Gouvernement avec toi, mais que depuis qu'il est ici, le phénomène s'est arrêté. Il parle bien évidemment de la puce, et la raison de son sursis réside dans nos brouilleurs d'ondes, qui ne laissent pas passer les ordres qu'on doit lui envoyer, de là-bas. Nous sommes totalement isolés.

Je ne peux m'empêcher de penser que cette confession que les interrogateurs ont dû lui arracher dans la souffrance, je la connaissais depuis le début. Du moins depuis ma nuit avec Willer. Je songe avec amertume que j'aurais pu lui éviter bien des souffrances, et cette fois je ne me reprends pas. Ainsi donc, mes soupçons étaient fondés, et Willer disait vrai.

Comme l'a dit Allen, ça aurait pu être lui, s'il avait été conditionné par le Gouvernement, si l'Organisation ne l'avait pas sauvé. Ça aurait pu être n'importe lequel de ces hommes, s'ils n'avaient pas échappé à l'extermination. Comment le blâmer pour quelque chose dont il n'a pas voulu ?

Sacha n'est au final rien de plus que moi, rien de plus qu'une victime qu'on a manipulée pour lui arracher tout ce qu'elle avait à offrir.

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